Philosophe et homme politique, Mustapha Chérif a enseigné au collège de France.
Il fut ministre en Algérie et ambassadeur au Caire.
Homme du dialogue islamo chrétien,
il a été reçu par Benoît XVI à qui il a présenté son livre « Islam, tolérant ou intolérant ? ».
Il fait partie de ceux qui ont pris l'initiative d'envoyer le message
aux responsables des églises signé par 138 personnalités musulmanes.
Passer d'un univers clos à un paysage ouvert, tel est l'essentiel de son message.
Le musulman, un témoin
Le musulman se définit sous la figure du témoin. Pour être musulman, il y a lieu de témoigner, selon l'expression de la Shahada,
qu'il n'est de dieu que Dieu et que Mohammed est son prophète. Témoigner que tout est relatif sauf l'Absolu. Témoigner que la Révélation est une réalité,
intrusion dans le temps des hommes, Parole de Dieu. L'histoire du salut se fonde avant tout, pour l'Islam sur l'idée de Révélation qui commence avec Adam,
connaît des phases majeures avec Abraham, Moïse, le Messie-Jésus et finit avec la Révélation coranique; celle-ci confirme l'unicité des messages,
le fond commun, et rappelle avec force et clarté les révélations antérieures tout en apportant sa part de dépassement et de singularité finale.
Pour des croyants monothéistes, naturellement, la Parole de Dieu est inépuisable. La Révélation n'est pas close. Avec la Torah et l'Evangile tout n'est pas dit.
Saint Jean précise dans son Evangile que Jésus leur dit « J'aurais beaucoup de choses à vous dire mais vous ne pouvez pas le porter à présent.
Il viendra, lui, l'Esprit de vérité, Il vous guidera vers la vérité. » Pour le croyant chrétien, cela signifie que l'Esprit divin, l'Esprit Saint,
conduira au fil du temps les croyants vers des horizons de connaissance plus larges, d'espérance.
Pour le croyant musulman, cela est interprété comme l'annonce de la vérité finale, le Coran. Quoi qu'il en soit, cela signifie
surtout que les croyants authentiques, par-delà leurs différences et leurs divergences, se sentent proches, se sentent un devoir d'écoute, d'accueil,
d'interprétation de la Parole révélée. Ils doivent la recevoir comme si elle leur était adressée à eux-mêmes, ici et maintenant,
pour honorer la vie et éveiller les consciences, et non consoler les gens ou, encore moins, folkloriser la religion.
La révélation face à la modernité
La Révélation respecte ma liberté : elle exige de moi de réfléchir pour en saisir le sens caché ou apparent, la dimension du contexte,
la portée universelle et particulière en fonction de la singularité de chacun de nous. Elle responsabilise, elle libère, elle ouvre;
elle ne ferme pas l'horizon selon la version du croyant. La Révélation est censée libérer et non pas ligoter. Elle vient réactiver les capacités de
l'être humain pour assumer l'épreuve du « vivre sur terre ».
Il s'agit de s'ouvrir à soi-même, à l'autre, au monde et à l'au-delà du monde, sur la base du refus de toute idolâtrie,
de toute fermeture et de toute prétention démesurée à dominer ce qui est. Cette vision religieuse, qui considère que la Révélation est une réalité,
est refusée, combattue, par une certaine raison moderne à cause, nous dit-on, de toutes les aliénations et violences suscitées par les systèmes
religieux à travers l'histoire. La Révélation, la Parole de Dieu, l'idée même de Dieu sont considérées par une certaine doctrine moderne comme étant de l'ordre des mythes,
des illusions, des fictions et, bien plus, considérées comme une source d'aliénation.
Pour des philosophies, face au postulat de l'homme soumis qui croit à la Révélation, fataliste, la modernité consiste à opposer l'homme libre,
inventif, naturel et bon qu'il faut libérer des mythes, des illusions et des contraintes; il faut le faire parvenir, nous dit-on, à l'état d'autonomie.
Pourtant, heureusement, il y a des pensées, des philosophies modernes, qui n'éliminent pas le transcendantal, l'éthique et les valeurs autres
que celles de la raison occidentale et calculante. Heureusement que des auteurs et des textes, décisifs dans l'archive occidentale du savoir au sujet
de la modernité, ne demandent pas à l'autre de se moderniser en renonçant à sa singularité. Cependant la ligne dominante de la raison moderne
s'est construite trop souvent contre la religion. Ce n'est pas simplement une modernité areligieuse mais antireligieuse.
Face aux défis communs
Ce n'est pas la fin du monde, la modernité. Ce n'est pas la fin du monde mais la fin d'un monde à laquelle nous devons faire face ensemble.
Notre époque est à la fois trouble et passionnante. Le nom comme l'idée de Dieu et de Révélation peuvent être évidemment niés. Les pratiques fermées des institutions
tout comme les dérives inhumaines des adeptes politico religieux, inauthentiques croyants, sont hélas les meilleures raisons de ne pas croire en Dieu.
