Anne-Sophie relit les premiers chapitres de la Genèse. Contrairement à une interprétation traditionnelle, ces textes sur lesquels s’appuie le dogme du Péché Originel décriraient le lien de l’homme et de la femme dans le chemin vers Dieu.
La relation de l’homme et de la femme
par-delà leur distinction
Les textes de la Genèse présentant la création d’Adam et Eve ont longtemps été la source, au sein de la tradition chrétienne, d’interprétations défavorables à la femme, on le sait. On y a vu le fondement de l’infériorité naturelle de la femme sur l’homme et des mesures sociales nécessaires pour la maintenir dans ce statut. D’une part, d’après Gn 2, la femme est créée après l’homme, dans un deuxième temps, qui plus est à partir d’une de ses côtes : elle est donc dans un état naturel de dépendance à son égard. D’autre part, c’est elle qui se laisse charmer par le serpent et convainc son compagnon de désobéir à Dieu, preuve, au mieux, de la faiblesse de sa nature, au pire, de sa tendance au vice. Bref, c’est par la femme qu’advient le malheur de l’homme et il faut donc soit s’en préserver tout à fait, soit, pour ceux que leur faiblesse pousse malgré tout vers le mariage, du moins s’efforcer de la « maintenir sous contrôle » pour éviter le désordre qu’elle pourrait causer par ses frasques.
Toutefois, une lecture de ce passage attentive au détail du texte hébreu révèle une toute autre compréhension du projet divin. Loin de désigner qui, de l’homme ou de la femme, doit être jugé comme responsable de tous les maux, ces chapitres nous invitent à saisir le lien nécessaire unissant l’homme et la femme dans leur chemin vers Dieu. Ce qui ressort de ces lignes, ce n’est ni l’exaltation de l’homme sur la femme ni celle de la femme sur l’homme, car le projet divin n’était pas d’opposer l’un à l’autre. Mais se voit magnifiée la relation même de l’homme et de la femme, qui seule les mène à Dieu. C’est dans ce cadre que s’éclairent les éléments clés dessinant le portrait d’Eve, « mère des vivants ».
Pour effectuer une telle relecture, commençons par nous tourner vers l’un des versets les plus fondamentaux pour notre propos, puisque celui par lequel le projet divin se voit introduit : Gn 2, 18, traduit dans la TOB par « Il n’est pas bon pour l’homme d’être seul. Je veux lui faire une aide qui lui soit accordée ». Le terme que l’on traduit ici par « aide » correspond à l’hébreu ‘ezer, qui possède initialement un sens très appuyé : presque toujours appliqué à Dieu lui-même, il désigne en réalité une intervention indispensable pour sauver quelqu’un d’un péril mortel, d’une situation sans issue, et souvent d’une façon inattendue. Plus encore, ce mot appartient au registre de l’alliance (berit) : que le référent en soit Dieu (le plus souvent) ou l’homme (plus rarement), il désigne dans tout les cas « les partenaires d’une alliance qui remplissent leur devoir de confédérés dans une situation dramatique, quand un danger quelconque menace l’un des partenaires de l’alliance ».
L’horizon de l’Alliance et du salut
Cette aide doit donc être comprise dans l’horizon de l’alliance et du salut. Avant même d’aider l’homme à cultiver le jardin ou à engendrer la vie, la femme représente pour l’homme une partenaire indispensable sur le chemin qui le mène à Dieu. On peut même affirmer qu’elle tient en quelque sorte pour l’homme la place de Dieu, puisque le terme qui la désigne, ‘ezer, s’applique d’abord, dans l’ensemble du texte biblique et particulièrement dans les psaumes, au Créateur. La femme représente l’alliée de l’homme, dans cette alliance qui, ultimement, le lie à Dieu même. Que l’on n’aille pas penser, toutefois, que la femme se substituerait à Dieu. Il ne s’agit pas pour l’homme de choisir entre Dieu et la femme. Tout au contraire, si la femme tient le rôle de Dieu, c’est pour le révéler à l’homme, non pour s’y substituer. Nombre d’exégètes traduisent ce statut par la notion de coopération : la femme coopère avec Dieu au salut de l’homme. Nous préférons l’interpréter en termes de médiation : la femme est la médiatrice indispensable entre l’homme et Dieu – et réciproquement. Dieu vient au secours de l’homme à travers la femme, comme il vient au secours de la femme à travers l’homme. Et puisque l’action salvatrice de Dieu représente le lieu-même où Dieu se révèle à l’humanité et lui dit son amour, nous pouvons également affirmer plus simplement que c’est à travers la femme que Dieu se révèle à l’homme, à travers l’homme qu’il se révèle à la femme, à travers la médiation de l’un pour l’autre qu’il leur dit son amour.
