Ce texte, nous dit Benoît Tine, un universitaire sénégalais, « met en regard la pratique de l’islam sous l’angle de la confrérie musulmane mouride dans les
Campus universitaires sénégalais. Le but de cette étude est d’éclairer sur un phénomène religieux à l’œuvre au Sénégal et dans la diaspora, quant au mysticisme
qu’il entretient et la montée en nombre mais aussi en puissance des fidèles regroupés autour de structures (dahiras) ayant leurs propres codes : vestimentaires,
linguistiques, comportementaux. »
Cette description nous aidera à comprendre les sentiments qui animent les Sénégalais que nous côtoyons dans les rues ou sur les marchés. La plupart d’entre eux
appartiennent à cette confrérie.
Naissance et structuration
du mouridisme
Le Sénégal est un Etat de l’Afrique de l’Ouest, dont la population, estimée à 13 millions en 2011 (1)
est composée à 90% de musulmans. L’Islam dans ce pays
est structuré autour de confréries dont les principales sont : tijjannia, mouridisme, layènne, niassènendiassane.
Le mouridisme ou mouridoulah, qui puise ses racines dans le « soufisme », se fondant sur le coran et la « sunnah » (2)
est pratiqué principalement
au Sénégal mais aussi dans la sous-région et la diaspora. Au Sénégal, il est la 2ème confrérie en termes de disciples derrière la tijjania et a été
fondé au début du XXème siècle par Cheikh Ahmadou Bamba (3)
(1853-1927), mystique, combattant islamique et résistant anticolonialiste, plusieurs fois
déporté par les colonisateurs [Gabon (1895-1902), Mauritanie (1902-1907)] avant de mourir en détention (1907-1927).
Cette confrérie, qui s’est rapidement diffusée dans les grands royaumes sénégalais d’alors : Cayor, Baol, Walo, Djolof, Sine-Saloum etc., associe
à la religion musulmane, certaines pratiques traditionnelles ouolofs (4)
en valorisant le travail, la solidarité et l’identité africaine (5) .
Le mot « mouridisme » signifie «la volonté » et « celui qui aspire à ». Il est caractérisé par deux actes principaux à savoir le « Debbêlu »,
terme ouolof voulant dire, allégeance, qui consacre l’appartenance du disciple à la confrérie et le « Ndiguel » (6) ,
c’est-à-dire, un ordre à accomplir à tout point de vue, émanant d’un guide spirituel. La confrérie a une influence politique, sociale et
économique importante au Sénégal. En effet, son guide religieux et temporel appelé Khalife Général est consulté (courtisé) (7)
par tous les politiques et le Magal (pèlerinage annuel dans la capitale du mouridisme : Touba, commémorant le départ en exil au Gabon
en 1895 du fondateur) attire chaque année plus d’un million de personnes venant du Sénégal et d’ailleurs. La ville de Touba
(centre-ouest du Sénégal), créée en 1887, est devenue du point de vue démographique, économique (grâce aux émigrés : Modou-Modou (8)
notamment) et géostratégique, la deuxième ville après Dakar.
D’après Diop Momar Coumba (9)
« L’administration de la confrérie mouride, pour gérer les changements induits par l’extension du mouvement et son implantation en milieu urbain
a su engendrer de nouvelles institutions d’encadrement ou de contrôle des talibés. Tout se passe comme si à chaque situation socio-historique, la
confrérie trouverait la réponse institutionnelle adéquate ». On comprend dès lors cette hiérarchisation et structuration au plus près des
disciples et a minima, du caractère dynamique et adaptable du mouridisme face au monde contemporain. C’est fort de cela que le
monde rural, correspondant à une structure à dominante agricole, abrite le « daara », alors que dans les villes, la confrérie est
structurée autour de « dahira », qui est une communauté de rencontre, de socialisation mais aussi de prière où les talibés (disciples)
chantent les « khassaïdes » : poèmes du fondateur du mouridisme. Sur le plan extérieur, la propagande (10)
– qui a fait ses preuves dans le passé - à l’endroit des non-mourides constitue une des raisons d’existence du « dahira ». Ces groupes
ont aussi gagné l’étranger. La force du mouridisme au-delà de l’ethos religieux, est aussi économique, incarnée par des centaines de milliers
d’émigrés. En Europe et plus particulièrement en France, la face visible demeure ces jeunes vendeurs ambulants (11)
qui défient les forces de l’ordre quotidiennement autour des principaux lieux touristiques parisiens (Tour Eiffel, Parvis Notre Dame,
Champs Elysées…), et qui envoient d’importantes sommes d’argent à la tutelle maraboutique qui se trouve à Touba.