La responsabilité des croyants est engagée afin qu'ils ne détruisent pas de leurs propres mains leur demeure, selon l'expression coranique.
Dans ce cadre, le noeud de la relation entre nous et la modernié, entre nous les trois monothéismes et entre l'humanisme et les spiritualités,
n'est pas assez pensé pour débattre sur les causes des écarts entre nos théories et nos pratiques, entre ce que nous disons et ce que nous faisons.
Nous avons à dialoguer pour justement faire face aux défis communs.D'une part, la rupture, la séparation radicale des liens sous le nom de sécularisation outrancière.
D'autres part, la confusion entre temporel et le spirituel, entre privé et public, entre l'individu et la communauté, entre la foi et la raison est connue sous le nom
de totalitarisme théocratique. La modernité est considérée par un certain nombre de courants dominants, souvent dogmatiques, traumatisés par nos dérives de croyants,
comme une rupture non négociable.
Refuser toute forme de fermeture
La sortie de la religion de la vie, de la cité, nous dit-on, c'est le passage d'un monde où les religions continuent d'exister mais à l'intérieur d'un ordre
et d'une forme collectifs qu'elles ne déterminent plus. Paradoxe : on tolère les religions à condition qu'elles soient inopérantes.
Une réelle émancipation vis-à-vis des autorités religieuses est compréhensible, logique, légitime. De même, une séparation de l'autorité de l'Eglise et de l'Etat,
de la sphère du public et du privé, est logique. On constate pourtant que cela aboutit progressivement à une marginalisation des principes spirituels,
à un oubli des valeurs morales, voire, comme je le disais, à une forme de déshumanisation et à un effondrement de l'horizon civilisationnel.
On constate que la religion est considérée, par nombre de modernes, comme la survivance d'idées et de pratiques révolues et arriérées.
L'idée de progrès n'a pu s'imposer à la pensée moderne qu'en vertu d'un travail opposé à la Révélation. Cela pose problème. Le fait que la religion soit
sortie de la vie collective, phénomène qui tend à se mondialiser, sauf pour le moment, en terre musulmane, est préoccupant.
Espérons qu'elle ne sorte pas des coeurs. De fait, et c'est également préoccupant, l'ignorance et l'incroyance se sont transformées parfois
en une doctrine intolérante et contraignante; elles sont devenues une sorte de «nouvelle religion» et d'idéologie alors que la Révélation était censée
libérer des fanatismes et des contraintes. Au lieu de constater que le mouvement du monde tout entier tend aujourd'hui à se fermer,
les modernes incroyants affirment que seuls les croyants gagnent du terrain. C'est une contre vérité. Paradoxe !
De par la lutte légitime contre l'emprise religieuse dogmatique et fermée, les incroyants ne cessent de rappeler le long passé d'une violence des religions ou,
dans une histoire qu'ils considèrent comme inachevée. Ils pointent du doigt les atteintes bien réelles aux droits de l'homme, le terrorisme perpétré par
des fanatiques, des grandes puissances ou des faibles désespérés. Mais la dimension libératrice de la foi et la recherche du beau, du vrai ou du juste,
menée avec tant d'ardeur par les croyants, ne sont pas perçues par cette approche réductrice. Tout comme, a contrario, les croyants n'ont en vue que
la critique de la permissivité ou du laxisme de l'homme moderne, ne discernant pas assez les semences positives de l'autonomie de l'individu et
les nouvelles métamorphoses et possibilités de notre temps.
Le paradoxe réside dans le fait que les principes rationalistes coupés de la foi sont devenus contraignants, autant qu'une volonté divine réduite
à des formes sociales institutionnelles soumises aux pouvoirs. Athéisme, théisme, en conséquence restent parfois des termes équivoques et ambivalents.
Nous avons affaire à des croyants fermés et aussi à des athées fermés ; alors qu'il s'agit de préférer l'ouvert. Je préfère un être ouvert à un être fermé,
et non point un croyant à un incroyant. L'être ouvert est porteur d'infinies possibilités.
Préférer avant tout l'ouvert au fermé, c'est-à-dire refuser toutes les formes de fermeture, qu'elles soient issues de l'athéisme ou du théisme, est mon horizon.
Islam et sécularité
Les idéologies politico-religieuses qui succombent dans la confusion et instrumentalisent la religion dans le cadre de la lutte pour le pouvoir
sont en contradiction et avec la lettre et avec l'esprit du Coran. Les difficultés des sociétés musulmanes aujourd'hui à traduire dans les faits le principe cardinal
de «communauté médiane» signifient que rien n'est donné d'avance. Il ne suffit pas de croire ou d'appliquer la loi pour réaliser le bonheur.
Il est aujourd'hui normal, logique et naturel de s'attacher à la sécularisation, principe cardinal de la modernité que le monothéisme soustend bien plus que l'on ne s'imagine.
Nous avons le droit de rechercher une sécularité positive, ouverte, constructive.
Etre ouvert ou fermé
Il n'y a aucune raison d'imaginer qu'un incroyant serait plus séculier ou plus laïc qu'un croyant ou le contraire.
