Au fil de l'histoire, la figure de Jésus, indépendamment de la foi chrétienne, s'est trouvée utilisée de manière inattendue. Par exemple, en Espagne au 16ème siècle, les musulmans convertis de force semblent avoir forgé un personnage imaginaire pour soutenir la foi musulmane de ces pseudos chrétiens (les morisques). Ils font de ce Jésus à qui ils sont contraints de rendre un culte, le précurseur du Prophète de l'islam. Michel Jondot nous fait part de sa lecture de « L'Evangile de Barnabé ».
Un pionnier
du christianisme
Barnabé est le nom d'un lévite, originaire de Chypre. Il adhéra très vite au message des chrétiens et fut très estimé dans la première communauté de Jérusalem. On parle de lui dans un des livres du Nouveau Testament qui raconte les débuts de la communauté chrétienne : « les Actes des Apôtres ». C'est lui qui y introduisit celui qui prit le nom de Paul après sa conversion. Il accompagna ce dernier dans un long voyage missionnaire.
Aujourd'hui son nom est connu dans certains milieux musulmans à cause d'une Suvre intitulée « L'Evangile de Barnabé ». Ce texte a été traduit en français en 1977 mais son histoire est plus ancienne ; toujours est-il que, depuis qu'il est accessible, il sert d'argument à un certain nombre de musulmans désireux de convertir les chrétiens ou au moins il permet de polémiquer contre eux ; il sert à contester la présentation que l'Eglise fait de Jésus et à défendre celle qu'on trouve dans le Coran et dans la tradition musulmane.
En réalité, avant d'être connue en France, cette oeuvre avait été travaillée par les savants depuis le 18ème siècle. On en connaissait deux versions ; l'une en langue italienne et l'autre en langue espagnole. Cette dernière est précédée d'un prologue ; d'après lui, ce que ce qu'on appelle «l'Evangile de Barnabé» se trouvait caché au Vatican, dans la bibliothèque du Pape Sixte-Quint, à la fin du 16ème siècle. Un religieux l'aurait découvert et l'aurait dérobé ; il se serait fait musulman après l'avoir lu.
Il s'agit d'un récit de la vie de Jésus depuis l'annonce faite à Marie jusqu'à l'Ascension. Manifestement, celui qui l'a écrit connaît les quatre Evangiles sur lesquels s'appuient les chrétiens. Tous les épisodes qu'on y trouve sont rapportés, mais à l'intérieur d'une vision qui est celle du Coran. Jésus n'y est qu'un précurseur de Mohammed dont il annonce la venue. Celle-ci est présentée comme manifestée dès la création du monde ; on nous dit qu'Adam vit dans le ciel une inscription : « Il n'y a qu'un seul Dieu et Mohammed est son prophète ! ». Un personnage qui tient un grand rôle dans les Evangiles traditionnels disparaît : aucune trace de Jean-Baptiste. Celui qui n'est pas digne de délier la courroie de la chaussure dont il est le précurseur, n'est autre que Jésus lui-même.
Un homme
comme les autres
Contrairement à ce que pense le Coran, Jésus proteste qu'il n'est pas le Messie. Bien sûr, il n'est pas Dieu. Une curieuse histoire est racontée à propos de la résurrection, dans la ville de Naïm, du fils d'une pauvre veuve en pleurs. Des Romains auraient été témoins du miracle ; ils en auraient conclu qu'un des dieux du Panthéon romain était descendu en Palestine. Cette opinion se serait propagée dans tout le pays, divisant le peuple en deux clans. Ceux qui voyaient en Jésus un Dieu venu sur terre s'affrontèrent violemment à ceux qui ne voyaient en lui qu'un homme comme les autres. Face à ces émeutes, des centaines de milliers de soldats romains sont appelés à la rescousse et Jésus, conduit devant le Grand Prêtre, est soumis à un interrogatoire au cours duquel il affirme qu'il n'est qu'un homme comme les autres. Pilate obtient alors du Sénat romain une ordonnance interdisant de dire de Jésus qu'il est un dieu ou Fils de Dieu. En l'occurrence, les disciples sont d'accord avec les autorités romaines et, par leur prédication, réussissent à convaincre les foules qu'il n'y a qu'un seul Dieu et que Jésus est un prophète.
L'histoire de Judas
Les récits de la Passion sont assez savoureux. Jésus sort de la maison et s'en va dans le jardin pour prier alors que les apôtres sont endormis. Il se retire dans la maison où Michel, Raphaël, Gabriel et Uriel viennent l'enlever pour le conduire au 3ème ciel. Par miracle, Judas prend les traits de Jésus ; les apôtres sont les premiers à se laisser prendre au piège de la ressemblance.
« Judas fit irruption le premier dans la pièce d'où Jésus avait été enlevé et où dormaient les onze. Alors, l'admirable Dieu agit admirablement : Judas devint si semblable à Jésus par son langage et dans son visage que nous crûmes que c'était Jésus.
