"La vérité n'est pas enclose dans le seul énoncé:
elle ne se sépare pas de l'amour
qui accompagne et qui porte celui-ci."
Guy Lafon,
un théologien qui pratique depuis longtemps les sciences du langage,
pense que cette intuition peut être proposée
aux lecteurs de la Bible comme à ceux du Coran.
Il s'agit là d'une contribution sans doute inédite
dans le champs de la réflexion islamo-chrétienne aujourd'hui.
La lettre :
L'écrit, le message et l'esprit
En français, nous disons : la lettre. Avons-nous bien réalisé que nous donnions ainsi à entendre par l'emploi de ce mot
qu'il s'agit, tout à la fois, d'un écrit et d'un message ?
En effet, une lettre est toujours un ensemble de signes, un texte, et aussi, une missive adressée et reçue. Le message, c'est donc l'écrit encore mais considéré comme médiateur
d'une communication. Car il n'y a pas de lettre qui ne soit l'occasion d'un déchiffrement et qui, en même temps, n'aille d'un expéditeur vers un destinataire.
A cette définition ajoutons une précision.
Le passage de l'écrit au message et même, d'abord, l'union, dans la lettre de l'écrit et du message sont assurés par ce qu'on peut convenir de nommer l'esprit. Pas de lettre donc,
au sens qu'on vient de donner, qui ne soit spirituelle : il y a toujours un esprit de la lettre, avec elle, en elle. La fonction de cet esprit est d'assurer la communication entre
nous. Ainsi la lettre devient-elle le vecteur de notre entretien les uns avec les autres, quel que soit son contenu.
La lettre religieuse
Quant à la lettre que, dans notre culture, nous appelons religieuse , elle n'est qu'une espèce d'un genre plus vaste. Mais par quoi sommes-nous convenus de distinguer cette lettre de toutes les autres ?
Admettons que la lettre religieuse ait pour fonction d'instituer et de maintenir une communication entre nous et, simultanément, avec un autre que, dans notre culture, nous désignons par le nom de Dieu, quoi qu'il en soit de sa nature.
S'il en est ainsi, on peut comprendre que le contenu de pensée du message religieux puisse varier au cours de l'histoire et à l'intérieur de la société humaine. Cette variation s'explique par l'aptitude de ce contenu à permettre la communication entre nous dans les conditions changeantes de notre condition historique.
Dès lors, si une tradition religieuse se rapporte à une lettre que ses ressortissants tiennent pour constitutive d'elle-même, parce qu'ils se rassemblent sur elle, ils devront faire la preuve de la capacité de cette lettre à favoriser la communication entre eux et, inséparablement, avec Dieu.
On conçoit sans peine que l'administration de cette preuve devra passer par une interprétation de la lettre religieuse. A vrai dire, cette interprétation est la façon dont est reçue la lettre écrite, porteuse d'un certain contenu de pensée et adressée. Elle est donc toujours spirituelle, si du moins on entend l'esprit, au sens qu'on a proposé, comme le médiateur entre l'écrit et le message, comme le lien entre eux, comme ce qui, interminablement, les maintient réunis tout au long de l'histoire, à l'intérieur des sociétés humaines.
La lettre et la foi
Il reste à reconnaître à la lettre un autre trait qui lui est tout à fait essentiel. Il n'y a pas de lettre sans foi. Cette foi est à entendre dans son acception la plus large. Notamment,
il ne faut pas en restreindre la portée à la signification qu'elle peut recevoir dans l'espace religieux. En effet, elle n'est présente dans cet espace et n'y prend un sens bien
particulier que parce que, déjà, elle se rencontre à propos de toute lettre, quel que soit le domaine auquel elle ressortit dans la culture.
« La parole, même à l'extrême de son usure, garde sa valeur de tessère. Même s'il ne communique rien, le discours représente l'existence de la communication ; même s'il nie
l'évidence, il affirme que la parole constitue la vérité ; même s'il est destiné à tromper, il spécule sur la foi dans le témoignage. »
Si l'on rapporte ici ces propos de Jacques Lacan, c'est parce qu'ils débordent l'application particulière qu'il peut leur assigner lui-même dans l'intelligence de la séance de
psychanalyse : ils concernent l'ensemble de l'entretien d'humanité qui se poursuit entre nous.
