Les inconnus de Tibhirine
Dom Etienne
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On connaît frère Christian, frère Christophe, frère Luc. Mais qui a entendu parler du frère Paul Favre-Miville ? Et qui a entendu parler des frères Michel Fleury, Célestin Ringeard et Bruno Lemarchand ? Ces trois frères sont partis de l’Abbaye de Bellefontaine, en Anjou, où ils étaient moines. Dom Etienne, Abbé émérite et auparavant maître des novices, nous parle de leur vocation et nous fait connaître la prière de frère Michel.


J’ai cru à l’authenticité de leur appel

Le 3 avril 1984, le frère Michel Fleury (40 ans), en formation à l’abbaye de Bellefontaine, venait comme chaque semaine, faire le point avec le responsable de la formation (maître des novices) que j’étais alors pour la communauté. Il venait me partager l’appel qu’il avait ressenti en lui-même pour partir en Algérie au monastère de l’Atlas (Tibhirine). Il le faisait doucement, avec réserve, à la fois naturellement méfiant face à l’authenticité d’un tel appel si peu classique, mais surtout craignant de faire souffrir sa maman dont il s’était rapproché, en venant de Marseille où il était, à Bellefontaine plus proche de sa Bretagne natale.

Le mercredi 4 avril, c’était le tour de frère Célestin Ringeard, prêtre de 50 ans, arrivé depuis un an à peine d’un ministère près des « paumés » de tout genre. Il me partageait également, mais avec assurance et avec feu qu’il avait reçu un appel pour Tibhirine ! Mais encore au début de sa formation, il ne pouvait pas y partir de suite.

Le vendredi 6 avril, la rencontre était avec le frère Bruno Lemarchand, lui aussi prêtre d’environ 50 ans, mais venu du ministère plus classique de professeur, puis directeur d’un collège : d’une famille de militaires il avait vécu son enfance aussi bien en Syrie qu’au Viet-Nam et en Algérie où sa sœur était décédée à 12 ans. Lui aussi me partageait avec calme mais fermeté avoir ressenti l’appel à partir à Tibhirine. Déjà engagé, comme le frère Michel, il pouvait y partir sans tarder !

Il y avait alors trois ou quatre autres frères en formation, mais je me souviens m’être demandé comment la Communauté réagirait à ces trois demandes de départ ! je l’interprète aujourd’hui comme le signe qu’alors j’ai cru de suite à l’authenticité de leur appel et qu’en même temps le Seigneur nous demandait un vrai sacrifice que pourtant il nous était impossible de refuser. Bien au contraire, il s’agissait pour nous d’être en état d’offrande ; comme si le Seigneur les avait envoyés vers nous pour les préparer à aller là où Il les attendait !

Les trois frères étaient venus me trouver spontanément, et sans aucune concertation entre eux – le silence était alors plus grand qu’aujourd’hui entre les frères surtout les frères en formation et, de plus c’étaient des hommes déjà mûris par la vie. Pour ma part, je ne pouvais m’empêcher de voir dans ce triple mouvement, le doigt de Dieu, la marque de l’Esprit Saint, et je ne pouvais m’empêcher de rendre grâce : « que sa volonté soit faite » quelle qu’elle soit ! Et elle se fit, puisque tous trois partirent bientôt à Tibhirine : les deux premiers y restèrent et le troisième rejoignit en 1991 la communauté de Fès, au Maroc, d’où il ne revint à Tibhirine que le 18 mars 1996 pour être « enlevé » avec les 6 autres… et se perdre dans ce brouillard lumineux qu’a évoqué pour nous la finale du film “des hommes et des dieux” !

La prière de Michel ? Je pense qu’elle a toujours existé. Elle avait précédé l’aveu par Michel à sa mère en train de traire les vaches dans leur ferme modeste et retirée, qu’il se sentait appelé à entrer au séminaire pour devenir prêtre : il avait alors 14 ans. Il devra y renoncer et s’engagera dans une famille religieuse, dite du Prado, soucieuse de vivre au milieu des gens simples, travailleurs et pauvres. Fraiseur, Michel vivra tant à Vaulx-en-Velin qu’à Marseille cette existence d’ouvrier au milieu de beaucoup de gens venus du Maghreb, dont l’Islam le marqua très vite. Malgré tout, vers 30-35 ans, après une dure grève de 56 jours, pendant laquelle il fut lui-même « piquet de grève» , il s’aperçut qu’il ne savait plus où il en était de son chemin humain et spirituel, voire de sa foi, sinon même de son espoir d’homme. C’est alors que sa prière devient intensément et une fois pour toutes “personnelle”.