Il n'y a aucune raison d'imaginer qu'un incroyant serait plus tolérant qu'un croyant. D'autant que compte tenu de l'évolution du monde,
de sa complexité et de ses défis, le problème consiste non à vivre d abord en croyant ou incroyant mais en «être ouvert» ou «être fermé».
Fondée sur la liberté, la foi, si elle s'inscrit dans l'ouvert, autant que la raison, et dans certaines dimensions plus que la raison, permet de répondre au monde,
à l'au-delà du monde et au mystère de l'existence
Accepter de s'exposer
Ce que les musulmans d'aujourd'hui doivent comprendre a trait au fait que la force de la pensée moderne se trouve dans la fermeté
avec laquelle elle se confronte à ses propres limites. La pensée moderne accepte de s'exposer, de prendre les risques de l'exercice sans condition de la pensée, de la raison.
Ce travail de la recherche, le musulman l'a déjà expérimenté ; il est même exigé par la Révélation pour assurer nos responsabilités tout en gardant la mesure.
Ce que le moderne, de son côté, doit comprendre réside dans le fait que le musulman tient à être un partenaire essentiel car il a participé,
et il le pourra encore de manière décisive, à l'essor de la civilisation de la vie. On ne questionne pas assez le Coran, la théologie, la pensée musulmane,
du dedans comme du dehors. Pour tenter de vivre ensemble, d'élever la condition humaine et plus encore d'humaniser les rapports entre les gens,
il faut comprendre que les dérives concernent plus la responsabilité du politique que du religieux.
Refuser la totalisation
L'Occident dit moderniste ou moderne est en train de se mondialiser et donc de ne plus s'appeler l'Occident.
Ce qui pose problème pour d'autres sociétés, cultures ou religions c'est justement cette hégémonie, cette volonté de la totalité que l'on nous demande d'accepter sans coup férir.
D'accepter un certain type de représentation du monde qui suscite des inquiétudes, des ruptures et des déséquilibres. Par-delà les acquis prodigieux de l'émancipation,
la plupart des cultures traditionnelles succombent à cette hégémonie, à cette totalisation. Dans la dépersonnalisation, l'assimilation, la dissolution.
Les musulmans résistent mais de manière confuse et parfois de manière aveugle. Notre époque, plus que d'autres, est de celles où il est vital que nous nous rencontrions,
que nous dialoguions, que le monde occidental et le monde musulman, tellement liés, analysent leur devenir commun. Le premier, le monde occidental,
ne doit pas se laisser bercer par les avancées sans précédent qu'il a réalisées. Il doit faire le bilan sur sa trajectoire, sur son plus que malaise de la civilisation
et s'interroger sur les risques qu'il fait courir à l'humanité. Le deuxième, le monde musulman, malgré la vitalité de la religion encore présente dans la vie de ses peuples
comme témoin du monothéisme, doit se démocratiser et comprendre qu'il ne doit pas céder aux ruptures, aux pressions ni aux oppressions.
Il doit s'interroger sur les graves dérives auxquelles certains de ses adeptes donnent lieu, à commencer par l'absence de système démocratique,
l'extrémisme politico religieux et la propagande de pratiques obscurantistes de la religion refuge.
Un triple risque
En conclusion finale aujourd'hui le risque est triple.
Premièrement celui d'une accentuation de la marginalisation des dimensions essentielles de l'homme. Quelles sont les dimensions essentielles de l'homme ?
Le spirituel et le politique. Le politique est la liberté, la responsabilité dans la cité. Le spirituel c'est la tenue, la posture vis-à-vis du sens.
Aujourd'hui, la modernité, c'est le risque fou de nous dire que rien n'est politique, rien n'est religieux ; tout est marchandise.
Deuxièmement, par manque de dialogue et par faiblesse théologique, nos religions peuvent tomber dans des querelles d'arrière-garde au lieu de donner l'exemple de l'ouvert et
de l'apprentissage du « vivre ensemble ». La plus belle des mosquées est le coeur des croyants. Le fait de savoir si l'église ou la mosquée est pleine ou moins
pleine n'est pas mon problème majeur. Au contraire, je constate que les mosquées sont pleines, mais la vie communautaire et individuelle ouverte sur le monde
est peu visible ou en crise. Mon problème est de savoir si le coeur des croyants est ouvert ou fermé.
Ces deux risques sont aggravés par un troisième risque : les inégalités, les faiblesses des pratiques démocratiques.
Les relations internationales ne sont pas démocratiques. La plupart des régimes islamiques de notre temps ne sont pas démocratiques.
L'appropriation, par une toute petite minorité, du pouvoir et des richesses, au sein du monde et dans la plupart de nos pays,
fait que toutes les évolutions pour réinventer une civilisation universelle dont nous avons besoin sont bloquées.
Mais les espérances, nos espérances, les opportunités, notre travail commun et la possibilité d'une nouvelle civilisation sont encore possibles.
Mustapha Cherif