Les dernières notations
de frère Michel Fleury
« Faites que je vous
connaisse ! »
Puisqu’elle est providentiellement notre point de départ, prenons d’abord la citation de la prière du Frère Charles par Frère Michel.
Sauf erreur de notre part, dans la correspondance déjà assez complète que nous connaissons de lui, il n’y a que très peu, sinon pas du tout, de référence
à Charles de Foucauld (2), ce qui peut paraître normal dans la mesure où la formation de Michel s’était pour l’essentiel réalisée dans l’ambiance spirituelle
du Père Chevrier, puisque pendant une dizaine d’années (1970-1980) il a appartenu, comme frère, à la famille du Prado.
Que peut donc bien signifier cette citation de la prière de Charles de Foucauld par un F. Michel qui est (il l’ignore, évidemment, mais il n’en aura pas été
outre mesure étonné !) à la veille d’être pris en otage et qui, par ailleurs, semble être parvenu, par grâce bien sûr, au sommet d’une maturation spirituelle
aussi complète qu’il pouvait la souhaiter ; c’est tout au moins ce que nous permettent de constater les divers textes qu’il nous a laissés (3).
La première chose à faire est de vérifier la référence et son exactitude. D’après ce que nous avons pu voir, n’étant ni un spécialiste, ni même un lecteur
assidu, de Charles de Foucauld, c’est que ce dernier a attaché beaucoup d’importance à cette prière et l’a exprimée sous diverses formes, notamment dès 1892
et 1894 en racontant sa conversion à des amis incroyants, puis dans une méditation de 1897 et, quatre ans plus tard encore, en 1901, sous sa forme la plus connue.
“On doit pouvoir (la) retrouver au moins six ou sept fois dans des lettres différentes”, commente le Frère Antoine Chatelard dans son ouvrage Le chemin vers
Tamanrasset (4) ; il se demande même “si Charles de Foucauld ne l’aurait pas érigée en méthode” ?
Un besoin profond de recueillement
De fait, les trois premières mentions de la prière sont adressées à des incroyants et, dans deux cas, il invite son correspondant à la redire lui-même : “Puisse
le bon Dieu te faire la même grâce qu’à moi, écrit-il à son ami Gabriel Tourdes le 6 février 1892, demande-le Lui, fais-Lui, à ma prière, cette même prière très-courte
que je Lui ai faite : ‘Mon Dieu, si vous existez, faites-vous connaître à moi’…” (5) ; et quinze jours plus tard, le 21 février 1892, il fait à Henri Duveyrier un premier
récit des événements de 1886 ; on y trouve ce passage : “C’était à la fin de 1886. Je sentis alors un besoin profond de recueillement. Je me demandai dans le plus
profond de mon âme si vraiment la vérité était peut-être connue aux hommes… je fis alors cette étrange prière, je demandai à Dieu auquel je ne croyais pas encore,
de se faire connaître à moi s’il existait…”. Deux ans plus tard, le 28 novembre 1894, écrivant à son cousin Louis de Foucauld, incroyant lui aussi, il lui conseille
cette même prière : “Tu peux la faire, toi aussi.” (6)
Puis, après son départ de la Trappe d’Akbès (1896) et l’épisode romain, c’est l’arrivée à Nazareth (mars 1897) et, en novembre, le temps d’une grande retraite
en ce tournant capital de sa vie avec, le troisième jour, un retour systématique sur sa vie passée et, en particulier, sa conversion ; tout cela en esprit d’action
de grâces, à la manière des “Confessions” de s. Augustin. C’est là que se trouve la forme sans doute la plus achevée du récit de sa conversion (7), récit qui sera
repris en 1901 dans sa lettre à Henry de Castries.
Et c’est là, dans la méditation du 8 novembre 1897 : “méditation où Frère Albéric s’explique (le mieux) sur sa conversion”, que viendra puiser le P. Christian
de Chergé, lorsqu’en 1986, pour le centenaire, il décidera de parler de cette conversion à ses frères au chapitre (8); c’est là, plutôt que dans la lettre à
H. de Castries qu’il mentionne également, qu’il choisit de prendre la formulation de cette prière qui, dit-il, “se formulait lentement” en Charles de
Foucauld : ‘Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître.’ ; voici d’ailleurs l’extrait de cette méditation de Nazareth à laquelle renvoie P. Christian :
“Quelles grâces intérieures ! Ce besoin de solitude, de recueillement, de pieuses lectures, ce besoin d’aller dans vos Eglises moi qui ne croyais pas en vous,
ce trouble de l’âme, cette angoisse, cette recherche de la vérité, cette prière : « Mon Dieu, si vous existez, faites-le moi connaître » ! Tout cela était
votre œuvre, mon Dieu, votre œuvre à vous seul…” (9)
Nul doute que nous ayons ici un écho des plus directs et des plus immédiats de l’attitude intérieure de l’homme en recherche de Dieu, ainsi que l’expression la plus
exacte – et d’ailleurs la plus cohérente à ce moment-là – de sa prière : puisque le doute porte sur “l’existence” de Dieu, il est logique que Foucauld demande
à Dieu de lui faire connaître s’il existe ou non. De fait, la formulation antérieure, en style indirect, de la lettre à Duveyrier de février 1892, six ans
seulement après la conversion, disait ceci : “je demandai à Dieu auquel je ne croyais pas encore de se faire connaître à moi s’il existait.”