La prière de Frère Michel
au long des jours et au fil des années

Les notes qui suivent sont des traces de la Prière de Frère Michel que Frère Etienne a recueillies et qu’il nous fait connaître.

A son cousin Joseph C., prêtre en paroisse, depuis l’abbaye de Lérins, près de Cannes, où il est venu faire le point en mai 79 :

Salut Joseph,
Je viens de passer 2 séjours à Lérins : un à Pâques, le 2ème à l’occasion du pont du 1er mai.
Le 1er a été l’occasion d’une mise au point, conduit par une faim et soif d’absolu et ça m’a permis une réconciliation avec Dieu, avec moi-même et les autres aussi.
J’ai la certitude que Dieu continue à faire merveille dans ma vie bâtarde. Son passage à Pâques 79 sera un tournant pour mon avenir que j’oriente dans le même sens, mais à vie.
En attendant une décision concrète, j’ai repris une vie de prière personnelle, une fois par semaine repas-prière avec Pierrot, Pierre et François, une fois ou l’autre avec les communautés, équipes sur le quartier (Frères de Foucauld, Orantes) et j’ai demandé d’entrer dans un équipe d’A.C.O. (Action Catholique Ouvrière)...
La rencontre de Pâques m’a remis dans une grande joie et une grande paix. C’est le Dieu Fidèle.
Je te souhaite beaucoup de joie dans ton ministère. Grosses bises.

Michel

A son cousin Joseph, 4 ans plus tard, du noviciat de Bellefontaine où il s’est déjà engagé en début d’année, il écrit fin novembre 83 :

Cher Joseph,
Ta lettre est arrivée à point puisqu’avec Père Étienne, nous voyons la prière chez Thérèse de Lisieux et surtout l’acte d’offrande. Je l’ai montrée à P. Étienne qui nous l’a lue en partie au noviciat. J’espère n’avoir pas manqué à la discrétion.
Un frère nous donnait cette prière de Thérèse à Tierce : “Dieu de miséricorde, daigne nous accorder de marcher avec confiance sur les pas de sainte Thérèse de l’E.-J. ; d’être, comme elle, entièrement livrés à l’Esprit St, abandonnés à Ta grâce et passionnés pour le salut de tous les hommes.”
C’est vrai que tous les jours, je prie, supplie et “chante” ce Dieu d’Amour, de Tendresse, de Miséricorde dans la confiance et l’humilité… Mais je suis tellement loin… loin… de cette réalité…
Joseph, souviens-toi de ceux qui sont ici et qui commenceront leur retraite mercredi soir 30/11 jusqu’au 7-8/12 et, si je suis ici, sans doute, que j’en ai plus besoin que d’autres…

Cet acte d’offrande, il sera comme poussé de l’intérieur à le faire à la Pentecôte 1993 ; avant que ne commencent à se mettre en route la terrible chaîne des événements qui, pour les frères de Tibhirine comme pour tant d’Algériens de cette époque-là, aboutira au don de sa vie. On a ainsi retrouvé sur une petite carte laissée dans un livre sur une des étagères de la bibliothèque ces lignes tracées au crayon en 2 ou 3 fois :

“Esprit Saint Créateur, daigne m’associer
– le plus vite possible ; mais pas ma volonté, mais la tienne –
au Mystère Pascal de Jésus-Christ, notre Seigneur par les moyens que tu voudras
– sûr que Toi, Seigneur [Jésus], Tu le vivras en moi – et pour ce que tu voudras.

A l’intercession de Marie et des Apôtres,
daigne recevoir cette pauvre offrande de ton indigne serviteur (Jean 15,12-16)…
et ami Michel., [à la louange de ta gloire]
et la consumer dans le feu de ton Amour.

O Toi qui vis dans la communion du Père et du Fils ;
à toi, louange et gloire, éternellement.

Fait en ce jour béni de la Pentecôte, 30 mai 1993.
N.B. Veille de la fête de la Visitation, et de l’Aïd-el-Kbir

fr. M. le m. (frère Michel le moine)

Du 30 mai 1993 jusqu’au 26 mars 1996 où ils furent “enlevés” de Tibhirine et jusqu’aux environs du 21 mai 1996 où les frères furent “enlevés” définitivement à notre terre, et où cet “acte d’offrande” s’est réellement et concrètement réalisé, il n’y a pas si loin.

