Jésus vu par Cheik Ali Ahmed
Sensibles à la pauvreté de Jésus, bien des musulmans s'étonnent que, loin d'imiter son dépouillement, ses disciples aient trahi son message en s'enfermant dans le luxe et le pouvoir.
Le souci
des pauvres
Je suis l'enfant d'une confrérie - une zaouïa. On y a le souci d'une vie spirituelle. Dans l'histoire de la communauté musulmane, les zaouïas ont été un élément essentiel de la dimension religieuse de l'islam. Dans les zaouïas, on est invité au détachement de tout ce qui est matériel ou, plus exactement, à maintenir l'équilibre entre les dimensions matérielles et spirituelles de la vie religieuse. D'un bout à l'autre du monde musulman à travers l'histoire de la vie musulmane, il y a toujours eu des confréries.
Dans la confrérie où j'ai été formé, on m'a initié au Coran et à la religion musulmane. Les zaouïas permettent aux pauvres d'étudier le Coran, même s'ils n'ont pas les moyens de financer leurs études. Les zaouïas ont le souci des pauvres. J'avais déjà reçu une formation auprès de mon père qui était cheikh. La zaouïa où j'ai été formé, en Algérie, avait une dimension nationale étant donné l'ouverture et le rayonnement de Cheikh Mohammed El Kebir. J'y ai étudié pendant trois ans pour devenir imam. Il ne s'agit pas de connaître simplement le Coran. Il faut apprendre aussi tout ce qui est nécessaire pour vivre en authentique musulman.
Jésus dans le Coran
Des penseurs musulmans ont médité sur Jésus : Ibn Arabi, Ghazali, Attar... En réalité, le regard des soufis sur Jésus s'inspire du Coran et des hadiths. Le Coran parle abondamment de Jésus. La mère de Jésus, Myriam est aussi vénérée par nous. Dès sa naissance,elle était donnée à Dieu. « Seigneur - avait dit la mère de Mariam - je te voue ce qui est en mon sein comme consacré à ton service. Reçois le donc de moi ». Dès que Myriam fut mise au monde, elle fut placée sous la protection de son Seigneur (Sourate 3,35-36). C'était le début de la geste de Jésus dans le Coran.
Quand Marie s'est présentée avec Jésus, juste après son accouchement, devant sa tribu, on lui a dit : «Tu as fait une faute impardonnable et pourtant tes parents étaient respectables!» Alors elle a fait un signe au nouveau-né ; lui, à ce moment, à un âge où l'on n'a pas accès à la parole, a ouvert la bouche pour dire : «Je suis le serviteur de Dieu. Il m'a apporté le Livre et Il a fait de moi un prophète ; il m'a ordonné d'observer la prière et la zakat tant que je serai vivant...La paix soit sur moi le jour où je naquis, le jour où je mourrai, le jour où je serai ressuscité, vivant » (Sourate 19,27-33).
Le Coran a toujours parlé de Jésus avec beaucoup de respect. Il lui a donné la sagesse, l'Injil (en français, "l'Evangile"). Il a fait de lui un réformateur du judaïsme, rendant licites beaucoup de comportements que la Loi (tawrat) interdisait.
Pour nous, soufis, comme pour tous les musulmans, Jésus est soutenu par l'Esprit. Il a reçu la Parole de Dieu. On dit de lui qu'il est «parole de Dieu» (kalimatou Allah!). Cela signifie que se réalise en lui, ce que Dieu veut. Cela ne veut pas dire qu'il ressemble à Dieu et surtout pas qu'il est son fils. Chez nous, les musulmans, rien ne ressemble à Dieu.
Jésus, un prophète
Le Coran rapporte l'histoire des prophètes pour que la foi de ceux qui l'écoutent soit renforcée et que le calme et la paix habitent les coeurs. La sourate 6 nomme dix-huit prophètes. La liste commence par Noé et s'achève par Jésus. On nous dit que Dieu les a guidés et qu'il faut se mettre dans leur mouvance. Quand le Coran cite ainsi les prophètes, il souligne leurs qualités, leur comportement, leur dévouement, leur volonté de transmettre le message ; tout cela dans le but de soutenir la foi du lecteur.
