L'histoire a tracé des frontières entre l'islam et l'Eglise.
A l'intérieur d'une même confession,
la religion peut aussi faire des ennemis de nos jours.
Georges Baguet,
journaliste pendant cinquante ans,
a sillonné le monde et fut témoin des événements qui,
depuis la seconde guerre mondiale, ont bouleversé l'histoire.
Il a vu les affrontements entre catholiques et protestants à Belfast:
« On se tuait parce qu'on n'a pas la même religion et la religion dessinait des frontières » !
Une expérience d'altérité
Georges, tu as été témoin d'oppositions violentes entre communautés religieuses ou entre religions.
Ce que tu as vu en Irlande ou au Liban avait été précédé par des séjours aux Etats Unis. Peux-tu raconter cette expérience des années 50 ?
J'ai été journaliste, pigiste, c'est-à-dire indépendant. J'ai voulu rencontrer l'autre, l'étranger, le différent. Quand je partis pour la première fois aux Etats-Unis, en 1950-1951,
Paris était encore marqué par la guerre. Les Etats Unis étaient loin : 17 heures de vol avec escale à Terre-Neuve et ils étaent loin aussi par la différence de niveau de vie.
L'Amérique était « une société d'abondance » (affluent society). Je ne connaissais pas même cette expression ! Je voyais pour la première fois un pays riche ! Ce fut pour moi un
choc et j'en suis heureux : tant et tant de voitures, c'était séduisant. A l'époque, à Paris, sur les Champs Elysées, la circulation n'était pas comme aujourd'hui ! Je suis content
d'avoir vécu ce dépaysement parce que tous les immigrés qui viennent aujourd'hui d'Amérique latine vers les Etats-Unis ont ce même choc. Les Africains qui arrivent en France l'ont
sûrement aussi.
J'ai vu la ségragation
Mais j'ai découvert un autre monde à l'intérieur des Etats-Unis : le monde noir. Le Noir était l'exclu ; j'ai vu la ségrégation, je l'ai vue dans les bus, les transports. Je me
souviens d'être allé à la messe dans le sud, avec des amis chrétiens. L'église était assez loin. Nous étions ensemble, des noirs et des blancs. Au retour nous ne pouvions prendre de
déjeuner en route : personne ne nous aurait servis. Je me suis beaucoup attaché aux Noirs ; je les ai connus, je les ai aimés. J'ai connu James Baldwin, l'écrivain. Son
premier livre « Nobody knows my name » (« Personne ne sait mon nom ») a eu un très grand retentissement. J'ai connu Rosa Parks, cette femme noire qui refusa de céder sa place
à un Blanc dans l'autobus. J'ai rencontré Angela Davies, professeur de philosophie ; grande militante noire, communiste. Accusée de complicité dans un meurtre , elle a nié et elle
a fait un an de prison où je suis allé la voir. Je fus le seul journaliste à l'y avoir rencontrée.
Pourquoi ce clivage
Comment t'es-tu intéressé au conflit d'Irlande du Nord ?
J'étais en vacances en Ecosse en 1969; un jour, ouvrant le journal, j'apprenais que l'on se battait à Belfast, en Irlande. On brûlait les maisons des catholiques ; j'ai laissé
l'Ecosse, je suis parti pour l'Irlande C'était mon premier contact avec un pays que j'allais suivre pendant près de trente ans.
On y parlait de «catholiques et de protestants » : pourquoi ce clivage ? En réalité, tout ce qui était Irlandais était interdit dans l'Irlande du Nord qui était considérée comme une
terre protestante et sainte. Il ne pouvait y avoir là de place pour les Irlandais. Leur langue, leurs traditions, leur culture étaient interdites. C'était la suite d'une très
vieille histoire.
Irlande, une colonie protestante
Peux-tu nous rappeler cette histoire ?
En 1916 il y avait eu une révolte contre l'Angleterre à Dublin. En 1920, épuisés par la guerre mondiale, les Anglais ne pouvaient faire face à une révolte généralisée de l'Irlande.
Ils ont alors découpé l'Irlande ; c'est ce qu'on appelle « la partition ». Ils ont gardé l'Irlande du Nord où se trouvaient des protestants qui avaient débarqué en 1690 ;
c'étaient des Gallois et des Ecossais, protestants. Ils ont pris possession de cette partie la plus fertile de l'Irlande.
Déjà quelques décenies avant, en 1640, Cromwell avait débarqué en Irlande pour « mettre fin à la question irlandaise ». Il a brûlé les villages, violé les filles, tué les enfants.
Il a massacré. Le catholicisme fut interdit. Quelque chose de cela était resté en Irlande du Nord.
