Nous avions besoin du regard d'un philosophe
pour comprendre, avec précision,
le concept de laïcité impliqué dans nos échanges.
Merci à Hubert Faes pour sa contribution.
Les conditions sociales
de la rencontre
Il est important de ne pas considérer les relations entre les religions de manière abstraite, en ignorant les conditions
sociales réelles dans lesquelles des croyants se rencontrent et vivent ensemble. Ce serait moins judicieux que jamais à
notre époque en raison du rapprochement, voire du brassage des hommes de toutes religions dans le contexte de la mondialisation.
Le dialogue a toutes les raisons de s'instaurer parce qu'il est nécessaire de se parler pour organiser pratiquement la vie dans
le même espace social et de dégager les valeurs qui doivent inspirer cette organisation. On pourrait penser alors que le but principal
du dialogue interreligieux est de traiter de questions éthiques et politiques relatives au vivre ensemble dans une même société, les questions
relatives à la foi et à la spiritualité demeurant réservées à chacune des religions en son particulier. Le dialogue se ferait d'autant
mieux que chacun respecterait ce partage entre les questions dont on discute et celles qu'on se réserve. Comme si le vivre ensemble
des religions et leur conversation ne pouvaient pas concerner la religion elle-même. Comme si les croyants pouvaient se parler à
condition de ne pas se parler de ce qu'ils croient.
Le dialogue :
chose essentielle
à la foi de chacun
Il faut au contraire affirmer que le dialogue entre croyants, non seulement ceux de la même religion mais ceux de religions
différentes, est chose essentielle à la foi de chacun, que la conviction religieuse liée à une expérience spirituelle personnelle
doit pouvoir s'exprimer et être confrontée à d'autres expressions de foi dans la perspective d'un véritable échange. Les croyants
cherchent à créer les conditions d'une coexistence paisible non seulement pour éviter les conflits et la guerre mais pour que
de tels échanges puissent naître.
Il peut sembler néanmoins que la laïcité ne joue un rôle que pour permettre la coexistence et les bonnes relations entre religions
dans le même espace social et politique et qu'elle ne concerne pas le dialogue proprement spirituel des religions si ce n'est
d'une manière très extérieure. Je voudrais montrer au contraire comment la laïcité est décisive et comment elle seule rend possible ce dialogue.
Laïcité
n'est pas tolérance
Précisions d'abord ce qu'il faut entendre par laïcité qui fait toujours l'objet de nombreuses discussions et qui n'est pas
définissable une fois pour toute indépendamment de l'expérience dans des conditions sociales données. Ce que l'on sait sans
doute depuis longtemps, c'est que la coexistence de plusieurs religions dans le même espace social et politique dépend largement
du pouvoir politique et du rapport de ce pouvoir au pouvoir religieux. Des exemples historiques parfois très anciens montrent
que des religions ont pu cohabiter et développer d'heureuses relations quand un pouvoir politique créait les conditions pour cela.
Ce fut le cas sous l'autorité d'un empereur de l'Inde, Ashoka au IIIème siècle avant Jésus-Christ ou à Cordoue en Espagne au Xème
siècle sous la direction du Calife Abd al Rahmann III et de son vizir juif Hasdaï ibn Shaprout. Dans ces exemples, le chef politique
se réclame lui-même d'une religion mais mène une politique de tolérance et de libre coexistence qui dépend de sa volonté
et de son pouvoir. On ne peut parler alors de laïcité.
Une conception
républicaine
du politique
L'idée moderne de laïcité va plus loin. Elle est liée à une conception républicaine du politique impliquant un état de droit et une
institutionnalisation du pouvoir grâce à des règles de droit. Il devient alors possible d'institutionnaliser le politique
(le pouvoir temporel) comme séparé du pouvoir religieux. La laïcité est d'abord la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir
religieux et la soustraction du premier à toute influence religieuse. Elle signifie que le pouvoir et l'État sont et doivent rester
neutres et impartiaux en ce qui concerne les religions. Une telle idée du politique qui n'est pas qu'une idée puisqu'elle a été effectivement
mise en oeuvre dans les institutions des États modernes a donné lieu à des expériences et des interprétations variées. La discussion
se poursuit pour savoir quelle est la bonne façon de comprendre la laïcité. Le problème concerne à la fois l'extension de la laïcité par
rapport à l'ensemble de la société et la manière de la mettre en oeuvre. Il est clair qu'elle n'aurait plus de sens si elle impliquait
la négation de l'existence même des religions dans l'ensemble de l'espace social. D'une manière très abstraite on dit que la laïcité concerne
l'espace public mais n'empêche pas l'existence des religions dans la vie privée. Mais si la vie privée est purement individuelle,
il faut remarquer qu'entre la vie privée individuelle et la vie publique, il y a une vie sociale, une vie communautaire où les religions
ont leur place. La laïcité ne peut signifier que tout l'espace social doit être neutralisé du point de vue religieux. Elle signifie qu'il
doit exister un espace public, un espace politique de discussion et de service public où l'on s'occupe de l'intérêt général de manière
impartiale, notamment par rapport aux religions, un espace qui ne doit pas tomber sous l'influence prépondérante d'une religion pas même
si cette religion est majoritaire dans la société.
