Thar Hayo est un jeune Irakien travaillant hors de son pays
au service d’une ONG internationale.
Par sa famille demeurée en Irak, il est témoin de scènes surprenantes.
Lors de mon dernier voyage à Mossoul, j’ai rencontré un déplacé. Un homme d’une cinquantaine d’années, les cheveux châtains et le visage exprimant une profonde tristesse. Sa façon de fumer des cigarettes roulées à la main trahissait sa détresse. A entendre son dialecte irakien écorché, il était aisé de deviner qu’il était issu de la communauté Turkmène. Hatem est le père de quatre enfants, le plus jeune a deux ans. La famille est originaire de Tal Afar mais a dû fuir à Mossoul où elle est hébergée par des parents. Une pièce divisée par un rideau, d’un côté les parents et le benjamin, de l’autre les trois ainés. Lors de notre rencontre, Hatem m’a raconté sa tentative de retour chez lui, à Tal Afar. Son récit m’a laissé incrédule mais après tout, je me suis dit que, puisqu’on était en Iraq, tout était possible.
La semaine dernière, Hatem et sa famille ont décidé de rentrer chez eux à Tal Afar. Ils en avaient été chassés il y a cinq mois par le conflit ethnique qui y fait rage et étaient depuis restés à Mossoul.
En principe, le trajet en voiture de Mossoul à Tal Afar dure cinquante- cinq minutes mais la famille est restée six heures sur la route à cause des nombreux check points et barricades dont est jalonné l’itinéraire. « Il y avait plus de check points que dans les camps militaires des années quatre-vingt où j’ai servi comme officier pendant six années» me dit Hatem.
Plus précisément, il fallut à la famille deux heures pour faire le trajet de Mossoul à Tal Afar. Puis la traversée de la ville jusqu’à leur maison dura quatre heures. Pour autant, leur arrivée ne mit pas un terme à leurs souffrances et ils eurent bientôt à faire face à une nouvelle adversité.
Les enfants furent tout d’abord ravis de voir que leur jardin était encore vert et bien entretenu. « Il semble que les voisins en prennent soin » se félicita Jamila, la femme de Hatem. Mais quel choc de découvrir que leur maison était occupée par une famille composée de onze personnes : un homme et sa femme, leurs huit enfants et la grand-mère. Cette famille utilisait tout ce que Hatem et les siens avaient laissé derrière eux; les meubles, la cuisine, la télévision et même la chambre à coucher et les vêtements. Bien entendu, Hatem demanda des explications à l’autre père de famille et le ton monta rapidement. Ils finirent par comprendre que les deux familles avaient été embarquées de force dans le même navire. Jassem et sa famille étaient sans abri depuis qu’ils avaient été menacés par une milice qui avait fini par les chasser de chez eux afin d’occuper leur maison. N’ayant pas les moyens de quitter Tal Afar, la famille de Jassem, comme de nombreuses autres, s’installa dans des maisons vides d’autres quartiers de la ville, bien que ces derniers ne fussent pas sécurisés.
Hatem et sa famille s’installèrent dans leur maison, non pas comme des hôtes mais en tant qu’invités. Ils se reposèrent dans leur propre chambre d’amis et la famille de Jassem leur prépara à dîner, utilisant leur cuisine et puisant dans les réserves du garde-manger qu’ils avaient laissé dans leur fuite.
La nuit venue, les deux pères de famille s’assirent ensemble et se mirent à discuter des temps pas si lointains où les habitants de Tal Afar vivaient en paix. Tout le monde se connaissait et les différentes tribus et ethnies cohabitaient alors paisiblement. Puis, Hatem prit une cigarette et en offrit une à Jassem. Ce dernier l’accepta et sortit de sa poche un briquet pour l’allumer. Hatem réalisa alors que même le briquet, un vieux modèle fonctionnant au kérosène et appelé « Briquet Fergusson » à Tal Afar, était à lui ! « Quelle souffrance de retrouver sa maison occupée par des étrangers qui s’y conduisent en maîtres et utilisent tous vos biens, jusqu’au briquet, ce cadeau que votre mère vous avait offert ! Et vous n’avez pas d’autre choix que de l’accepter » souffla Hatem.
Le lendemain matin, Hatem et sa famille décidèrent de repartir à Mossoul. Avant de s’en aller, Hatem demanda à Jassem une dernière faveur : stocker certains meubles dans une pièce à part et la verrouiller. « Vain ! – lui répondit Jassem– car, tôt ou tard, les Forces Multi Nationales ou les Forces Irakiennes viendraient fouiller les maisons et feraient sauter tous les verrous ! ». Hatem et les siens quittèrent alors Tal Afar, abandonnant tout espoir de revenir un jour chez eux.
A mes yeux, l’histoire de Hatem reflète fidèlement le chaos qui règne à Tal Afar et dans le reste de l’Irak. Quelle douleur de retrouver sa maison occupée par une autre famille qui utilise vos biens, jusqu’au briquet…et de passer la nuit dans sa propre chambre réservée aux étrangers...
Mais l’un ne peut blâmer l’autre car tous sont dans la même situation. Les gens n’ont plus le choix et se déplacer d’une maison vide à une autre est devenu la routine pour les familles qui sont restées à Tal Afar. Elles recherchent à chaque fois un logement plus sûr qui contienne de la nourriture stockée, peut-être quelques couvertures, des cigarettes et un briquet.
Thar Hayo