Ce qui est à noter, c’est la double datation : de la Pentecôte et de l’Aïd-el-Kbir, en passant par la “Visitation”, cet épisode de la vie de Marie qui a servi de modèle à la présence de nos frères en milieu musulman. Alors que Marie (Myriam), la mère de Jésus, le portait alors en elle, elle visite sa cousine Elisabeth, voici que cette dernière “découvre” cette présence silencieuse de Jésus silencieuse en Marie ; et c’est Elisabeth qui interpelle Marie sur cette présence de Jésus en elle : ainsi de nos frères qui ne cherchaient point à parler ni à “convertir” qui que ce soit, mais qui portaient en chacun d’eux et au milieu d’eux, en communauté, cette présence silencieuse et bienfaisante du “Prince de la Paix”, comme le dira Christian de Chergé à Saya Attyia au soir de Noël 93.

Michel, pour sa part, qui avait vécu de longues années de sa vie au contact et au coude à coude avec des travailleurs venus du Maghreb et avait apprécié leur vie de croyants et de priants de l’Islam, ne manquait pas de solliciter à l’occasion, de la part de l’un de leurs voisins, l’une de ces prières d’intercession dont il se savait souvent chargé à Tibhirine – c’était là un peu son “sacerdoce” – pour que cette prière soit portée par la communauté !

Déjà, cette attention à la sollicitude des musulmans, à la mort de sa maman en mai 90, et la réflexion de Mohammed qu’il cueille comme une parole venant de Dieu même (d’une lettre qu’il m’adressait le 5/05/90) :

« Père Etienne,
J’ai oublié l’essentiel…
Merci d’être venu à la dernière eucharistie de maman, pour la famille, les amis, et tous ceux qui étaient là...
Ici, grande a été la communion de la Communauté des chrétiens, grande leur foi.
Grande aussi la foi des musulmans qui se sont exprimés…
Mohamed : “Maintenant, elle voit Dieu face à face… maintenant elle est avec Dieu.”
Priez pour moi, pour que je puisse dire : « Seigneur Jésus, que ta volonté soit faite ! » en vérité
ou encore : « le Seigneur me l’a donnée ; le Seigneur me l’a reprise, que son saint Nom soit béni ! » Maintenant, elle intercédera pour nous.

Lettre de Noël 1987, de N. D. de l’Atlas

Maman va bien, vu ses 80 ans passés…
Ici aussi le Seigneur fait merveille. Prie pour que je garde les yeux du cœur grands ouverts et reconnaisse vraiment Sa Présence, là. Bien souvent m’est présente la prière du prophète : « Seigneur, augmente mon émerveillement à Ton sujet. »

Lettre à Dom Emmanuel du (14 Mai) 1986

Père Emmanuel,
Au cours de cette semaine : neuvaine à l’Esprit Saint… période de Ramadan pour le monde musulman… et jour même de la S. Matthias, ma communauté a accepté et pris en charge ma demande d’engagement définitif (Dieu est grand ; grande est sa miséricorde ! c’est une grande joie pour moi). Ce sera pour le 28 août, fête de St. Augustin et 16ème centenaire de sa conversion. Je compte sur la prière d’action de grâce de tous afin que je devienne un moine « selon le cœur de Dieu ». Peut-être vous reverrai-je début septembre.
NB. Et merci à tous les frères de Bellefontaine d’avoir été pour moi, « l’étoile qui a conduit les mages à Bethléem ». Je vous reste uni quotidiennement par le cœur et la prière. Bien fraternellement et bon courage à tous, dans le Christ-Jésus.

Lettre envoyée de Bellefontaine. du 11.09.1986, au frère Jean-Claude du Kokoubou

F. Jean-Claude, Ce 28, ce jour de grâce, tous les frères du Kokoubou étaient associés à notre prière avec tous ceux de Bellefontaine et, comme tu me l’écris, finalement proches parce que sur le même continent.
Je n’apprends pas l’arabe… mais l’Islam avec ses fêtes, leur sens,… le Coran avec ses mystiques musulmans, etc.… tous les chercheurs de Dieu nous aident et m’aident à vivre notre vie monastique. À Dieu, louanges et gloire éternelles ! Restons unis par la prière.

Lettre du Maroc : Fès-Batha, le 8.02.1988 (lire le 8/03 ?)

