Par-delà tout savoir
Michel Jondot
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« Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. » Ainsi parlait Jésus quand il priait. Il ne s’agit pas d’une condamnation du savoir mais d’un appel à son dépassement.


Les Béatitudes
ou « la pauvreté en esprit »

Il m’est arrivé plusieurs fois d’entendre des amis musulmans me dire que le christianisme, en lui-même, méprisait « les hommes de savoir », les sages dont la formation permettait que la société puisse vivre de façon harmonieuse, les médecins dont la science permet le retour des malades à la bonne santé, les chercheurs qui percent les secrets de l’univers et permettent de le transformer. Certes, ces amis reconnaissent qu’en notre temps, ces progrès de la science sont le fait de l’Occident plus que de l’islam. Mais ils s’indignent devant le texte des Béatitudes qu’ils interprètent mal (« Heureux les pauvres en esprit »). Ils insistent avec raison sur l’apport culturel et scientifique que le monde doit à l’islam, souhaitant retrouver le dynamisme des débuts du IXème siècle. A Bagdad ils ont joué un rôle impressionnant dans la transmission des cultures. En Espagne, ils ont permis que naissent les premières universités européennes, traduit les auteurs grecs et latins, fourni des philosophes dont la pensée a nourri l’Europe et même l’Eglise. Thomas d’Aquin a construit sa pensée en se situant par rapport aux écrits d’Ibn-Rush qu’on appelle le plus souvent Averroès.

L’islam invite à la connaissance et deux hadiths sont particulièrement cités lorsqu’entre chrétiens et musulmans on réfléchit sur les rapports entre la religion et la science. « Cherchez le savoir même jusqu’en Chine, car la recherche du savoir est obligatoire pour tout musulman. » Ou encore : « Cherchez le savoir du berceau jusqu’au tombeau. »

L'affaire " Galilée "

Bien sûr, lors de ces débats, on ne peut manquer de se référer à un moment important de l’histoire de l’Eglise : le procès de Galilée en 1633. Copernic avait tenu à garder discrètes ses découvertes concernant le système solaire ; ses écrits furent interdits. Galilée, un homme de science s’il en fut, fit pourtant connaître par un livre ce système qu’on appelle « héliocentrisme ». Contrairement au système de Ptolémée - un grec du 1er siècle avant J.C. - la terre ne serait pas le point fixe autour duquel tournerait le soleil ; ce dernier, au contraire, serait le centre autour duquel graviterait la terre. Galilée, à la suite de Copernic, propageait cette vision du monde. Elle ne contredisait pas seulement la science des grecs mais la façon de s’exprimer de l’Ecriture Sainte. On lit dans les écritures des phrases qui ne cherchaient pas à établir une doctrine scientifique mais qui s’ajustaient aux regards des juifs de l’époque. Par exemple on lit dans le livre de l’Ecclésiaste : « Le soleil se lève et se couche et il revient en son lieu. » Evidence de bon sens pour le paysan palestinien qui règle le travail de sa journée sur ce que nous continuons à appeler « le lever » ou « le coucher » du soleil. Un psaume proclame : « Dieu a fixé la terre ferme et immobile. » Il n’en fallait pas plus pour que les Pontifes de l’époque se croient au-dessus des hommes de science. Ne sont-ils pas les Maîtres de la révélation de Dieu ? La vérité n’est-elle pas davantage dans la Bible que dans les écrits d’un physicien ? Cette attitude dogmatique entraîna un procès de la part de l’Inquisition. L’Eglise put alors interdire à Galilée d’enseigner l’hypothèse de Copernic comme une vérité établie. Il fut même condamné, sinon à la prison, du moins à une résidence surveillée. Cet épisode malheureux doit-il être considéré comme le refus, de la part de l’Eglise, de prêter attention au travail des savants ?

« Heureux les pauvres en esprit », dit l’Evangile. Lorsque des parents ou des éducateurs chrétiens transmettent le message de l’Evangile aux jeunes, lorsqu’ils leur commentent le texte des Béatitudes, faut-il comprendre qu’ils les invitent à s’abêtir, à s’incliner sans réfléchir devant une autorité qui est seule à posséder quelque connaissance ? Qu’est-ce que transmettre le texte des Béatitudes en un temps où la société a pour ambition de partager le savoir ?


Les Béatitudes
et l’esprit d’enfance

Le thème de l’enfance, dans la prédication de Jésus, est très proche de celui des Béatitudes et de la pauvreté. Il a été développé, au siècle dernier, par un écrivain catholique dont on ne peut pas dire qu’il ait été particulièrement naïf devant les propos de la hiérarchie. Il fut particulièrement sévère devant le silence de l’épiscopat espagnol face au comportement barbare des hordes franquistes. Ses écrits, pendant l’occupation allemande, pour fustiger le déshonneur de la reddition française face à Hitler, nous empêchent de voir en lui une brebis suivant passivement le troupeau et son pasteur. Bernanos n’était pas au nombre de ceux qu’on appelle des simples. Certes, il n’était pas scientifique mais il avait un jugement politique particulièrement exigeant. Sa profondeur spirituelle a permis qu’il produise des œuvres littéraires de grande valeur. Son génie lui valut d’être invité à entrer à l’Académie française, mais il était trop indépendant pour accepter d’être prisonnier d’une institution, aussi brillante fût-elle. De même, sans doute par mépris d’une fausse gloire, il refusa le fauteuil de ministre que lui proposait le Général de Gaulle à la Libération.