Ainsi donc, plus radicalement que sur la réalité affirmée de ceci ou de cela, la foi porte sur notre appartenance à la communication en cours. C'est une telle appartenance qui
constitue son objet permanent. Quant aux autres objets - gardons à dessein le même terme ! -, ils sont les vecteurs de cette communication, ils en sont, si l'on veut, l'expression
en des mots et des phrases, par exemple, porteurs de signification. Ces objets seraient-ils affirmés dans le discours en vue de mentir, parce qu'une intention trompeuse animerait
notre interlocuteur, que la foi demeure néanmoins, puisqu'elle est supposée, appelée même en quelque sorte par celui qui cherche à nous abuser.
Tout à l'heure on avait fait apparaître de quels éléments la lettre se composait. On avait établi qu'elle était faite d'un écrit et d'un message, liés ensemble par l'esprit.
Maintenant, en révélant la présence de la foi à l'intérieur de la communication, on peut affirmer qu'elle ne supprime ni l'écrit avec son contenu, ni le message avec son envoi et sa
réception, mais qu'elle est, comme l'esprit, ce qui les lie. La foi serait donc un autre nom de l'esprit. Elle est le nom de ce qu'on appelle l'esprit quand on s'attache non plus à
la lettre , en tant qu'elle est un composé d'écrit et de message, mais à un trait qui la marque toujours, ce trait fût-il peu manifeste : le fait qu'elle est adressée et reçue. Or,
ce trait-là suppose toujours la foi.
Ainsi en va-t-il de toute communication en humanité. Il n'est donc pas étonnant que la communication dite religieuse n'y échappe pas. Convenir de cela ne conduit pas à dissoudre la
communication religieuse dans l'océan de la communication mais seulement à affirmer que, puisqu'elle est une communication, elle ne va pas sans foi. Si, comme on en convient, elle
se présente avec des particularités qui la distinguent de toute autre forme de communication, il faut les faire apparaître.
La foi religieuse
On a déjà fait état ici du nom de Dieu. Quoi qu'il en soit de ce qu'on entend sous ce nom, celui-ci désigne un être qui est autre que tous ceux qui peuvent communiquer entre eux
dans la société et dans l'histoire et on admet que cet être peut entrer en communication avec nous en participant à la communication qui se poursuit entre nous.
De ce fait, sans spécifier davantage, on emploie volontiers, surtout dans notre culture, le terme de foi pour désigner cette communication de Dieu et avec Dieu. Cette signification,
fortement prégnante de la foi n'est pas sans conséquences. On ne retiendra ici que l'une d'entre elles, celle qui se présente assez immédiatement à l'attention.
La foi religieuse porte à l'extrême, à sa plus haute tension, cette foi qui est intérieure au plus humble des entretiens qui se produisent entre nous sous des formes variées.
C'est elle qui accueille et, dans le même temps, transforme en communication de Dieu et avec Dieu la teneur des lettres, écrits et messages, que nous faisons circuler entre nous et
qui assurent notre communication à l'intérieur de groupes restreints. C'est en elle, notamment, dans cette foi, que nous ressentons les limites et aussi l'impatience devant les
limites que rencontre cette communication.
Mais si tel est le statut de la foi, religieusement entendue, ne peut-on pas pressentir ce que peut être son destin ou, comme on voudra, sa vocation ?
Dialogue ou mission :
une alternative à dépasser
Accordons sans la moindre réserve qu'aucune communauté religieuse de foi ne peut consentir au renoncement à la lettre sans que, du même coup, elle ne se supprime elle-même. Mais
reconnaissons que toute communauté, quelle qu'elle soit, est invitée sans cesse à choisir sa façon de s'attacher à la lettre qui la constitue ainsi dans sa particularité.
Il s'agit du rapport de foi que chaque communauté entretient avec la lettre qui fait d'elle une alliance chaque fois particulière. Tout se passe comme si nous avions à répondre à la
question suivante : croyons-nous assez à la force liante, nullement aliénante, de la lettre qui fait d'elle une alliance chaque fois particulière. Tout se passe comme si nous avions
à répondre à la question suivante : croyons-nous assez à la force liante, nullement aliénante, de la lettre qui nous rassemble pour que nous souhaitions nous ouvrir inlassablement au
dialogue, sans nulle prétention et dans l'amitié, avec toute autre communauté, que celle-ci soit elle-même liée par une foi religieuse ou étrangère à toute foi religieuse ?
Si l'on est travaillé par une telle question, on conçoit alors que disparaît une certaine alternative, celle qui opposerait l'une à l'autre, par exemple, la mission et le dialogue.
