La liberté d'expression selon les évangiles

Christine Fontaine
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Christine Fontaine nous invite à méditer sur la place centrale de la parole en christianisme, une parole qui peut guérir ou tuer, et dont nous sommes donc éminemment responsables.

Si tu le veux, tu peux me purifier. Ému de compassion devant cet homme, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » À l’instant même, sa lèpre le quitta et il fut purifié. Aussitôt Jésus le renvoya avec cet avertissement sévère : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre. Et donne pour ta purification ce que Moïse prescrit dans la Loi : ta guérison sera pour les gens un témoignage. Mais lui, une fois parti, se mit à proclamer hautement et à divulguer la nouvelle…
Évangile de Jésus-Christ selon Saint Marc 1,40-44a
texte


Une maladie de la peau

On ne savait pas, à l’époque de Jésus, distinguer la lèpre des autres maladies de peau qui, en apparence, lui ressemblent. Toute personne atteinte de ce genre de lésion cutanée faisait partie de la catégorie des lépreux. Elle devait demeurer constamment à distance de la société juive pour éviter la contagion. Si cette maladie était réputée très grave, elle était néanmoins guérissable. Il est écrit, au livre du Lévitique : « Tant que le lépreux gardera cette plaie, il sera impur… » (Lev 13,46). Il était donc reconnu que l’on pouvait guérir de la lèpre.

Cependant cette pathologie a quelque chose d’étrange. Contrairement aux autres, la guérison n’est pas constatée par un médecin mais par un prêtre qui, a priori, n’est pas compétent pour juger de la santé physique de quelqu’un. Qui plus est, le lépreux, avant d’être réinséré dans la société doit accomplir des actes de purification sous la conduite de ce prêtre : « Va te montrer au prêtre et donne pour ta purification ce que Moïse a prescrit » dit Jésus. Ces actes de purification ne sont pas une mince affaire. Les prescriptions occupent des pages entières du livre du Lévitique (chapitre 14). Il faut offrir un sacrifice d’animaux, puis se raser la barbe et les cheveux ; ensuite est imposée une période de huit jours pendant lesquels on devra demeurer cloîtré chez soi, puis à nouveau se raser, puis encore offrir des sacrifices. La disparition des symptômes physiques ne suffit pas pour que la guérison soit reconnue. Ce n’est qu’au terme de cette période de purification que le lépreux sera réintégré dans la société.


Une maladie de la parole

Pourquoi une telle différence entre cette maladie et n’importe quelle autre ?

Dans l’Ancien Testament comme à l’époque de Jésus, la lèpre n’est pas d’abord une pathologie physique mais une maladie de la parole. C’est l’expression visible d’un mal caché mais hautement contagieux : celui de la médisance. Le plus célèbre lépreux de l’Ancien Testament fut Moïse. Lorsque Dieu lui dit d’aller trouver son peuple pour le conduire hors d’Égypte, Moïse répondit que cela lui est impossible car le peuple ne l’écoutera pas. Il doute à tort de la confiance que lui accorde le peuple : il médit de lui. Alors Dieu dit à Moïse de mettre sa main sur son cœur et, lorsqu’il l’étendit, elle était couverte de lèpre. Il est vrai que Moïse finit par obéir à Yahvé, que le peuple, contrairement à ce qu’il avait déclaré, écouta Moïse et que, de sa lèpre, il fut bientôt guéri.

Dire à tort du mal de quelqu’un, douter a priori de lui, le diffamer, colporter sur lui des informations injustes sous le manteau est extrêmement grave pour un juif. En effet, c’est par le Verbe de Dieu que le monde fut créé. La parole peut être source de Vie mais, déviée de sa fonction première, elle peut devenir véhicule de mort. La malveillance sème la mort. Elle se manifeste chez certains par une maladie qui touche leur corps et les met au ban de la société. Il faut se protéger des médisants : ils risquent de tuer au moins socialement – ou de blesser gravement – ceux qu’ils vilipendent. Les lois juives permettent de se protéger de leur contagion  : ils risquent de contaminer toutes les relations sociales. Avant de réintégrer un lépreux, il est impératif de s’assurer qu’il sacrifiera comme tout le monde aux règles qui permettent la vie en société. Il faut qu’il prouve avoir renoncé au dérèglement de ses paroles mortifères.

