Jésus et les poètes arabes
Boutros Hallaq
"Jésus..." Page d'accueil Nouveautés Contact

Sabeel est un mot arabe qui signifie à la fois « source» et « chemin ». Il désigne aussi un mouvement oecuménique où des chrétiens se regroupent et s'inspirent des théologies de la Libération nées en Amérique latine. Il s'agit de lutter par des moyens non violents contre toutes les formes d'injustice, par exemple contre le blocus de Gaza.

« Sabeel » a publié un texte à l'intention des chrétiens qui, venant à Jérusalem, accomplissent ce qu'on appelle un « Chemin de Croix ». Il s'agit d'une pratique traditionnelle consistant à s'arrêter quatorze fois en des points où les Evangiles nous montrent Jésus sur le chemin le conduisant, à travers les rues de Jérusalem, au lieu de sa crucifixion (le Calvaire). L'intérêt de ce texte tient au fait qu'en chacune de ces stations la souffrance de Jésus est assimilée à celle du peuple palestinien. A chaque arrêt on propose aux pèlerins un temps de méditation nourri par un texte d'Evangile, des témoignages de Palestiniens et des poèmes. Ceux-ci sont parfois empruntés à des musulmans ; c'est le cas de Mahmoud Darwisch.

Voici presque 35 ans, Boutros Hallaq avait déjà remarqué que la poésie arabe, fût-elle l'Suvre d'un musulman, recourait à la figure du Christ crucifié pour évoquer la souffrance d'un peuple. Il en faisait la remarque dans un numéro de la revue « Se comprendre » (n°135 ; mai 1976). Nous reprenons, avec son autorisation, quelques uns des textes qui y sont présentés et quelques éléments de la présentation qu'il en fait.


Mahmoud Darwich : « Martyr de la chanson »

Ils ont dressé la croix contre le mur,
Ils ont délié de mes mains les liens.
Le fouet est un éventail, et le coup des sandales
Un cri strident : « Saïdi ! »
« Eh ! toi », aboie la bête,
Je te laisse partir, si par deux fois
Devant mon trône te prosternes
Et me baises la main avec onction deux fois.
Sinon tu monteras sur le bois de la croix
En martyr de la chanson et du soleil ! »
Je ne fus pas le premier à porter la couronne d'épines
Pour dire à la fille brune : « pleure !».
Toi que j'aime aussi fort que ma foi
Ton nom sur ma bouche
Que submerge ma soif, raclée de poussière,
A pris un goût de vin vieilli dans les jarres !
Je n'étais point le premier à porter la couronne d'épines
Pour dire : « pleure ! ».
Que ma croix soit le dos d'une cavale.
Que les épines sur mon front incrusté
De sang et de moiteur soient une couronne de lauriers.
Que je sois, moi, le dernier qui dise :
« J'ai désiré trépasser »

Dans la situation où le poète se trouvait, le Christ seul lui venait à l'esprit. Amoureux de sa patrie, comme Jésus l'était des hommes, il refuse, comme lui, les tentations de se sauver en se prosternant devant Satan. Comme lui, couronné d'épines, il espère transformer ses épines en lauriers. Il est difficile, en effet, de feuilleter le recueil de poèmes de Darwish sans trouver à chaque page une référence à Jésus, une allusion à son drame...Dans une « communication téléphonique avec Jésus », le poète se peint sous les traits du crucifié.

« Je parle d'Israël !
J'ai des clous dans les pieds
Une couronne d'épines aussi je porte
Quelle issue ? Dois-je renier
La douce salvation ou dois-je marcher ?
Même si marchant, j'entre en agonie ?
- En vérité, je vous le dis : de l'avant, ô hommes !

Ainsi tout militant luttant pour la libération des hommes et affrontant les persécutions et les forces du « mal » est identifié au Christ. Le Christ est présent dès qu'il y a un acte de don, d'amour et de vérité.