Il faudrait, pense-t-on en effet, s'atteler simultanément à ces deux tâches qui se limiteraient réciproquement l'une l'autre, comme deux grandeurs rivales. Ainsi, à supposer qu'on
s'engage dans cette voie, ne tardera-t-on pas à se demander si le dialogue est au service de la mission ou si c'est l'inverse qui est vrai : parle-t-on avec les autres pour qu'ils
deviennent des nôtres ou nous lions-nous avec eux simplement pour parler avec eux ? Or, on sera insatisfait si l'on se contente de répondre qu'il faut, selon les cas, donner peu ou
beaucoup à la mission ou au dialogue, comme s'il s'agissait de procéder au dosage de conduites qui s'excluent.
A la réflexion, on en conviendra sans doute, ainsi formulée et si généreusement qu'on la pratique, l'alternative n'est pas pertinente. Comment faire pour la dépasser ?
« L'unique objet de l'Ecriture
est la charité »
L'affirmation qu'on vient de lire se présente dans le cours d'une méditation que Pascal poursuit sur le sens, c'est-à-dire sur la direction que prend la lettre biblique. On suggère
ici d'étendre la portée d'une telle pensée à toute lettre, quelle qu'elle soit, et notamment à cette lettre, toujours bien particulière, sur laquelle se rassemble une communauté
religieuse.
Observons d'abord que la lettre, écrite, envoyée et reçue, même si elle est réputée religieuse, peut ne pas traiter explicitement de la charité, ne pas prendre l'amour pour son
thème, pas plus d'ailleurs que la foi. Mais on a compris que, quel que soit son thème manifeste, toute lettre religieuse est animée par l'amour et par la foi, puisqu'elle rassemble
sur elle des fidèles qui sont censés s'unir entre eux et avec Dieu dans une même alliance de paix.
Dès lors, il s'agit de vérifier et d'apprécier sans cesse de quel prix d'exclusion sinon de rejet des autres qu'eux-mêmes les fidèles d'une même communauté religieuse paient
l'affirmation de leur particularité inaliénable. Ou, pour parler positivement, on se demandera quel lien heureux avec Dieu et, simultanément, quelle fraternité réelle avec tous
institue et favorise le rapport qu'on entretient avec une certaine lettre , par exemple dans le culte qu'on rend à un même livre, tenu pour sacré ?
Regrettera-t-on que de telles questions paraissent négliger la teneur des énoncés contenus dans la lettre, et aussi leur vérité, pour diriger l'attention et l'effort vers la seule éthique,
celle-ci fût-elle clairement associée, comme c'est le cas, à une relation à Dieu ?
Un tel regret procèderait d'une méprise sur ce qu'on entend par le terme de vérité.
En effet, comme on l'a insinué ici même, si la vérité d'une lettre peut être compromise et bafouée par le mensonge, elle est honorée en revanche par la droiture de l'engagement de
celui qui l'envoie et de celui qui la reçoit. Car la vérité n'est pas enclose dans le seul énoncé : elle ne se sépare pas de l'amour qui accompagne et qui porte celui-ci. Dans ces
conditions, il serait bien léger de considérer l'éthique, c'est-à-dire le rapport aux autres, à tous les autres, comme un champ dans lequel la vérité serait inévitablement réduite,
voire défigurée, et dans lequel le rapport à Dieu ne pourrait pas s'inscrire réellement en amour, comme s'il y avait à choisir entre deux amours, celui de Dieu et celui du
prochain.
S'il est une question qui demeure, cependant, c'est bien celle-ci : qu'est-ce que la charité ? En tenant celle-ci pour « l'unique objet de l'Ecriture », on estime qu'aimer, c'est
faire être, c'est renoncer au mensonge, qui est là entre nous, au moins comme une menace, pour nous désunir, et, finalement, c'est faire advenir seulement ce qui mérite d'être,
c'est-à-dire la vérité qui nous unit ensemble entre nous, dans notre communauté particulière, avec tous et avec Dieu.
On ne l'a pas dissimulé, les réflexions précédentes viennent d'un attachement à la lettre biblique. Mais, en les formulant, on a pensé qu'elles pouvaient être proposées à des fidèles
qui relèvent d'autres traditions sans qu'ils doivent, en les acceptant, renoncer à l'attachement qu'ils vouent à leur lettre propre. A quiconque, en effet, on peut adresser ces
quelques phrases, en guise de consignes fraternellement amicales :
De ton livre
Fais de la foi.
De ta foi
Fais une parole.
De ta parole
Fais de l'amour.
Comme du blé
On fait le pain.
Guy LAFON