Les « dahiras » étudiants
dans l’espace universitaire sénégalais
Les Universités sénégalaises ne sont pas en reste. Dans ces temples du savoir, la foi et la raison semblent faire bon ménage. De plus
en plus d’étudiants s’organisent en « dahiras » pour vivre et prêcher les enseignements du fondateur du mouridisme.
Le « dahira » Matlaboul-fawzeyni (12) ,
dont il est question dans cet article, a été créé en 2007 et est reconnu par les autorités
universitaires en tant qu’association religieuse. Il est dirigé par un « Diewrine moral ». C’est l’autorité morale délégué par le
khalife général qui se trouve à Touba. Il est chargé de réguler et est l’intermédiaire entre les membres du « dahira » et le khalife Général.
L’organigramme affiche d’autres niveaux de responsabilité : Administration Générale ; Service scientifique ; Service social ;
Service relations extérieures ; Service finances.
Le « dahira » tient ses rencontres de prières tous les jours de la semaine, de 18h à 20h. Assis sur des nattes, près de la salle
informatique, ce sont 36 personnes (28 hommes et 8 femmes) qui se répartissent en trois groupes distincts: le kourel, les khassidas
et le groupe des « Baye Fall » :
Le « Kourel »
Il est constitué de neuf personnes assez douées en musique et reconnues pour leur finesse vocale. Formant un cercle avec des
« khassaïdes » sur leurs mains, assis ou debout, ils chantent les poèmes de Cheikh Ahmadou Bamba. A la tête de chaque « koureul »,
se trouve un Général, responsable du groupe chargé de la discipline et de la ponctualité ; il est en quelque sorte le maître de chœur,
chargé de diriger les séances de prière, les répétitions et de programmer les chants, mélodies et poèmes pour les séances quotidiennes
mais aussi pour des cérémonies comme le « thiant » (13) .
C’est lui qui donne le La, le tempo, et décide de la reprise ou pas d’un chant.
Les khassidas
Assis non loin du « kourel », ils forment un nombre plus important que ce dernier. Ils chantent à mi-voix, parce que ne maitrisant
pas encore les mélodies. Ils battent la mesure en l’accompagnant de mouvements du corps (claquement de doigts, mouvements de la main
ou du pied) dans le but de ne pas se tromper. Ce groupe est composé d’hommes et de femmes, contrairement au « kourel ». Les femmes,
assises derrière les hommes, chantent, elles aussi, doucement ; elles portent des habits traditionnels et se voilent la tête avec un foulard blanc.
Le groupe des « Baye Fall »
Après le « kourel », le sous-groupe des « Baye Fall » (14)
prend le témoin pour continuer à chanter les louanges. Ceux-ci se tiennent
debout et forment un cercle ; tout en marchant à reculons, les pieds nus, ils chantent très fort pour se faire entendre. D’ailleurs, certains
d’entre eux mettent la main gauche ou droite à l’oreille (comme pour crier à tue-tête) et font des petits pas de danse qu’on appelle « doukeut ».
L’accoutrement des « baye fall » est atypique : ils sont des sortes de rastas et sont habillés en multicolore appelé « niakhass » :
large boubou cousu ou toge, à partir de plusieurs morceaux de tissus différents ; ils portent une grosse ceinture à la hanche et un
petit pilon (ou gourdin) au cou. A la fin du culte, un des fidèles prend la parole, donne des recommandations à ses confrères et introduit
une causerie sur des thèmes d’actualité ou sur le comportement qu’un mouride doit adopter. Ils prient ensemble le « timis » : prière du
coucher, une des cinq prières quotidiennes musulmanes, autour de 19h30 (T.U).