Badr Chaker Sayyab

Le poète iraqien, Badr Chaker Sayyab, mort en 1964, à l'âge de 38 ans, parlant de l'Algérienne Jamila Bouhayrad torturée par l'O.A.S. pour avoir combattu dans les rangs du F.L.N. ne trouve pour la décrire que l'image du Christ souffrant sur la croix pour sauver l'humanité.

Notre soeur, écartelée, en larmes,
Tes membres ensanglantés,
Dégouttent dans mon coeur, y pleurent (...)
Le Christ en personne n'a enduré tes souffrances
Toi qui rachètes les plaies du blessé,
Toi qui donnes, authentiquement (...).
Toi notre soeur, mère de nos enfants,
Sommet de nos gestes
Cime qui s'élève pour nos héros (...)
Seigneur ! Sans toi, rédemptrice,
Point n'auraient fleuri nos branches nues
Ni la rime orné nos poèmes comme d'un lys.

Le Christ y est invoqué nommément. Mais tout haut-fait accompli par l'héroïne y renvoie : Rédemption, rachat, don, renaissance de la victime, les branches...Autant d'images qui renvoient au Christ, source de vie par sa souffrance. Le Christ, là comme partout chez ces poètes, est celui qui sauve l'homme ; celui-ci revit alors entièrement. Le poète ne fait qu'imiter ce Christ.

(Il) voit le Christ ressuscité et mourant de nouveau sur la croix et avec lui tous les hommes qui, décidés à oeuvrer pour la Rédemption, suivent son exemple. Le poème s'intitule :

« Le Christ après la crucifixion ».

Je suis mort par le feu :
les ténèbres de ma boue brûlées, seul Dieu est resté.
J'étais le commencement et au commencement le pauvre était.
Je suis mort pour qu'en mon nom le pain soit mangé,
pour qu'on me sème à la récolte.
Combien de vies vivrai-je ? Dans chaque coeur
Je devins un avenir, une semence
Je devins une génération d'hommes : mon sang dans tout coeur (...)
Ainsi je revins. Judas jaunit à ma vue.
J'étais son secret. (...)
Hier je m'enveloppais comme la pensée, comme le bourgeon.
Sous mon linceul de neige, reverdit la fleur du sang.
J'étais comme l'ombre, entre la nuit et le jour,
Alors j'ai fait jaillir les trésors de mon âme,
que j'ai dénudée comme un fruit.
Quand j'ai fait de mon habit un pansement
et de mes manches une couverture,
Quand j'ai réchauffé de ma chair les os des petits,
Quand j'ai mis à nu ma blessure pour panser la plaie de l'autre
Le mur qui me séparait de Dieu s'est écroulé.
(...)
Lorsque je fus recrucifié, j'ai jeté un regard vers la ville
A peine ai-je reconnu la plaine, la muraille et le cimetière :
Tout, à perte de vue, s'étendait
Comme une forêt fleurie
A chaque pas, un crucifix et une mère douloureuse.
Béni soit le Seigneur !
Voici la ville en enfantement.

Le Christ se fait Dieu par le don, revit dans les autres par le sacrifice de soi, s'identifie au pauvre qu'il glorifie, suscite l'héroïsme chez les autres qu'il associe à la rédemption commune. Les images sont plus éloquentes que tout commentaire.
Au terme de cet article dont nous n'avons gardé que quelques extraits, Boutros Hallaq s'interroge :


«...Non seulement le Christ a été reconnu comme le prototype de l'homme arabe moderne, c'est de plus un Christ opposé à celui du Coran dont le plus important son rapport à la crucifixion : alors que le Coran nie que le Christ ait été crucifié et affirme que c'est un « sosie » qui est mort à sa place, les poètes se plaisent à chanter le Christ crucifié et la Croix. Comment donc en sont-ils venus à reconnaître et à chérir ce Christ ?...»

Face à cette question, Boutros propose plusieurs explications mais il souligne que ce Christ ne serait pas venu à la conscience des poètes arabes s'ils n'avaient vécu un réel compagnonnage avec leurs concitoyens arabes chrétiens, qu'ils soient authentiquement croyants ou simplement de nom, dans leur combat pour la justice.


Retour au dossier sur Jésus / Retour page d'accueil