J'ai retrouvé en Irlande du Nord quelque chose de ce que j'avais vu aux Etats-Unis chez les noirs : « nobody knows my name », (« personne ne connaît mon nom ») !
Cette phrase s'appliquait aux Irlandais. On a dit « catholiques » parce que on ne pouvait pas dire Irlandais. Pour les protestants colonisateurs, il ne pouvait pas y avoir
d'Irlandais chez eux. Les protestants, de leur côté, se battaient au nom de leur protestantisme. Ils faisaient de leur bataille une guerre religieuse (pas de catholiques chez nous).
En réalité ils se battaient parce qu'ils étaient british contre des Irlandais.
C'était l'éternel conflit entre Irlande et Angleterre qui continuait en Irlande du Nord.
Il y a des protestants à Dublin dans le sud, ils sont différents de ceux du nord ;ils sont parfaitement intégrés,se considèrent irlandais et non pas british; c'est pourquoi il
n'y a pas de problème, dans le sud entre catholiques et protestants.
Les catholiques interdits de vote
Quel fut le détonateur ?
En Irlande du Nord, la première manifestation, en 1968, avait comme slogan « One man one vote » (« Un homme, une voix »).
La loi était faite, en Irlande du Nord, de telle sorte qu'un propriétaire pouvait avoir plusieurs voix, cela parce que seuls les protestants pouvaient être propriétaires. Le droit
de vote pour les catholiques était très limité.
La première manifestation n'avait pas de caractère religieux. Bernadette DEVLIN, que j'ai bien connue, me racontait qu'ils chantaient l'Internationale. Ils ont été matraqués
violemment par les protestants extrémistes, les hommes de Paisley! Bernadette n'a jamais dit qu'elle parlait comme catholique ; elle s'est toujours présentée comme socialiste.
Le pouvoir se servait de la religion
S'agissait-il d'un problème social ou d'un problème religieux ?
Dans cette affaire, la religion a élevé des murs derrière lesquels ben des gens se sont enfermés.
Les protestants se sont servis de la religion : « notre terre, disaient-ils, est protestante et sainte » ; le pouvoir se servait de la religion. Paisley était là pour défendre le
protestantisme agressé par le Marché Commun et par l'Europe ! A Belfast, ils entrent dans une maison ; ils voient un jeune homme malade. On lui demande : « montre-nous ton livre de
prière ». On voit que c'est un catholique ; on lui tire alors une balle dans la tête. Je songe aussi à une militante irlandaise que j'ai bien connue, ainsi que son mari professeur
de philo. Un jour leurs filles en rentrant à la maison trouvent leur mère ligotée sur une chaise, la tête pendante, traversée par une balle.
Pour ma part je pouvais aller chez les protestants; j'avais un accent étranger, je n'étais pas suspect bien que les Français aient eu mauvaise réputation chez les protestants.
Entre les gens se dressait un mur ; effectivement ils ont construit une muraille longue d'un kilomètre.
Ceux qu'on appelle des «protestants» et qui ont voulu garder le pouvoir ont toujours eu des références religieuses ; ceux qu'on appelle les Irlandais n'ont jamais eu de références
religieuses pendant trente années de conflits. Les catholiques étaient contre les Anglais, tout simplement. Ils voulaient être reconnus comme citoyens, avoir leur place.
Après les événements, un jeune médecin me disait : « maintenant ça va ! On a encore une frontière entre le N. et le S. On paie nos impôts, mais nous existons ; je suis médecin et
je peux exercer la médecine. C'était impensable il y a vingt ans ».
Une terre sainte et protestante !
Il y avait les "murals". Les peintures murales ont joué un rôle important dans les deux communautés. Certaines sont très belles. Du côté irlandais elles n'avaient jamais de
références relgieuses ; ce qui s'écrivait sur les murs c'était IRA et le mot « République», en opposition à la monarchie anglaise. Les murs dénonçaient aussi la prison de
Long Kesh où étaient enfermés les membres de l'IRA. De l'autre côté on voyait ou Guillaume d'Orange (le conquérant)ou des slogans tels que « l'Irlande est terre sainte
et protestante ».
La haine était irrationnelle. J'ai entendu le Pasteur Paisley prêcher la haine. Cet ecclésiastique était un presbytérien, comme tous les autres britanniques. Il avait créé sa propre
école. La mort de l'autre ne l'émouvait pas. Seule comptait la défense du protestantisme. Il organisait des batailles armées. Cet irrationnel se manifestait avec éclat les 12 juillet.
Cette date marque l' anniversaire de la victoire protestante de Guillaume d'Orange sur Jacques II le catholique, en 1690. La fête tournait au délire collectif ; les femmes
s'enrobaient dans des drapeaux britanniqes, les rues étaient peintes aux couleurs du drapeau de l'Union Jack, le peuple protestant se régénérait dans la célébration d'une
victoire vieille de trois siècles !
