Bordeaux est la ville où aujourd'hui Tareq Oubrou
exerce la fonction d'imam.
Se soustraire à la tyrannie du capitalisme, se libérer des systèmes qui aliènent :
ces objectifs s'imposent aux religions qui veulent «vivre ensemble».
En effet, sans vouloir se confondre, islam et christianisme ont à inventer
une éthique universelle.
Dans un monde
bouleversé
Nous sommes dans un monde totalement bouleversé. Nous sortons du vingtième siècle sans être encore arrivés
dans une phase d'humanité nouvelle. Depuis la chute du mur de Berlin, le monde a changé complètement. Internet
et les moyens de transport ont modifié notre rapport au temps et à l'espace. Ce qui a favorisé l'interpénétration
des cultures et des religions ! Il n'y a pas seulement l'interpénétration culturelle et mentale mais aussi physique
par l'émigration: l'autre désormais est parmi nous. Aujourd'hui une petite ville reflète le monde entier. Nous sommes
dans un univers où la partie concentre le tout, où le tout est représenté par la partie. Nos familles également
sont traversées par ces diversités. Nos enfants baignent dans un univers culturel qui échappe à beaucoup, par internet,
les autoroutes de la communication. Nous sommes à la fois dans une mondialisation et dans un éclatement des systèmes.
Les institutions sont complètement dépassées par ces nouvelles réalités, les institutions politiques, économiques et
même religieuses. Nous sommes dans un monde où il y a beaucoup de décalage : entre les générations, entre les institutions,
entre le discours et la façon de les recevoir. Un imam ou un prêtre, lorsqu'il parle dans sa paroisse ou sa mosquée, parle
à des gens qui sont déjà formatés ailleurs. La religiosité est devenue quelque chose d'extrêmement compliqué. Il est
terminé le temps où le prêtre ou bien l'imam structurait presque entièrement le mental de ses fidèles. Nous sommes
dans un monde de compétition des valeurs et des interprétations.
Dans un monde
d'incertitudes
Nous sommes dans un monde de très grande complexité. Mais nous sommes également dans un monde d'incertitudes et
d'inquiétudes. Nous sommes sortis de la physique newtonienne, déterministe. Nous sommes entrés dans le concept de
l'indéterminisme, avec le principe d'incertitude des savoirs. Nous sommes rentrés dans le concept de l'inter-déterminisme
qui est une forme d'indéterminisme. Cela se répercute sur le politique, sur l'économique, sur les instances décisionnelles.
On est dans un monde opaque. On a rompu, il y a très longtemps, avec la philosophie du progrès, avec l'histoire linéaire,
déterministe. Nous sommes dans un indéterminisme presque total qui crée de l'angoisse car l'avenir n'est plus une promesse
de bonheur comme l'avait connue la philosophie du progrès, comme sotériologie ici et maintenant. Franchement, pour un
théologien qui veut donner un discours à ses fidèles, il faut qu'il intègre ces dimensions de changement total de
paradigme au sein de l'humanité. Nous sommes unis et divisés en même temps. Il y a des chocs, des ignorances qui
traversent non seulement les continents et les civilisations mais les chocs d'ignorance et de malentendus traversent
les traditions de l'intérieur.
L'implosion
des religions
Je pense que les vrais chocs ne seront pas entre les civilisations, entre les religions mais à l'intérieur des religieux.
C'est l'implosion du système des religions qui menace le plus les traditions des religieux. Dans le monde chrétien il y
a une compétition entre les tendances; dans le monde musulman n'en parlons pas; dans le monde juif également! Et comment
présente-t-on les religions ? Comme des blocs monomorphes où tout le monde serait d'accord, où tous les musulmans ne feraient
qu'un, où il suffirait de consulter le Coran pour interpréter le comportement des musulmans. Comme s'il y avait un génome coranique
qui explique le phénotype islamique ! Les choses ne sont pas aussi mécaniques que cela. Nous sommes dans une complexité qui menace
de l'intérieur les systèmes religieux. Les mass-médias, paradoxalement, renforcent le syncrétisme. Alors qu'on est dans le monde
de la complexité! Parce que le simplisme est rentable économiquement : simplifier et massifier les désirs pour vendre le produit.
Le produit médiatique qui marche le plus est celui qui joue sur l'émotion, qui simplifie mais qui risque de s'avérer
dangereux pour la paix civile. Comment résister à ce paradigme d'irrationnel et d'émotionnel, qui joue avec le simplisme,
pour préserver la paix civile ? Les gens n'ont plus le temps de réfléchir ; nous sommes dans une histoire accélérée,
le zapping est devenu une culture. Il est devenu très difficile de prendre le temps de penser et de réfléchir. J'ai
l'impression que nous sommes en train de vivre la «pré-modernité» ; la postmodernité est un retour à la pré-modernité.