En parlant du prophète Jésus, les soufis soulignent qu'il est vraiment musulman, au sens étymologique du mot, c'est-à-dire «soumis» à Dieu. Il est l'âme de Dieu. Il fait la prière et la zakat pour qu'on l'imite.
Incontestablement, dans le Coran le musulman découvre que Jésus est venu pour enseigner à l'humanité le détachement de ce qui est matériel. Il montre la nécessité de plonger en plein dans le spirituel, c'est-à-dire dans la prière, le partage de ses biens (zakat), l'entraide ou la solidarité. Nous devons garder les traits de la personnalité de Jésus et reconnaître comme lui la gloire de Notre Seigneur. Jésus a soigné les malades, ressuscité les morts.
Les disciples de Jésus
Le Coran respecte les disciples de Jésus ; il dit aux musulmans que les chrétiens sont très proches d'eux : «Ceux qui sont les plus près d'aimer les musulmans sont ceux qui se disent chrétiens» (Sourate 5,82).
Mais aujourd'hui, je suis étonné. Les soufis sont très sensibles à la pauvreté et au détachement de Jésus. Personnellement, lorsque j'entre dans une église je suis frappé. Comme tous les musulmans je suis opposé à toute représentation mais, malgré cela, lorsque je vois vos statues et vos crucifix, je me dis que vous comprenez la réalité de ce prophète. Vous le montrez dépouillé de tout, plongé dans une misère extrême. Si Jésus est votre prophète, si tout prophète de Dieu est un modèle, comment expliquer qu'on voie chez vous des trônes, des vêtements somptueux? Cette richesse absolument insolente n'est pas conforme à la doctrine de votre maître et de votre guide. Suivre Jésus, pour nous musulmans, c'est refuser d'étaler des richesses quand on prie.
Je suis étonné chaque fois que des personnalités chrétiennes accueillent un étranger. Ils se croient obligés d'être habillés comme les rois d'autrefois avec une couronne sur la tête et une sorte de grande canne en or à la main.
Par ailleurs, j'admets que Jésus ait parlé au nom de Dieu ; à nos yeux, il est vraiment prophète. Mais pourquoi, lorsqu'il parle, le pape prétend qu'il faut lui obéir comme à Dieu lui-même ? Nous n'avons pas chez nous des «hommes de Dieu» comme le pape ou les évêques. Bien sûr, certains d'entre nous font des études. A partir de ce qu'ils ont appris, chaque savant parle avec compétence mais en son nom propre. Des musulmans peuvent exercer de hautes responsabilités mais ils ne peuvent jamais se présenter comme des saints. Comment peut-on dire à un homme «Très saint Père»? On peut le critiquer, le dénoncer, lui faire des reproches.
Enfin comment se fait-il que la colonisation et l'exploitation des pays pauvres, avec la violence qui les accompagnent, soient l'oeuvre de personnes qui se réclament de Jésus? A partir de ce que le Coran nous dit de celui-ci, le comportement de l'Eglise nous fait mal. Le massacre des Noirs s'élève à onze millions! Les chrétiens affirment qu'ils sont disciples de Jésus, mais comment peuvent-ils prétendre suivre son message lorsqu'ils considèrent les Croisades ou le système colonial ?
Les raisons
de la déviation
J'admire le portrait de Jésus que je trouve dans le Coran. J'adhère à son message et je m'interroge: comment se fait-il que les chrétiens aient trahi leur maître à ce point ? A mes yeux, tout s'explique lorsqu'on prend conscience que Jésus n'a jamais construit un Etat au sens précis du terme. Les chrétiens étaient opprimés par les Romains jusqu'au jour où un empereur s'est converti et a manipulé l'Eglise; celle-ci s'est laissée altérer par le paganisme ambiant et toutes les infidélités découlent de ce mariage avec le pouvoir. On a préféré s'incliner devant l'empereur plutôt que de suivre Jésus. On a imité les puissants plutôt que de rejoindre les pauvres.
L'Eglise est née de cette compromission des chrétiens avec un pouvoir abusif. Chez nous, les musulmans, il en va autrement. Nous ne pouvons séparer le message de l'islam du pouvoir de l'Etat et nous avons été préservés de l'altération du message par un pouvoir païen. Ainsi le message de l'islam est demeuré authentique. Reste qu'il faut se tenir à la hauteur de ce que fut la mission de chacun des prophètes.
Cheikh Ali Ahmed