Dépasser les intérêts
de sa propre religion
Dans leur dialogue, les religions se préoccupant de la manière de vivre ensemble dans une société peuvent s'accorder sur la pertinence
de ce concept moderne d'un espace politique laïc qu'elle conforterait par là même et elles pourraient contribuer à approfondir les valeurs
qui le portent. Elles peuvent comprendre que l'établissement d'un pouvoir et d'un espace politique laïc est la solution politique au problème
des relations politiques entre les religions. On voit en général dans la laïcité un trait objectif des institutions politiques ou d'un espace
de relations que l'on distingue d'autres espaces, autrement dit un caractère de quelque chose qui est extérieur aux individus, objectivé
par les règles du droit. On oppose les individus qui sont privés aux institutions qui sont publiques, ce qui laisse entendre que les
individus ne sont pas eux-mêmes laïcs et n'ont pas besoin de l'être. Pourtant, dans une société, il ne peut y avoir d'espace public laïc
si les individus (tous les individus en principe) ne se font pas eux-mêmes laïcs dans une certaine mesure, autrement dit ne se montrent
pas eux-mêmes capables d'adopter le point de vue de l'intérêt général, du pouvoir public, en faisant abstraction de tout intérêt pour une
religion particulière. C'est la raison qui rend l'individu capable de laïcité. Elle fait que l'homme peut prendre de la distance par
rapport à ses propres convictions, considérer d'autres points de vue que le sien et le point de vue de l'intérêt public. La raison elle-même
est en quelque sorte laïque, neutre, impartiale, ce qui n'implique pas le rejet de toute conviction ou de toute croyance. Il ne peut y avoir
de laïcité d'un espace public que si chaque individu est capable de constituer en lui-même un espace public ouvert .
La Laïcité :
un impératif pour
chaque religion
Ce que nous disons de l'individu, nous pouvons le dire aussi de chaque religion. Celle-ci doit elle-même se montrer capable de laïcité pour pouvoir
coexister avec d'autres religions dans une société donnée. La laïcité est aussi cela: attendre de chaque religion qu'elle soit à même, tout en restant
religion convaincue d'elle-même, de se placer au point de vue neutre et laïc du politique responsable de la société. Nous pouvons voir dans
la récente rencontre entre musulmans, chrétiens et autres citoyens de la ville à la Mosquée de Gennevilliers un signe dans ce sens. Il ne
suffit pas que chacun reconnaisse l'espace public laïc et commun, qu'il en accepte la délimitation et les règles dans la société, il faut
qu'il montre qu'il porte en lui-même la laïcité, qu'il peut créer un espace politiquement neutre en lui en quelque sorte. Une mosquée, une église,
un temple ne sont pas des espaces publics. Ils sont au contraire des espaces réservés, sacrés, propre à une religion. Il est normal que l'on n'ouvre
pas habituellement leurs portes à tout le monde. Mais il est symboliquement fort qu'exceptionnellement une religion accepte, au coeur d'elle-même en
quelque sorte, de neutraliser l'espace, de l'ouvrir à des membres d'autres religions et à des citoyens quels qu'ils soient pour avoir avec eux
des échanges et des discussions. Elle témoigne ainsi à la fois de sa conviction religieuse, car c'est bien une mosquée, une église, un temple
que l'on ouvre et d'une reconnaissance raisonnable des conditions dans lesquelles cette conviction peut coexister avec d'autres dans la société.
La laïcité
et la vie de l'esprit
Si l'on reconnaît que la laïcité est une caractéristique non seulement de l'espace public mais de la raison que chacun porte en soi, on comprend
aussi en quoi la laïcité va jouer un rôle jusque dans le dialogue spirituel des religions, le dialogue dans lesquelles les religions exprimeront
leurs fois respectives elles-mêmes et leurs expériences spirituelles. Apprendre à prendre une distance par rapport à ce que l'on croit,
ce qu'oblige à faire la coexistence avec d'autres religions et avec des incroyants dans une société laïque, peut contribuer à rendre
les hommes religieux capables de dialoguer vraiment. La laïcité n'est pas seulement une concession aux nécessités de la vie commune ordinaire
qui n'affecterait pas l'essentiel de la vie religieuse. Elle apporte quelque chose d'essentiel à la vie de l'esprit qui peut nous faire progresser
dans notre manière d'être religieux, de vivre, d'exprimer et de communiquer notre foi.
Hubert Faes
Président d'ALETHE
Professeur à l'Institut Catholique de Paris