Aujourd'hui les haines sont apaisées. Le nom des rues est écrit en Irlandais dans les quartiers « catholiques ». La culture irlandaise est admise, la musique irlandaise attire
beaucoup de jeunes. Les Irlandais « catholiques » sont à égalité avec les Protestants Pourquoi tant de morts ? Je veux évoquer ici un beau geste. Une bibliothèque très ancienne de
Belfast a été restaurée avec l'aide financière de l'Europe. Le premier livre qui fut mis raconte la vie des 3500 morts assassinés, catholiques ou protestants. C'est une sorte de
mémorial. Le grand poète Seanus Heaney, catholique, est venu déposer ce livre. Ce geste est beau ; il est humain. L'humain est souvent plus beau que le religieux !
Un prêtre et un pasteur au coude à coude
Des militants ont-ils résisté contre cette machine infernale ?
Dans le Nord, les Anglais étaient arrivés en 1690. Cent ans après, au lendemain de la Révolution française, des choses intéressantes se sont passées en Irlande. Des protestants
plus intellectuels ont affirmé : « nous sommes des Irlandais » ; ils ont fondé un mouvement politique pour l'union de tous les Irlandais (« United Irishman »).Ce n'était pas
religieux. Ils avaient un journal (« Northern Star ») où l'on voyait, dans un même logo, la main, symbole protestant, et la harpe, symbole des Irlandais ; il était imprimé en anglais
et en irlandais. Les auteurs, des protestants, ont été arrêtés par les british et pendus à Belfast ! En 1990, à Belfast, les Anglais ont fait une exposition, pour le deuxième
centenaire des United Irishmen. On voyait le journal et les déclarations de ces protestants éclairés qui disaient : « nous sommes tous des Irlandais » !
En 1968 des protestants ont résisté avec les Irlandais ; ils participaient à la manifestation « one man one vote », pour l'égalité des droits entre les populations. Après ce ne fut
plus possible.
Mais il y a eu quand même des résistants ; Desmond Wilson, un prêtre, et un ami pasteur ont travaillé en commun ; ce fut possible parce que ce pasteur était originaire de Dublin. Il
disait « je comprends l'IRA ». Des résistants de ce genre voyaient l'homme derrière son appartenance irlandaise ou protestante. Dans l'ensemble l'Eglise catholique restait
silencieuse ; elle était opposée à l'IRA parce que l'IRA était une force laïque qui lui faisait concurrence.
Bobby Sands était de l'IRA, détenu dans la prison britannique de Long Kesh, il faisait une gréve de la faim. Au 63ème jour de grève il mourut. Il était catholique pratiquant,
croyant. Un prêtre vint le voir, chargé de lui porter la parole de l'Eglise : « un chrétien n'a pas le droit de se laisser mourir ». L'Eglise n' avait pas compris les vraies
motivations de cet homme. Dans T.C., à l'époque, Albert Longchamps a bien formulé les enjeux que l'Eglise ne voyait pas : « le choix n'était pas entre mourir et ne pas mourir,
le choix était entre combattre et se replier risquer sa vie ou subir l'injustice ».
De Belfast à Beyrouth
Ce que tu as vu en Irlande ressemble-t-il à ce que tu as vu plus tard au Liban ?
Oui. On se tuait parce qu'on n'a pas la même religion et la religion dessinait des frontières.
Je suis allé au Liban parce que ces situations conflictuelles m'attiraient. Je voulais voir et comprendre. J'ai retrouvé d'abord les frontières. Bien sûr il y moins de différence
entre catho et protestans qu'entre chrétiens et musulmans, mais pour ce qui est de la frontière, de l'enfermement ce n'est pas tellement différent.
Au Liban la religion était inscrite sur les cartes d'identité. Il y a eu dans les années 70 un mouvement lancé par Grégoire Haddad qui s'engagea à effacer cela.
Haddad était un homme merveilleux, un archevêque. On l'appelait « l'évêque rouge ». Son regard ne s'arrêtait pas sur la religion de ceux ou celles qu'il rencontrait. Il avait
appris à voir d'abord des personnes humaines, avant de mettre sur elles une étiquette religieuse.
Mais Grégoire Haddad a été mis hors jeu par l'autorité religeuse, on lui reprochait de mettre en danger l'identité maronite !