Le Pape François, en 2014, a décrit quinze maladies qui atteignent des Cardinaux de la Curie (24 décembre 2014). La neuvième est celle de la rumeur, de la médisance, et du commérage. « J’ai déjà parlé de nombreuses fois de cette maladie, dit-il, mais cela ne suffit pas encore. C’est une maladie grave, qui commence simplement, peut-être seulement pour faire un brin de causette, et qui s’empare de la personne. Celle-ci se met alors à « semer de la zizanie » (comme Satan), et dans beaucoup de cas à « assassiner de sang-froid » la réputation de ses propres collègues et confrères. »

User de la parole pour médire – pour faire mal – n’est ni le propre des cardinaux de la curie ni celui de notre civilisation post-industrielle. Dans la France rurale, les rumeurs - et les exclusions qui en étaient la conséquence - allaient déjà bon train. Cependant aujourd’hui il semble que le corps social –à un niveau mondial – soit atteint par cette lèpre. Les fake news inondent les réseaux sociaux. Sous couvert de liberté d’expression, n’importe qui peut dire pratiquement n’importe quoi sur n’importe quel sujet et le diffuser au monde entier. Il devient très difficile – voire impossible - de distinguer le vrai du faux, la vérité du mensonge sur la toile. Le poids d’une parole ne se mesure plus à la qualité de l’information qu’elle véhicule mais à son audience : il faut toucher le plus grand nombre de personnes possibles afin de les rallier à sa cause et pour cela, ne pas hésiter à faire vibrer les plus bas instincts de l’humanité. L’exclusion des « étrangers » marche assez bien. Le complotisme et la diffamation peuvent également rapporter gros. Nos sociétés sont malades de la lèpre d’une parole faussée au point que souvent nous en venons à nous méfier de tout ce qui est dit.


Une parole qui guérit

« Si tu le veux, tu peux me purifier. » Ému de compassion devant cet homme, Jésus étendit la main, le toucha et lui dit : « Je le veux, sois purifié. » À l’instant même, sa lèpre le quitta et il fut purifié.

La lèpre sur le corps de cet homme procède-t-elle d’une maladie de la parole comme le croyaient certains juifs ? Nul ne le sait. Toujours est-il que ce jour-là, un cri sort du plus profond de ses entrailles. Il désire plus que tout être réintroduit dans la société des hommes et il supplie celui dont il croit qu’il peut faire pour lui l’impossible. A la méfiance sans raison de Moïse à l’égard de son peuple, une méfiance qui gangréna sa main, répond ici la confiance du lépreux à l’égard du Christ. Ce cri est un acte qui défie toutes les règles de prudence et toutes les lois même celles qui furent données par Dieu : son corps parle, il tombe à genoux. Son corps lui-même est un cri - une foi qui se traduit par son acte – un acte de foi inouï qui emporte tout sur son passage.

Le désir du lépreux touche Jésus en plein cœur. Il en est « ému de compassion », dit cette traduction alors que d’autres écrivent qu’il se met «  en colère ». Les entrailles de Jésus sont remuées par cet homme mis au ban de la société. Cette exclusion d’un être humain le met en colère. Il ne lui demande pas quelle parole il a prononcé dans le passé pour que son corps soit aujourd’hui gangréné par la lèpre. Il se moque de savoir d’où vient la faute. Il ne se soucie pas des règles – qui pourtant avaient été données par Dieu – imposant le devoir absolu d’exclure cet homme. Touché au plus profond de lui-même, il le touche physiquement en même temps qu’il exprime son désir le plus profond, sa volonté : « Jésus étendit la main le toucha et lui dit : ‘Je le veux, sois purifié’. »

« A l’instant même, sa lèpre le quitta et il fut purifié. » De même qu’une parole fausse peut rendre physiquement malade, une parole vraie peut redonner la santé et la vie. Pour les chrétiens, Jésus est le Verbe de Dieu qui prend chair dans l’histoire des hommes. Son désir ne fait qu’un avec celui qu’il nomme son Père et le nôtre. Puisque rien n’est impossible à Dieu, on peut « concevoir » que Jésus soit capable de réaliser une guérison à vue humaine inconcevable. Cependant ni Jésus, ni son Père n’aurait rien pu sans le désir venu du plus profond des entrailles du lépreux. Ce n’est qu’au cri du lépreux que pouvait répondre la colère de Jésus. On pourrait dire que le lépreux et Jésus se sont rejoints « par le fond » et que cette jonction a tout permis. En ce sens, la guérison physique n’a en fait rien d’extraordinaire : elle est la conséquence « normale  » de cette profonde communion, on pourrait dire de ce « cœur à cœur » d’où jaillit la vie.

Aussitôt Jésus le renvoya avec cet avertissement sévère : « Attention, ne dis rien à personne, mais va te montrer au prêtre. Et donne pour ta purification ce que Moïse prescrit dans la Loi : ta guérison sera pour les gens un témoignage. Mais lui, une fois parti, se mit à proclamer hautement et à divulguer la nouvelle… Jésus n’a pas tenu compte des lois données par Dieu au livre du Lévitique pour guérir le lépreux. A ce dépassement de la loi par Jésus, correspond l’attitude du lépreux après sa guérison. Il ne tient pas compte des lois qu’un juif doit suivre bien qu’elles lui soient rappelées par Jésus. Il n’ira pas se montrer aux prêtres. Il est poussé à retrouver sa place dans la vie sociale et à y proclamer hautement cette étonnante nouvelle : un homme -Jésus- a su entendre son cri, le rejoindre et, dans cette communication profonde, il a reçu la possibilité de revivre tant physiquement que socialement. Cette communication de cœur à cœur a suscité la vie en lui : elle l’a – à proprement parler – ressuscité.