Il nous semble par ailleurs intéressant de signaler que chaque quart d’heure est ponctué par une distribution du café touba. En effet, le
service est assuré par un talibé mouride (disciple), qui, muni d’un plat sur lequel des tasses de café-touba sont disposées, sert les autres
membres du groupe. Le café-touba est une boisson chaude composée de café aromatisé au poivre de Guinée ou piment noir. Il doit son nom à
la ville de Touba ; le café-touba est traditionnellement consommé au sein de la confrérie mouride car d’après les personnes rencontrées,
il a été ramené par Cheikh Ahmadou Bamba de son exil au Gabon. Car il est dit : « Celui qui boit le café-touba avec l’intention d’avoir
plus d’énergie pour mieux servir dans le cheminement d’Allah, le Tout Puissant lui accordera la rétribution ; qui a dit : « LAHILAHA
ILA LAH » (il n’y a d’autre divinité qu’Allah), au moment de sa consommation aura la même récompense que celui qui a dit « Mouhamadou
Rassouloulah » (Mouhamed est l’envoyé d’Allah).
Des disciples faciles à reconnaître
Aussi, ils ont des chapelets à la main et sur le cou. De même, « les gros habits que nous portons sont culturels et ils se nomment « baaylahat »,
c’est-à-dire le nom d’un des fils de Serigne Touba. Nos habits sont de couleur blanche, ce qui représente la sunnah et c’est la cause pour laquelle
chaque vendredi on est censé les porter.» Un disciple.
Pour se saluer, les disciples se serrent la main d’abord et chacun ensuite prend celle de son condisciple pour la mettre sur son front ou sur le nez,
tout en se courbant. Cela montre leur appartenance religieuse et le signe de respect vis-à-vis des autres.
Les disciples du « dahira » sont faciles à reconnaître dans l’espace universitaire, de par leur pratiques et gestuelles. Ils sont prêts à s’entraider,
à partager la même chambre universitaire pour tout simplement se différencier des autres. Ils sont convaincus de faire partie de la meilleure
confrérie. Ils peuvent aller jusqu’à privilégier les relations entre condisciples au détriment des liens de parenté biologique. « Si un de
nos confrères se fait rare, on se doit d’aller lui rendre visite pour savoir le pourquoi de ses absences », affirme Saër, un disciple. Ces
pratiques cultuelles n’auraient, pour eux, aucun impact négatif sur leur cursus : « au moment où les autres se divertissent en jouant au
football, nous nous divertissons à travers les récitations de khassaïdes », Aziz, un disciple, ou encore « les deux heures de temps quotidiennes
qu’on consacre au dahira ne dérangent rien sur notre étude. Pour nous, le dahira est le lieu de loisir surtout sacré ». Abdoulaye est l’un d’eux :
« Auparavant, je fumais, j’avais des copines, je faisais du rap, mais avec l’aide d’un professeur mouride qui m’a appris le Coran, les paroles de
Serigne Touba et les khassaïdes, j’ai tout arrêté. Ce même cas se présente à Guédiawaye (15)
où beaucoup de personnes ont abandonné le banditisme
pour rejoindre la confrérie mouride. J’aurais honte si un jour un camarade mouride me voit boire de l’alcool ou fumer ».
Le « dahira » Matlaboulfawzeyni assiste les disciples dans leur quotidien en termes d’intégration, de bien être, d’identité, de sécurité, de sentiment
d’appartenance mais aussi contre les phénomènes de l’absolutisme et les mondanités qui empestent la vie des catégories vulnérables. La présence
d’associations religieuses au sein du campus universitaire peut être appréhendée comme une réponse à un besoin d’identité mais surtout à une recherche
d’une couverture sociale et psychologique face à une situation universitaire de plus en plus précaire
Un phénomène social total
Le mouridisme, à travers le « dahira » Matlaboul-fawzeyni véhicule une manière assez singulière de dévotion et de piété religieuse. Au-delà de l’aspect
religieux et cultuel collectif, le « dahira » voit se développer un certain nombre de manières de faire, d’agir, de parler qui les distinguent dans
cet espace universitaire, devenant du coup un phénomène social total (16) .
Il a son organisation propre, crée du lien social et l’utilité qu’elle
procure renvoie à une approche fonctionnaliste de la religion.
Fondé au début du XXème siècle par Cheikh Ahmadou Bamba, il est souvent reproché au mouridisme, une extrême rigueur dans la pratique de la religion,
une quasi-déification du fondateur, laissant penser, notamment de la part des musulmans orthodoxes, à de l’idolâtrie.
Benoît TINE
Enseignant - chercheur en sociologie
Membre associé laboratoire Printemps/CNRS
Université de Versailles St Quentin-France
Université de Ziguinchor-Sénégal