Judas, lui, nous ayant réveillés, cherchait où était le Maître. Mais, stupéfaits, nous répondîmes : «C'est toi, Seigneur, notre Maître! Nous as-tu oubliés ? « Mais il nous dit en souriant : 'Etes-vous fous? Je suis Judas Iscariote.'
Tandis qu'il parlait, la milice entra et on mit la main sur lui car il était en tout semblable à Jésus. Quant à nous, après avoir entendu les paroles de Judas et vu la foule des soldats, comme hors de nous-mêmes, nous nous enfuîmes.»
Les disciples divisés
Quant à celui qui était devenu le sosie de Jésus, les soldats le rouent de coups et l'emmènent pour être crucifié. Vint, un peu plus tard, le jour où Jésus donna rendez-vous à ses disciples étonnés : « Dieu m'a donné de vivre jusqu'aux approches de la fin du monde comme je vous l'ai dit. Je vous le dis, je ne suis pas mort». Les derniers mots, comme l'ensemble du texte, ont une saveur toute musulmane : Jésus parti, les disciples se divisèrent selon les diverses régions. La vérité haïe par Satan, fut persécutée par le mensonge, comme cela se passe encore aujourd'hui. Quelques mauvais hommes, en effet se prétendant disciples prêchaient que Jésus était mort sans ressusciter; d'autres prêchaient que Jésus était vraiment mort et ressuscité; d'autres, et parmi eux se trouve Paul, trompé lui aussi, prêchaient et prêchent encore maintenant que Jésus est le fils de Dieu.
Quant à nous, nous prêchons à ceux qui craignent Dieu tout ce qu'il a écrit pour qu'ils soient sauvés au dernier jour du jugement de Dieu. Amen!
Les savants ne manquèrent pas de se pencher sur ce texte. Pouvait-on y trouver des traces d'un évangile apocryphe ancien ? On sait qu'il existait, au 6ème siècle, un texte ayant pour titre « Evangile de Barnabé » dont on n'a jamais trouvé trace. Il a toujours paru évident aux spécialistes que celui-ci était sans rapport avec ce texte dont nous parlons qui, sans aucun doute, a été écrit, à en juger par le style, après le Moyen-âge. Manifestement il vient d'Europe. Certains détails ne trompent pas ; évoquant les scènes où il est question de vin, l'auteur parle de « tonneaux ». Ce genre de récipients, dont la Gaule est l'origine, n'existait pas en Palestine où le vin était contenu dans des outres ou des amphores. La géographie est fantaisiste ; Nazareth est située aux bords du lac et Capharnaüm sur une hauteur alors que c'est l'inverse qui est vrai. Des détails de ce genre fourmillent et empêchent de prendre ce texte au sérieux.
Une thèse parue en 1992 - oeuvre de Christine Schirrmacher, écrite en allemand - apporte des éclairages qui conduisent à penser que « l'Evangile de Barnabé » aurait été écrit à la fin du 16ème siècle et, en tout cas, avant 1609, date à laquelle furent expulsés d'Espagne tous ceux qu'on appelle des « morisques ». Il s'agit de musulmans ayant adhéré au catholicisme à la suite des édits de conversion promulgués en 1502 par les Rois catholiques. En réalité il s'agissait d'une fausse conversion de personnes qui, dans la clandestinité, continuaient à pratiquer l'islam. Pour les conforter dans leur foi, des morisques auraient prétendu avoir découvert des reliques remontant à la période apostolique. Ce faisant, ils faisaient allusion à un évangile qui aurait été envoyé en Espagne pour protéger le message de Jésus tel que le Coran le présente. En 1609, les morisques étaient expulsés d'Espagne et trouvaient refuge en terre musulmane ; l'évangile de Barnabé n'avait alors plus de raison d'être ; c'est pourquoi il serait tombé dans l'oubli.
Refuser
l'apologétique
Les membres de « La Maison islamochrétienne » ont-ils une idée personnelle sur cette question ? Ils estiment intéressantes les recherches qui sont faites sur un texte dont les qualités littéraires ne sont pas négligeables. Il fait partie de l'histoire culturelle et peut servir de repère pour ceux qui veulent faire l'histoire des relations islamochrétiennes. En revanche, musulmans ou chrétiens de « La Maison », nous nous opposons à l'usage apologétique que les uns et les autres pourraient en faire. Les chrétiens refusent de recourir aux arguments des savants pour convaincre leurs partenaires. Les musulmans ne veulent pas en faire une arme pour polémiquer contre l'enseignement de l'Eglise. Il nous semble important que les chrétiens lisent le Coran pour découvrir comment leurs amis perçoivent Jésus ; inversement nous pensons que les musulmans se doivent d'écouter le message des quatre évangiles. Il nous semble surtout important qu'au contact de leurs livres, chrétiens et musulmans se reconnaissent appelés par Dieu et ainsi invités au respect mutuel.
Michel Jondot