La raison est obscurcie par l'émotion et le sensible - ce que j'appelle l'éthique de l'émotion - des discours
d'effervescence qui voilent la raison. Il y a la burqa que l'on voit, mais la pire des burqas c'est celle qu'on
ne voit pas, celle qu'on met sur le cerveau. Par contre celle-là peut engendrer des guerres et c'est cela le plus
menaçant. Donc il faut arriver à pointer vers les vrais problèmes, ce qui se passe dans le monde maintenant.
Une visée purement financière
Aujourd'hui, si nous nous habillons de la même manière, nous voyons le monde chacun différemment. Il y a la
fragilisation de l'individu, de la famille. On est en train d'atomiser les systèmes mais d'unifier les désirs les
plus bas. On est dans le paradigme «économiciste» c'est-à-dire le paradigme économique qui, pour vendre le produit,
le prépare par une vision simpliste et unique. Il y a la pensée unique, il y a le goût unique, il y a
l'habit unique, il y a la façon de vivre unique mais en réalité nous sommes dans une visée purement capitaliste
et purement financière. Le religieux entre dans un système où il n'y a plus de spirituel mais une religion au service,
par exemple, de la finance islamique. C'est devenu quelquefois presque une théologie protestante qui voit,
dans la richesse, des grâces divines. On en fait la théologie. Celui qui est riche c'est celui qui est le plus heureux.
Faisons donc un peu l'apologie de la pauvreté, qui n'est pas la misère. Nous ne sommes pas obligés de consommer, de
maintenir à tout prix son niveau de vie. Je peux chercher le bonheur dans la pauvreté. Qu'est-ce que cela veut dire
la pauvreté ? C'est l'humilité. Les religions, si elles pensent bien leur théologie, peuvent permettre à l'homme désormais
postmoderne de s'extraire, de se soustraire à la tyrannie du capitalisme. C'est fini le communisme, fini l'athéisme,
c'est l'irrationnel, la superstition au service du politique et de l'économique. C'est cela le danger de l'instrumentalisation
des religions dans des conflits qui transcendent et dépassent le religieux.
Chercher
l'universel
Il y a des risques que nos religions doivent calculer et prendre en considération. Je pense que l'homme aujourd'hui
a besoin d'un discours qui l'apaise et en même temps lui donne de l'intelligence. Je crois - je parle en tant que croyant -
que la foi peut produire de l'intelligence, de la lucidité. La foi n'est pas l'aveuglement mais le discernement. Les
religions ont une fonction encore dans nos sociétés : elles ont un devoir d'apaiser l'humanité, d'être des catalyseurs
de la paix et non des moteurs de conflits. Le politique attend un moment de faiblesse chez les religieux pour les instrumentaliser
lors des échéances électorales. Alors vivre ensemble ? Bien sûr, chacun peut trouver un moyen de vivre ensemble avec les
autres à partir de sa théologie, de son éthique. Je pense que si le ciel nous divise, la terre nous réunit. Si les questions
métaphysiques sont non négociables, en revanche en matière d'éthique nous devons chercher l'universel. Nous devons chercher
une sorte de gestion commune pour la gestion de la cité, la construction de la paix et de la prospérité. Je pense qu'il n'y
a pas de frontières religieuses qui puissent séparer les citoyens en matière d'éthique universelle. Par contre on peut trouver
à s'attacher à cette éthique universelle à partir de ses références scripturaires propres à chaque tradition religieuse,
à partir de nos propres théologies sur le divin, sur l'homme, sur le salut dans l'au-delà qui ne doit
pas se faire au détriment du salut ici-bas.
Diversité et unicité
Je pense que l'islam comme le christianisme sont deux religions universalistes, prosélytes, qui conçoivent la vérité
comme un partage avec autrui. Par contre il ne faut pas passer de la générosité au désir d'intégrer en imposant ses
convictions par force et vouloir son salut dans l'au-delà en le forçant dans le cSur des gens, dans l'ici-bas. Il y
a toujours cette propriété première : c'est Dieu qui jugera. Il y a un ensemble de passages dans le Coran qui dit que
la diversité est un vouloir divin: «Si Dieu l'avait voulu il aurait fait de vous une seule communauté.» Il ne s'agit
même pas de tolérer, il s'agit de respecter le sixième pilier de la foi qui est le destin et de composer avec lui.
La diversité est un signe de l'unicité de Dieu. Dans le Coran, parmi les signes de Dieu, il y a la diversité du ciel et
de la terre et la diversité de vos couleurs et de vos langages. Polymorphisme génétique et culturel sont des données
divines qu'il faudrait respecter. Comment lire ma foi et Dieu à travers cette situation d'aujourd'hui qui est unique
dans l'histoire de l'humanité. C'est la première fois que l'humanité se découvre dans sa diversité avec les moyens de
communication dont nous disposons. Il y a un effondrement des frontières des États nations et la circulation des cultures
et des religions. L'humanité se découvre dans sa complexité, dans sa diversité. Comment rebâtir une théologie à la
lumière de cette réalité humaine. Voilà le défi que nous devons affronter.
Tareq Oubrou