En pleine campagne, à Mazille en Saône-et-Loire, des femmes inventent la vie en s’inspirant d’une mystique du XVIème siècle, Thérèse d’Avila. On les appelle des Carmélites. L’une d’entre elles évoque la spiritualité de Thérèse dont elles se réclament.
L’héritage de Thérèse d’Avila
Il est beau de recevoir un héritage, dont nous savons qu’il a fait vivre nos pères et mères au cours des générations et que s’ils nous le transmettent bien vivant, c’est qu’ils ont su en tirer des réponses nouvelles et fructueuses selon les temps et les lieux au fil de l’Histoire. Il en va ainsi d’une culture, d’une religion, d’une spiritualité, qui est un esprit de famille.
Quand Thérèse d’Avila, cette femme magnifique du seizième siècle espagnol, chrétienne passionnée, est amenée à réformer le Carmel, l’Ordre religieux dans lequel elle était entrée toute jeune, c’est exactement pour cette raison : retrouver le sel d’un héritage qui, avec le temps, s’était bien affadi, et le rendre fécond dans son époque avec ses problématiques particulières. Car transmettre n’est surtout pas répéter, mais apporter un éclairage original, actualiser en réponse à des questions nouvelles. Et Thérèse va insuffler dans la tradition la vigueur et la singularité de son charisme. Elle va ainsi expérimenter la tension féconde, qui permet les vrais pas en avant, entre créativité et institution, liberté et obéissance, « résistance et soumission » (1). Tension d’autant plus étonnante qu’elle est vécue par une femme, dans une société patriarcale et une Église totalement masculine, une femme qui sera reconnue, après certes bien des combats, comme la Réformatrice de l’Ordre du Carmel, aussi bien masculin que féminin.
Au cœur de l’agitation du monde
Carmel en Palestine, le Carmel se propose, en vivant au désert, à plusieurs, à la suite du prophète Elie, « dans la dépendance de Jésus-Christ » (Règle), de tracer pour chacun de ses membres un chemin sûr de communion avec Dieu et d’être une vigilance, une permanence silencieuse de prière au cœur de l’agitation du monde. Au seizième siècle, l’agitation du monde était un peu entrée dans les monastères et la prière y avait beaucoup perdu de sa profondeur. La vie fraternelle s’en était d’autant relâchée, dans des communautés trop nombreuses.
Thérèse, d’abord, va créer de petites communautés à dimension familiale, où « toutes doivent être amies, toutes doivent s’aimer, toutes doivent s’entraider » (Chemin de Perfection IV, 7). Elle a une vive conscience que nous ne pouvons pas faire seuls le chemin de la conformation au Christ, le chemin de la conversion. Nous avons besoin des autres, de leur encouragement, de leur exemple, de leur complémentarité et aussi de leur résistance… Ce sera donc une vie très communautaire, mais à l’intérieur d’une « clôture », qui signifie le départ au désert, un certain retrait du monde : en quelque sorte, un « érémistisme communautaire ». A l’époque de Thérèse, la clôture était paradoxalement un espace de liberté pour des femmes qui n’en avaient pas dans la société. « Qu’elles reconnaissent la grande grâce que Dieu leur a faite en les choisissant pour Lui, et en leur épargnant l’assujettissement à un homme qui souvent leur ôte la vie, et à Dieu ne plaise qu’il ne les prive pas aussi de leur âme » (Fondations 31, 46) ! La clôture, « où nul séculier ne peut entrer », est la garantie de la solitude avec Dieu, les moniales s’y trouvent « comme des poissons dans l’eau » (id).
Et ainsi - beauté de cette conviction de Thérèse -, elles vont pouvoir offrir au Christ un lieu où reposer la tête (Luc 9, 58) : Thérèse est très sensible au désir qu’a Jésus, au désir qu’a Dieu d’être avec nous, d’être accueilli par nous. Elle évoque souvent les épisodes de Béthanie (2) et de Gethsémani (3). Ses communautés seront pour Jésus cette maison amicale, ce Jardin où il ne sera plus seul…
Une nouveauté
Mais surtout, l’intuition propre, le charisme de Thérèse, qui est une nouveauté dans l’histoire de la spiritualité, c’est son expérience et son affirmation que la vie contemplative est intrinsèquement apostolique.
Notre ouverture à Dieu Lui permet d’agir en nous, de nous transformer et ainsi d’agir dans le monde. Et pas de rencontre avec Dieu sans être investi de ses sentiments à l’égard des humains, sans vision de ses projets, de son espérance pour le monde et sans le désir et le courage d’y collaborer. Cet engagement s’incarne de fait dans une institution, en l’occurrence pour Thérèse, l’Église, et elle centre la vocation de ses sœurs sur les besoins de l’Église, de sa mission. Pour Thérèse, c’était alors le grand souci des guerres de religion en France et « les millions d’âmes » (4) à évangéliser en Amérique… Ainsi la vie contemplative n’est plus d’abord un chemin de sanctification personnelle, mais une « passion des âmes », un engagement au service de leur « salut ».
Telle est l’originalité du charisme thérésien : un don de soi radical pour le service de l’Église et du monde, une vie contemplative indissociablement missionnaire. « Le monde est en feu, ce n’est pas le moment de parler à Dieu de choses de peu d’importance. » (Chemin de Perfection I, 5).
Mais voici encore une originalité de Thérèse, expression de son humanité et de son réalisme : Dieu, dit-elle, sera empêché de nous donner la plénitude de la prière (cette contemplation à laquelle Thérèse veut nous mener), si nous n’en posons pas d’abord les bases solides dans notre existence concrète. D’où ces trois fameux préalables décrits au début du Chemin de Perfection : « La première chose est de nous aimer les unes les autres ; l’autre, le détachement de toute chose créée, l’autre la véritable humilité, qui, bien que je la cite en dernier, est la principale et les embrasse toutes » (IV,4).