" Faites-le moi connaître ! "
Quant à l’autre forme de la prière, celle qui se trouve dans la lettre de Foucauld à son ami Henry de Castries du 14 août 1901, le texte en a été publié
dès 1938 : cette forme a donc été beaucoup mieux connue et c’est la plus vulgarisée ; dans cette lettre écrite quatre ans après la méditation de Nazareth,
c’est dans une sorte d’échange spirituel que Charles de Foucauld livre à son ami le récit de sa conversion :
“… une grâce intérieure extrêmement forte me poussait ; je me mis à aller à l’église, sans croire, ne me trouvant bien que là et y passant de longues heures
à répéter cette étrange prière : « Mon Dieu, si vous existez, faites que je vous connaisse ! »…” (10)
Ici, nous avons donc une forme légèrement différente ; l’auteur n’a évidemment pas sous les yeux ses formulations antérieures, ni sa méditation de 1897 et il
ne se soucie nullement d’ailleurs d’en citer un texte “conforme”. Il est précisément intéressant de voir qu’avec le temps, en lui, la prière a ‘vécu’ en quelque
sorte, et évolué : de la demande – logique de la part de l’incroyant – à ce que Dieu lui fasse connaître son existence, le “moine” est passé à la demande que
Dieu se fasse connaître lui-même ! la mise en cause de l’existence de Dieu étant tellement peu à peu dépassée…
Or, c’est cette dernière forme que notre F. Michel Fleury cite dans son carnet ; non qu’il la choisisse plutôt que la première qu’il n’a probablement pas
“enregistrée” dans sa mémoire, même si son prieur l’a citée dix ans plus tôt au chapitre. Il cite simplement la prière sous sa forme la plus connue ; mais
il se trouve que cette prière, avec sa forme ambivalente, a de quoi exprimer très précisément les sentiments de Michel à la veille de son “enlèvement”.
Des moments de ténèbres
En effet, ces sentiments ne sont plus ceux du temps de ce que Michel pourrait bien appeler lui aussi, le temps de sa “conversion”. Car “conversion” il y a
bien eu ! Dieu sait que l’itinéraire de Michel n’a rien à voir avec les errances et débordements du jeune Foucauld ! Il est bien plutôt sous le signe
d’échecs apparents, voire d’impasses successives, jusqu’à son arrivée à Tibhirine. Échecs et impasses qui l’ont, c’est vrai, conduit à des moments
de ténèbres et de nuit, notamment à la fin de son séjour au Prado à Marseille en 1978, des moments qui se traduisaient par du découragement, peut-être
aux limites du désespoir, d’après ce qu’il laisse lui-même entendre.
En effet, de cette “nuit”, il nous reste une trace, au moment de la “conversion” justement, alors que Michel écrit à son cousin Joseph depuis le monastère
de Lérins, début mai 1979 :
“Je viens de passer deux séjours à Lérins : un à Pâques, le 2ème à l’occasion du pont du 1er mai. Le 1er a été l’occasion d’une mise au point, conduit par
une faim et soif d’absolu, et ça m’a permis une réconciliation avec Dieu, avec moi-même et les autres aussi.
J’ai la certitude que Dieu continue à faire merveille dans ma vie bâtarde. Son passage à Pâques 79 sera un tournant pour mon avenir que j’oriente dans
le même sens, mais à vie.
En attendant une décision concrète, j’ai repris une vie de prière personnelle, une fois par semaine repas-prière avec Pierrot, Pierre et François, une fois
ou l’autre avec les communautés, équipes sur le quartier (Frères de Foucauld, Orantes) et j’ai demandé d’entrer dans un équipe d’A.C.O. (Action Catholique
Ouvrière)... La rencontre de Pâques m’a remis dans une grande joie et une grande paix. C’est le Dieu fidèle.”
Voilà pour le temps de la « conversion-réconciliation à vie » de Michel avec son Dieu, et il est clair que le chemin accompli par Michel depuis 1980 jusqu’à
ce 25 mars 1996 n’a fait que progresser, et progresser avec des “pas de géant” depuis la Pentecôte et Noël 1993 (11).