Cet enfermement était terrible. Des adolescents près de Beyrouth n'allaient jamais au centre ville , ils avaient peur d'y renconter des musulmans. Je revis l'enfermement et je
revois ces frontières. A l'entrée du ghetto chrétien se dressait un immense portrait de Gemayel. Il rassurait les chrétiens ! Il faisait peur à ceux d'en face qui, eux,
affichaient un gigantesque portrait de Khomeiny. Il fallait que les portraits soient géants pour montrer la puissance du groupe, pour rassurer ou pour repousser.
De l'autre côté le portrait Khomeiny faisait peur aux chrétiens et leur barrait la route. Cela relevait de la magie !
Liban, Irlande : j'ai connu la même peur dans les deux endroits, mais j'ai rencontré aussi des musulmans très ouverts, ainsi ce médecin libanais chiite ; il avait créé une
association qui prenait soin de tous, quelle que soit leur religion. Un jour il a fait une réception chez lui. Chez ce musulman pratiquant on trouvait de l'alcool. Ainsi les
chrétiens étaient-ils reconnus ! Il faut oublier sa religion pour s'entendre avec l'autre.
A Saïda, les musulmans s'étaient soulevés contre les chrétiens et les chrétiens abandonnaient leurs maisons et fuyaient. Le Père Selim était parti avec eux ; et puis il a compris que
les musulmans étaient ses amis, il ne pouvait abandonner ses amis. Alors il a laissé les chrétiens il est redescendu de la montagne.C'était dangerux car on se battait alors.
Lorsqu'il est arrivé à Saïda, tous les musulmans se sont regroupés autour de lui pour l'applaudir. Peut-être y aura-t-il toujours des murs entre groupes humains mais il y aura
toujours des gens comme Sélim au Liban ou comme d'autres à Belfast pour défoncer les murs.
J'ai vu l'engrenage de la peur au Liban comme à Belfast. Au Sud Liban un charnier avait été trouvé. Personne n'a pu dire ou voulu dire qui était responsable. On avait peur de la
vérité ! Peur de la vengeance. Ainsi ils avaient peur de la peur qu'ils faisaient aux autres. !
Je suis allé dans les mosquées à Beyrouth pendant les événements. Les sermons étaient de vrais appels au meurtre. Les discours étaient fous. Tels ceux de Paisley l'extrémiste
protestant à Belfast !
Au Liban les chrétiens eux-mêmes étaient divisés. Le groupe de Gemayel s'opposait au groupe de chrétiens partisans de Frangié au Nord. Pour aller d'un groupe à l'autre il fallait
franchir des barrages; les chrétiens pouvaient s'entretuer; c'était une guerre civile pour un territoire où la religion n'avait rien à faire.
Les religions peuvent nourrir la violence
Quelles conclusions tires-tu de ces expériences ?
Je crois que les religions peuvent susciter un vrai humanisme. Mais l'époque tout à fait laïque des Lumières au 18ème siècle a aussi beaucoup apporté à l'humanité.
Le religieux peut nourrir la violence quelle que soit la religion. A la bataille de Bouvines, en 1240, les troupes de Philippe Auguste partaient en guerre en chantant des psaumes.
Elles allaient se battre (joyeusement) contre « l'ennemi de Dieu. » ! Ainsi en est-il aujourd'hui des islamistes, huit siècles plus tard !
Derrière la religion, les hommes peuvent s'enfermer comme dans un château fort. Le protestantisme de Paisley était un château fort. L'islamisme en est un autre. En Irlande la
situation politique a changé, Paisley le dur est aujourd'hui Premier Ministre et gouverne avec Martin McGuiness qui fut un des chefs républicains catholiques ; les deux hommes qui
se sont tant battus sont maintenant l'un à coté de l'autre ! Le protestantisme pur et dur de Paisley va évoluer, le « catholique » ne peut plus être pour lui le diable ! Ici le
renversement politique libère le religieux.
Dans les pays musulmans il y a aussi, bien sûr, une relation entre politique et religion: l'islam évoluera à condition que les régimes politiques évoluent, que la liberté de parler,
d'écrire, devienne une réalité. En Afrique du Nord, en Egypte on est loin de cela. D'un côté, des régimes politiques tout à fait intolérants, de l'autre un fondamentalisme
religieux d'une parfaite rigidité ; les deux s'épaulent pour verouiller la société. Il n'y a pas d'évolution possible. Au Caire j'ai connu Faraj Foda, c'était un vrai musulman et un
démocrate, un intellectuel libre, il parlait ouvertement, publiquement du Coran et de bien d'autres choses ; chez lui il me montra les affiches qu'il imprimait pour sa campagne
électorale alors qu'il était candidat à l'assemblée législative d'Egypte : elles portaient le croissant et la croix. Faraj Foda était un homme merveilleux et courageux. En 1992 il
fut assassiné. Je suis convaincu que l'évolution politique de ces pays servirait grandement l'islam.
Georges BAGUET