L’amour fraternel, qui n’est pas affaire de sentiments ou d’affinités, mais ne trouve sa profondeur que s’il repose sur le détachement de soi et l’humilité. Celle-ci est pour Thérèse « le fondement de tout l’édifice » (Château intérieur VII, 4). L’humilité, c’est être dans la vérité de nous-mêmes, reconnaître notre pauvreté, tout ce qui nous sépare du véritable amour. C’est entrer dans l’attitude même de Jésus qui s’est dépouillé de lui-même par amour pour les hommes (Philippiens 2). C’est la remise au Christ de toute notre vie, à travers la médiation de la communauté. C’est laisser Dieu accomplir son œuvre, et l’œuvre de Dieu est toujours porteuse de concorde et de communion.
Recevoir l’héritage aujourd’hui
Ce charisme thérésien, comment essayons-nous de l’incarner aujourd’hui, dans un monde toujours et plus que jamais en feu ?
En son fond - vie communautaire, contemplative, missionnaire -, non seulement il n’a pas à être modifié, mais nous devons sans cesse nous demander si nous le vivons en vérité. Chacune de nous est entrée au Carmel avec le désir de donner sa vie à Dieu afin qu’il la rende féconde pour le monde, et celui de vivre en communauté comme exercice de l’amour, soutien et vérification permanente de le prière. Séduite aussi, pour certaines, par la personnalité de sainte Thérèse, sa passion pour le Christ, sa liberté qui lui a ouvert les portes les plus fermées, sa détermination à faire de ses sœurs des femmes libres, amoureuses de Dieu et contagieuses de cet amour.
Contagieuses, c’est-à-dire témoins. Aujourd’hui les hauts murs pour signifier la clôture ne parlent plus – au contraire. Nous avons choisi en nous implantant à la campagne un travail agricole « lisible » par tous et solidaire de nos voisins. La clôture pour autant demeure cet « espace monastique », espace de notre vie privée favorisant le silence et le recueillement, et que nous ne quittons qu’en cas de réelle nécessité. Espace respecté par les autres, mais non fermé. Par exemple, n’étant pas prêtres (et n’en ayant pas la vocation!), nous faisons appel aux prêtres des alentours ou à ceux de tous horizons qui séjournent à l’hôtellerie pour célébrer l’eucharistie quotidienne, nous bénéficions ainsi de la diversité de leurs expériences, de leurs paroles, ils sont pour nous la présence de l’Église universelle et quand les règles ecclésiales changeraient (?), nous ne voudrions pas renoncer à cette ouverture. Même s’il est vrai que le rythme de nos célébrations deviendra de moins en moins régulier…
L’Église dans notre pays est aujourd’hui minoritaire, les croyants ont besoin de lieux pour se retrouver, prendre du temps et du silence pour prier et approfondir leur foi… Nous avons entendu comme un appel de l’Esprit la demande de beaucoup d’entre eux d’être accueillis sur notre colline, nous avons ouvert des maisons d’accueil, ce qui n’est pas habituel au Carmel, mais notre vie monastique s’en est trouvée enrichie, stimulée, nous avons reçu de toutes ces « visitations » une confirmation de notre vocation.
C’est à travers cet accueil qu’a pu se vivre et se renforcer la rencontre avec nos sœurs et frères protestants, dans l’élan du mouvement œcuménique qui est né au vingtième siècle – et qui, entre autres, nous a souvent donné la joie d’écouter les fortes prédications de femmes pasteures.
Notre monde aujourd’hui vit un énorme brassage de peuples, de cultures, de religions. En de multiples lieux ces différences s’affrontent dramatiquement et le fanatisme a ensanglanté jusqu’à notre pays. Comme il est important, urgent, de faire barrage à cette violence par la rencontre, le dialogue, la fraternité avec les autres croyants… Nous avions déjà des amis musulmans – une retraite de Soufis a eu lieu chez nous -, des amis juifs. Mais notre plus grande joie a été lorsqu’il nous fut demandé d’accueillir au carmel les rencontres interreligieuses de Saône-et-Loire… Ne correspondions-nous pas ainsi au désir le plus cher de notre Mère Sainte Thérèse de réaliser la volonté de Dieu : l’amour entre tous ses enfants ? C’est ainsi que depuis 2006 ont lieu tous les deux ans sur la colline ces rencontres, dont la préparation a permis de créer des liens de solide amitié entre les représentants des différentes traditions. Le 5 juin la sixième s’y est tenue et nous avons fêté les 10 ans de cette belle aventure.
Rien sans la grâce de Dieu
Que peuvent « quelques pauvrettes » dans un « recoin » (5) éloigné de Bourgogne pour contribuer à changer la face de la terre ? … Rien du tout - et chacune fait chaque jour l’expérience de sa faiblesse -, sans la grâce de Dieu qui fait porter un fruit bien inattendu au rassemblement communautaire, pourvu qu’on essaie de le vivre en vérité. Tout le monde sait qu’il est plus difficile de bien mener durablement ses relations avec les plus proches qu’avec les lointains… Or c’est cet amour-là qui féconde tous les autres. Notre mission alors est de tâcher modestement d’avancer ensemble dans le respect, la compréhension, la bienveillance, le service mutuels, conscientes de nos limites mais témoins tous les jours des merveilles de Dieu.
Dans la gratitude aussi pour cette femme, Thérèse d’Avila, qui nous a communiqué son intuition tout évangélique que l’amour vécu dans l’ordinaire des jours a la puissance de transfigurer le monde.
Soeurs Carmélites de Mazille