La prière citée par Michel le 25 mars 1996 n’a pas, et ne peut pas avoir, le même sens que pour le jeune Charles de Foucauld en recherche de conversion
(dans sa formulation initiale) ; inversement, elle est beaucoup plus proche du “moine” Charles de Foucauld en recherche non plus de l’existence, ou non,
de Dieu, mais de la “Face de Dieu” (dernière formulation) (12). On pense ici à Moïse demandant, au terme de sa vie, à voir la “gloire du Seigneur” (Ex 34, 18).
Plus précisément encore, pour Michel qui n’est plus au milieu de son cheminement, comme Foucauld en 1901, mais proche du terme, il s’agit bien d’une sorte de
“frémissement”, mais non plus de doute, bien plutôt un frémissement de ce qu’on pourrait appeler une “crainte d’amour”, “avant que ne se déchire le voile”,
dirait S. Jean de la Croix. Et l’expression ambivalente de la dernière forme de la prière de Charles de Foucauld - “si vous existez” - vient précisément voiler
aux yeux de F. Michel lui-même ce qu’une telle prière - “faites que je vous connaisse”, à savoir “montrez-moi votre Face ; que se déchire le voile !” - pouvait
avoir de trop éclatant, mais aussi de trop déchirant ; car, à notre avis, F. Michel ne doutait pas que ce déchirement du voile ne s’opérerait pas sans une
forme ou l’autre de ‘martyre’.
Frère Michel face au martyre
De fait, le contexte immédiat des notations qui précèdent dans le “petit carnet” semble nous orienter vers cette perspective. On y trouve, pour le 24 mars,
ces deux textes à la suite, que nous transcrivons tels quels :
“O Dieu, daigne la guérir” (Nb 12)
“Seigneur tout puissant, toi qui gouvernes avec justice, qui examines sentiments et pensées, je verrai ta revanche sur eux, car c’est à toi que
je remets ma cause.” Jr 18/20.
Le message semble assez fort, quand on pense que celui qui a écrit ces lignes allait être pris en otage dans les trois jours et assassiné deux mois plus
tard. Pourtant ce n’est pas Michel qui a ouvert la Bible un peu au hasard, comme le ferait un “fondamentaliste” pour y trouver ce message à son usage ;
il a simplement écouté ce qu’il appelle dans son testament “les textes du jour” car, ajoutait-il (13), “sa Parole a été une lampe pour mes pas et une
lumière sur mon chemin”. C’est donc l’Église qui, par sa liturgie, a ouvert la Bible pour notre frère en ces samedi et dimanche 23 et 24 mars 96 ; c’étaient
le samedi de la 4ème semaine de carême où on lisait Jérémie 11, 18-20 comme 1ère lecture de la messe (14), et le 5ème dimanche de carême où on lisait aux
Vigiles le 12ème chapitre du livre des Nombres ; c’est là que F. Michel a entendu, gardé et ruminé en son cœur la Parole donnée pour avancer sur sa route.
En effet le texte de Jérémie cité est reformulé de manière personnelle et actualisée : “je verrai ta revanche…” (15)
L'amour de l'Algérie
Ce texte “vengeur” peut nous étonner sous la plume ou le “bic” de Michel ; mais outre que l’accent tombe manifestement sur la fin du verset : “c’est à
toi que je remets ma cause”, on peut se demander si la vengeance à laquelle pense Michel n’est pas ici précisément ce verset 13 du livre des Nombres chap.12,
à savoir la prière de Moïse qui demande à Dieu la guérison de sa sœur Myriam alors que celle-ci, sous l’empire de la jalousie, a injustement accusé son frère.
Qui est ici cette Myriam dont Michel demande la guérison ? Ne serait-ce pas tout simplement l’Algérie ? Il est, par ailleurs, étonnant, et certainement
involontaire de la part de Michel, que la fausse référence du texte cité de Jérémie (18/20 et non 11,18-20 ; cf. note 12) nous renvoie au verset suivant :
“Souviens-toi que je me suis tenu devant toi pour te parler en leur faveur, et détourner d’eux ta colère.” (Jérémie 18, 20). Michel a-t-il fait une petite
recherche et s’est-il embrouillé dans les versets ? ou bien est-ce pure coïncidence ? à moins qu’une autre “main” ne guide en secret la sienne ? Quoi qu’il
en soit, on a le sentiment que c’est bien ici le mouvement secret de son cœur et de sa prière…
Pour le moment, et faute d’avoir inventorié la série des carnets de F. Michel (16), nous ne voyons pas d’autres points de contact entre Charles de Foucauld
et F. Michel ; mais il nous a semblé que celui-ci valait la peine d’être souligné, situé et explicité au sein, ou mieux, au terme de son cheminement spirituel.
Dom Etienne,
Abbaye de Bellefontaine