La mise en scène du rôle médiateur de la femme se poursuit dans le texte biblique par le récit dit de la « chute » (Gn 3). Ce passage confirme paradoxalement notre propos alors même qu’il semble l’infirmer : celle qui était destinée à aider Adam sur son chemin de salut, devient celle par qui le malheur arrive. Certes Eve faillit à sa mission en prêtant l’oreille aux propos du serpent mais elle demeure, en cela même, une « médiatrice ». Si la femme est mise en cause dans le mythe biblique, ce ne serait pas du fait de sa nature propre, comme certaines exégèses ont pu l’interpréter, mais du rôle médiateur qu’elle incarne dans le texte. Ce passage nous révèle avant tout que le drame du péché est d’invertir le sens de la médiation humaine : de source de salut qu’il est à l’origine, autrui peut malheureusement devenir source de souffrance et de mort. Face à l’échec d’Eve, la figure de la Nouvelle Eve prend alors tout son sens : comme Eve, Marie est « la » médiatrice, c’est là l’essentiel de son rôle. Mais cette fois, il s’agit d’une médiation pour le salut. Marie offre à l’humanité ce qu’Eve échoue à lui procurer.
Le deuxième terme sur lequel il faut nous arrêter correspond au membre de phrase « qui lui soit accordée », traduisant l’expression hébreu : ka-negdo, littéralement : « comme son vis-à-vis ». Ainsi, c’est en faisant face à Adam, en se trouvant en vis-à-vis de lui, que la femme est son aide salvatrice.
Certaines exégèses soulignent la nécessité de comprendre ce vis-à-vis dans le sens du dialogue : la racine nagad peut en effet signifier « raconter, rapporter », donc introduire l’idée de communication (5). D’ailleurs, la création d’Eve entraîne la première vraie parole d’Adam. Une parole qui avant même d’être dialogue, interpellation, est émerveillement devant ce nouvel être, en qui il reconnaît à la fois l’unité profonde qui les lie et l’altérité qui les sépare : « Voici cette fois l’os de mes os et la chair de ma chair, celle-ci, on l’appellera femme (isha) car c’est de l’homme (ish) qu’elle a été prise » (Gn 2, 23). Emerveillement qui ne peut pas ne pas évoquer les premières paroles de Dieu face à sa création « Et Dieu vit que cela était bon » (Gn 1, 10).
L’exégèse juive trouve d’autres indices de la vocation dialogale de l’homme et de la femme dans le premier récit de la création (Gn 1, 27 : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et femelle il les créa »). Les deux termes employés pour désigner d’une part l’homme (plus précisément le mâle), d’autre part la femme (ou femelle), respectivement zakkar et neqeva, se rapportent en effet à des racines au sens fortement évocateur. Neqeva peut signifier l’idée d’appel. La femme serait donc « celle qui appelle » l’homme. Et l’homme, en réponse, serait « celui qui se souvient », selon l’un des sens du verbe zekker (6). De qui l’homme peut-il se souvenir, si ce n’est de Dieu, quand on sait l’importance que tient dans la Bible le thème du souvenir de Dieu ? La femme est donc celle qui aide l’homme à se souvenir de Dieu par l’interpellation qu’elle ne cesse de lui adresser. Là encore, le dialogue de l’homme et de la femme, cœur de leur vocation originelle, ne peut se lire hors de l’horizon divin.