La communication de Dieu

pitres de l’Évangile selon Saint Marc. Le mot « évangile » traduit le terme grec qui signifie « bonne nouvelle ». C’est par cette expression que débute l’Évangile de Marc : « Commencement de la bonne nouvelle (de l’Évangile) de Jésus-Christ, fils de Dieu » (Marc 1,1). Mais de quoi s’agit-il ? Qu’y a-t-il de si nouveau et de tellement bon ?

Pour les juifs, Dieu a donné des lois à son peuple. Il est bon de s’y soumettre puisqu’elles sont données par Dieu : elles permettent de vivre en relation avec Lui et en harmonie à l’intérieur de ce peuple qu’il a choisi. Ces lois, par exemple, mettent à distance les lépreux, ceux dont la parole malveillante pourrait devenir contagieuse et tuer toute vie sociale. Mais Dieu est pour eux le Séparé, l’irreprésentable, le Transcendant absolu, Celui dont personne n’a le droit de prononcer le Nom. Pour les musulmans Jésus est le Verbe de Dieu. Dieu parle par lui : il est l’un des prophètes et même le plus grand de ceux qui ont précédé Mahomet. Mais Dieu demeure le Séparé, le Transcendant, celui qui édicte des lois qui, pour être moins nombreuses que celles données au peuple juif, n’en sont pas moins contraignantes si l’on veut obtenir le salut. Pour les chrétiens, Jésus-Christ est véritablement un homme avec un corps de chair et véritablement Dieu. Le Tout Autre ne fait qu’Un avec l’humanité : il fait corps avec elle. Par Jésus-Christ – le Verbe de Dieu – s’exprime et s’opère la communication de Dieu avec et au sein de l’humanité. L’Évangile ne dit qu’une d’une seule chose : Dieu (le Tout-autre) est ce « Je » qui n’existe pas sans nous (l’humanité). Dieu est ce « Je » qui a décidé depuis toujours et pour toujours qu’il est bon pour Lui de vivre au milieu de l’humanité et qui ne cesse d’espérer qu’il en sera de même pour nous. Dieu, par Jésus-Christ dans l’Évangile, ne cesse de nous rappeler :« De même que « Je » n’existe pas sans vous, vous ne pouvez pas vivre les uns sans les autres. »

Dieu, pour les chrétiens, n’est pas le Séparé, il vit au cœur de l’humanité. Il en est le Cœur. Il demande qu’on entre dans son désir de recevoir et de donner la Vie. Il n’est pas dans l’au-delà, il est là où la communication fonctionne entre nous, là où elle est au service de la Vie. Il en est la source. Ses entrailles, Jésus nous le révèle, sont remuées quand un homme ou une femme sont mis au ban de la société. Il s’agit pour les disciples du Christ non plus d’obéir à des lois mais d’épouser le désir de Dieu. Blasphémer son Nom ne consiste pas à employer des mots grossiers pour parler de Lui ou à dessiner des caricatures de Jésus-Christ. Blasphémer consiste à détourner la Parole – le Verbe – de sa fonction de communication avec Lui et entre nous. Blasphémer, c’est utiliser le Verbe pour dominer, exclure et parfois même tuer. Car il est des paroles qui tuent non seulement socialement mais qui peuvent mener au suicide. Pour les disciples de Jésus-Christ, toute parole devrait être sacrée, consacrée à donner et recevoir la vie les uns des autres. En effet, Dieu, pour les chrétiens, n’a plus d’autres paroles que celles qui passent par nos lèvres humaines.

La liberté d’expression, dans une société laïque, consiste à respecter des formulations ou des caricatures qui peuvent heurter notre propre sensibilité. Cette liberté est régie par des lois qui peuvent varier au fil du temps. Aujourd’hui des expressions ou des caricatures véhiculant de l’homophobie, du racisme ou de l’antisémitisme sont interdites. Ces lois permettent une certaine vie en société. En ce sens elles sont non seulement utiles mais indispensables. Mais la liberté d’expression, au moins pour les chrétiens, ne peut pas se réduire seulement à l’application de ces lois. Le peuple juif, au temps de Jésus, avaient des lois qui permettait la vie en société en excluant ceux qui risquaient de la mettre en péril, en l’occurrence les lépreux. Mais devant le cri qui vient du plus profond du cœur du lépreux croisé par Jésus, il n’y a plus de loi qui compte. De même que Jésus-Christ a enfreint les lois juives pour répondre à son cri, de même sommes-nous appelés – non pas à contester les lois mais à les dépasser – pour écouter l’appel ou la plainte silencieuse de ceux qui sont ou se sentent marginalisés, méprisés voire totalement exclus. Seul un cœur à cœur, une amitié profonde peut leur permettre de s’exprimer librement. Sans cette « fraternité par le fond », il n’est pas de réelle liberté d’expression. Pour les disciples de Jésus-Christ c’est en ce « lieu non-lieu » que Dieu se communique et qu’il réside.

Christine Fontaine


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