Père Etienne,
Ayant quitté N. D. de l’Atlas le 10.2 (mémoire de ste Scolastique) … et, après avoir passé une nuit à l’évêché de Casa, je suis arrivé le 11.2 (mémoire de ND de Lourdes), à Fès, où m’attendaient les frères Jean-Baptiste et Roland.
Bientôt un mois… me reste 2 mois ! après un temps liturgique très fort (Carême … après, Pâques… et le monde musulman entrera en Ramadan à partir du 18 avril).
Puisse le Seigneur conduire nos communautés monastiques, les façonner selon son cœur. Puissions-nous vivre ce temps au jour le jour, dans l’abandon entre les mains de la Providence, afin que nous soyons, chacun à notre place, pour ce que Lui veut. Pour moi, c’est un temps de grâce. Mais il reste que nos communautés sont bien petites bien faibles aussi. Comme à Paul, Il me dit : “Ma grâce te suffit, ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse.”
Bien fraternellement, union de prières. Donne de mes nouvelles à tous les frères. Bon Carême à tous.

Lettre depuis N. D. de l’Atlas, du 8/09/89, à des cousins – Jean-Paul et Madeleine – ayant des amis algériens, venus en visite en Algérie et à Tibhirine, au cours de l’été.

Etant chargé d’animer la prière communautaire, du matin au soir, le jeudi, j’ai donné en ‘intentions’ ce que vous voulez vivre :
1 – pour ceux et celles qui essaient d’apporter leur pierre là où ils sont, pour plus de justice et de solidarité, Seigneur, prends pitié.
2 – pour ceux et celles qui essaient d’être présents pour que, chez certains, le fardeau de la vie soit moins lourd à porter, ô Christ, prends pitié !

3° dimanche de l’Avent, 16/12/1990+
Chronique de fin d’année pour N.-D. de l’Atlas, Tibhirine & Fès.


Plus d’un an déjà que fr. Michel a été institué « lecteur », un ministère permanent l’appelant à être parmi ses frères le témoin vigilant de notre vocation commune à la lectio divina des Écritures et des Événements. Moisson de grâces, gerbe d’action de grâces – fr. Michel s’y est essayé, à l’office du soir, en fin d’année liturgique :

« Nous te rendons grâce, Seigneur,
pour la beauté de la nature, et le silence du cœur,
pour les richesses de l’année liturgique avec saint Bernard,
pour les frères donnés et pour la vie fraternelle,
pour l’ordination de fr. Christophe
et la profession solennelle de fr. Bruno,
pour la vie cachée de nos frères de Fès,
pour le partage de prière avec nos frères croyants de l’Islam,
pour toutes les personnes venues « se ressourcer » avec nous,
et pour avoir été appelés à vivre notre vocation en terre d’Islam… »

Lettre de N.-D. de l’Atlas, le 12.12.93

Chers frères,

À défaut de la Vierge du 150ème anniversaire (épuisée) de notre présence sur cette terre d’Afrique… en Algérie : Staouëli… Tibhirine.
À quelques semaines de Noël, puissions-nous de tout cœur chanter avec la multitude des anges : « Gloire, louange à Dieu dans les hauteurs et sur terre, paix, paix, paix à tous les hommes ses bien-aimés. » Et que l’année 94 soit bonne pour tous à tout point de vue !
Pour nous, frères, ne vous inquiétez pas ; seulement, après Marie, je mendie votre prière pour que nous puissions tous avoir le courage de communier à (la) vie du peuple algérien jusqu’au bout, si telle est la volonté de Dieu.

Ce que f. Michel a exprimé lors de la réunion du Ribât, le mardi 26 mars 1996 ; ces dernières réflexions sur le thème choisi ont été notées par les membres présents.

F. Michel a vécu intensément le thème les six premiers mois. Ensuite il l’a plus creusé dans les Psaumes et l’Écriture.
C’est une prière vraie. L’Esprit nous précède sur le visage de chaque être vivant. Malgré des violences proches, il est comme un souffle d’espérance;
- certains arrachent des arbres (pour des raisons de sécurité) ; nous, nous plantons des arbres fruitiers ;
- il y a eu des mariages dans le voisinage ;
- une petite fille, née après la mort de sa sœur, est appelée : Espérance ; - une prière de Ghâzali l’accompagne : Mon Dieu, réalise nos espoirs ; - le choix d’Odette de rester dans son quartier était une Incarnation d’espérance ;

- il a demandé à M. une parole de vie pour l’espérance.
La réponse : Paix à nos cœurs ! Paix pour le pays ! Paix pour le monde !

- Michel prie : " Apprends-nous le pardon des ennemis, comme saint Étienne, Odette, Henri… "

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