La marque d'une altérité indélébile
La femme est donc celle qui permet à l’homme de naître à la parole, au dialogue, un dialogue qui ultimement, est dialogue avec Dieu. On pourrait affirmer que sans la femme, l’homme n’aurait pu entrer en dialogue avec Dieu : pour cela il n’était pas bon que l’homme soit seul. Cela est d’autant plus vrai que ce dialogue, on l’a vu, est synonyme de salut. En effet, c’est dans le dialogue avec Dieu, et dans le souvenir incessant de lui qu’il engendre, que l’homme peut se recevoir de Dieu jour après jour.
Ce qu’il faut retenir de cela n’est pas, en miroir inversé des exégèses misogynes, une exaltation de la femme comprise comme source de tout salut. Cette lecture nous invite plutôt à reconnaître la nécessité d’une (des) médiation(s) humaine(s) dans tout chemin vers Dieu. Une médiation marquée par la tension de l’unité et de l’altérité, qu’incarne de façon paradigmatique la relation du couple biblique originel. L’homme, pour entrer en dialogue avec Dieu, doit « passer par » un autre, de même nature que lui, lui étant profondément uni mais pourtant radicalement autre. La différenciation sexuée intervient ici, dans le texte biblique, comme la marque de cette altérité indélébile. Toutefois, cette altérité ne saurait se réduire à un aspect physiologique. Elle se définit plus encore par une relation singulière à Dieu instaurée dès l’origine. Il est en effet signifiant que dans le second texte de la création, l’homme et la femme ne soient pas créés ensemble, dans un geste unique de Dieu, mais de façon distincte, séparée, dans un face-à-face solitaire avec lui. La femme ignore tout de la relation originaire de l’homme à Dieu, puisqu’elle n’était pas encore là, mais l’homme aussi ignore tout de la relation originaire unissant Dieu à la femme, puisqu’il se trouvait endormi (Gn 2, 21-22).
Or c’est justement cette dissymétrie originaire qui permet de penser la médiation : l’homme et la femme ne se reçoivent pas de Dieu ensemble, dans une relation qui leur serait commune, mais de façon dissymétrique, dans une relation unique et personnelle à chacun(e), impliquant une médiation mutuelle. On peut oser un parallèle : de même que, dans le mythe biblique, la première femme naît du corps de l’homme et qu’aujourd’hui c’est l’homme qui naît du corps de la femme, de même l’homme et la femme sont-ils appelés à naître à la vie divine par la médiation l’un de l’autre.
Le paradigme de toute rencontre humaine
Cette relation privilégiée de l’homme et de la femme, redisons-le, n’est pas le tout des médiations humaines dans nos chemins vers Dieu. Il faut voir en elle le paradigme de toute relation, de toute rencontre humaine. C’est à travers tout homme et toute femme rencontrés, à travers toute compagne et tout compagnon de route, que Dieu cherche à nous atteindre et nous sauver – alors même qu’ils sont autres, profondément autres, jusque dans leur relation à Dieu. On saisit là le nécessaire décentrement de nos vocations humaines : de même que la vocation d’Eve est la sainteté d’Adam et la vocation d’Adam, la sainteté d’Eve, nous pourrions affirmer, plus largement, que toute vocation personnelle est la sainteté de ceux et de celles qui cheminent avec nous.
Pour conclusion, nous nous contenterons d’évoquer une dernière exégèse talmudique. Celle-ci concerne le fameux détail de la côte d’Adam, à partir de laquelle Eve fut créée. Selon elle, le terme hébreu qui désigne la côte (tsela) devrait être ici traduit par « côté ». La création d’Eve est alors comprise comme la scission d’un être androgyne originaire. L’homme et la femme, qui, collés l’un à l’autre par le dos, ne pouvaient se voir, sont séparés par Dieu pour se faire face, pour se parler, pour s’aimer. Le premier Adam, androgyne, naît alors à l’altérité, devient véritablement homme (ish) – ou se découvre tel – dans ce face-à-face avec la femme, sa moitié (isha). Leur union, poursuit cette exégèse, est à comparer à l’union des deux côtés (tsela) du tabernacle : par cette union, ou « ré-union », la présence divine trouve un lieu où séjourner. Parmi nous.
Anne-Sophie Vivier-Mureçan