Jean Verrier fait la recension du livre d’Alain CABANTOUS, « Histoire du blasphème en Occident... »(1). On y découvre que le blasphème est une catégorie instable.
Alain Cabantous, spécialiste de l’histoire sociale et religieuse de l’époque moderne est aussi historien de la mer, et il connaît bien la langue des marins où fleurissent toutes sortes de jurons. Mais si les jurons du capitaine Haddock font aujourd’hui sourire, il fut un temps où les « palsembleu » ou les « morbleu » qui dissimulaient mal le nom de Dieu, étaient dénoncés comme des blasphèmes et appelaient la répression des théologiens et des magistrats chargés de la police de la langue.
Depuis la transgression du deuxième des Dix commandements : « Tu ne prononceras pas en vain le nom de Dieu », jusqu’à l’inversion de la prière enseignée par Jésus « Que ton nom soit sanctifié », le blasphème, considéré par le blasphémateur comme un exercice de liberté, tient à l’importance de la Parole dans le judéo-christianisme. La « parole impie » touche au sacré mais l’indécision de la délimitation des territoires du sacré fait du blasphème une catégorie qui a toujours été instable.
L’approche historique de ce comportement langagier sur plus de trois siècles fait bien apparaître que ce sont les autorités qui le dénoncent et le répriment qui le nomment « blasphème ». Au temps des guerres de religion du XVIème siècle le blasphème permet d’identifier le chrétien qui pense autrement. Et le lien entre les Églises et les États ont fait du blasphémateur un fauteur de troubles sociaux. Cependant, au début du 19ème siècle, en France en particulier, après la décapitation d’un Roi de droit divin, l’État renonce à octroyer au blasphème cette responsabilité et c’est l’Église catholique seule qui mène un combat contre « une société de blasphémateurs » dans un pays bouleversé par les révolutions et les progrès de l’incroyance. Quand se développe le libre choix d’embrasser une profession de foi, le blasphème perd son rôle de résistance à une culture religieuse imposée.
Aujourd’hui, la parole impie renvoie moins au religieux qu’au sacré et les « Droits humains » sont autorisés à fonder une sacralité. L’homme lui-même est une personne sacrée, et quand, en 1992, le mot « blasphème » reparaît dans le Catéchisme de l’Église catholique, c’est parce que « il est encore blasphématoire de recourir au nom de Dieu pour couvrir des pratiques criminelles, réduire des peuples en servitude, torturer ou mettre à mort. »
L’édition de 2015 du livre d’Alain Cabantous s’enrichit d’une Postface particulièrement intéressante. L’auteur revient sur « la pensée libertine », quand les Philosophes du 18ème siècle affirment l’autonomie de la pensée par rapport à la dogmatique religieuse. Alors que le livre fourmille d’exemples (on peut en retrouver dans les Annexes) où la justice divine punissait le blasphémateur, souvent sur le champ de son forfait et parfois de façon surnaturelle, le ciel est devenu vide, on est heureusement surpris d’échapper à la justice rétributive de Dieu. Dès lors la liberté d’expression qui se répand dans l’Occident européen permet de s’en prendre moins directement au religieux que de se gausser des croyants, de se moquer de leur naïveté et de leur esprit de soumission.
Mais cette Postface, intitulée « Rire à en mourir ou l’autre retour du blasphème » apporte surtout l’examen d’un élément nouveau : le rire, besoin vital et donc sacré. En même temps la parole impie se double de l’image impie. C’est que, entre la première édition de 1998 et la seconde, est survenu, le 7 janvier 2015, l’assassinat des journalistes caricaturistes de Charlie Hebdo, et les répercussions de ce sanglant événement en France comme dans le monde entier ne sont pas terminées. On se posera des questions : pourquoi, de qui on se rit, rit-on de tout ?... Reste qu’on peut donc encore aujourd’hui, en France, être assassiné pour avoir usé de la liberté d’expression afin de dénoncer l’intolérance intolérable, pour avoir blasphémé et en avoir ri.
Jean Verrier
1- Alain Cabantous, Histoire du blasphème en Occident, XVIe-XIXe siècle, Albin Michel, 2015, 1ère édition 1998, 344 pages 16,50 euros.