Cet homme de grande valeur eut recours, pour éclairer l’existence tout au long de sa vie, à l’esprit d’enfance qu’on trouve dans l’Evangile : « Il y a un mystère de l’enfance, une part sacrée dans l’enfance, un paradis perdu de l’enfance, un paradis de l’enfance où nous revenons toujours en rêve. » Son rêve, il le développe ailleurs dans son œuvre, c’est d’être fidèle à cet enfant qu’il fut. Sa conviction c’est également que ce même enfant est celui qui, au terme de sa vie, reprendra l’ensemble de ses œuvres pour pénétrer dans le Royaume de Dieu. « L’heure venue c’est pourtant lui qui reprendra sa place à la tête de ma vie, rassemblant mes pauvres années jusqu’à la dernière et, comme un jeune chef ses vétérans, ralliant la troupe en désordre, entrera le premier dans la maison du Père. »


Un secret à découvrir

Paroles mystérieuses qui s’éclaireront peut-être si on rappelle l’enseignement de l’Evangile. On peut résumer celui-ci par cette phrase qui situe bien le thème de la pauvreté et de l’enfance, d’une part et, d’autre part, celui du savoir : « Ce que tu as caché aux sages et aux savants, tu l’as révélé aux tout-petits. » Ainsi pauvreté ou esprit d’enfance ne sont pas une absence de savoir mais un secret à découvrir.

" Laissez-les venir à moi "

On propose de relire un passage de l’Evangile de Marc (9,9 à 10,45). Jésus descend de la montagne de la Transfiguration avec Pierre, Jacques et Jean et il leur parle à l’abri d’oreilles; à coup sûr, elles sont incapables de recevoir le secret que Jésus s’efforce de transmettre à ses plus proches. C’est dans l’intimité d’une maison, où il s’arrête au fil de sa marche, qu’il s’exprime ! Dans ce cadre, il montre qu’un enfant est à lui tout seul plus parlant qu’un discours. Quand on veut les écarter, il proteste et les prend dans ses bras pour faire apparaître entre eux et lui la complicité qui les unit : « Laissez-les venir à moi ! » Ne pas accueillir un petit enfant qui se présente, à l’en croire, c’est refuser d’entrer dans le Royaume de Dieu. L’opposition entre accueillir et rejeter est au cœur de l’enseignement en cours. Dans un contexte assez cruel, Jésus évoque la nécessité de se débarrasser de ce qui entrave la marche vers le Royaume. Mieux vaut marcher tant bien que mal et aller dans le Royaume où l’on sera accueilli, amputé d’un membre ou muni d’un seul œil plutôt que de se maintenir indemne mais renvoyé en arrière dans la géhenne. Empêcher un enfant d’avancer là où il est lancé, (autrement dit le « scandaliser ») est pire que de se voir attaché une meule au cou et rejeté dans la mer, incapable du moindre mouvement. Le petit enfant semble visualiser la distance qui sépare deux temps ou deux lieux. L’écarter revient à l’empêcher d’avancer.

L’écart en question ne serait-il pas celui qui sépare des visages ? C’est cet aspect, peut-être, qui est le plus difficile à comprendre par les non-chrétiens et qui fit dire, à certains, que le Dieu des chrétiens prêche la faiblesse humaine. La pauvreté de l’enfant consiste à ne pas encore parler, même s’il braille et gêne l’entourage. Ce langage qui n’a pas encore jailli mais qu’on entendra bientôt, ressemble au silence de l’adulte qu’on vient d’interpeler ; il n’a pas encore répondu. Que sera la parole issue de ce silence ?

Dans sa maison de Capharnaüm, face à l’ambition des Douze voulant savoir qui est le plus grand, Jésus répond en prenant un petit enfant et le place au milieu d’eux : « Le plus grand sera le serviteur de tous, le dernier de tous. » Même après vingt siècles de christianisme, ceci donne encore à réfléchir. Un autre épisode de cet ensemble (Mc 9,9 – 10,45) nous éclaire sans doute. Il y est question d’un enfant qui, nous dit-on, était précipité dans l’eau ou dans le feu sans qu’on y prenne gare ; « depuis quand souffre-t-il ainsi ? » demande le Maître au père du jeune handicapé. « Depuis son enfance ! » « L’enfance de l’enfance » : la toute première entrée dans la vie, avant même qu’apparaisse le langage.

Sans doute, pour comprendre ce passage où Jésus parle de l’esprit d’enfance, faut-il se souvenir de nos réactions lorsque nous venons rendre visite à un nouveau-né dans les bras de sa maman, « à l’enfance de son enfance », c’est-à-dire lorsqu’il est entièrement dépendant de son environnement et qu’il ne peut parler pour demander. Cet état de dépendance absolue cache un secret. Il précède le moment où il pourra se tourner vers autrui. Alors il entrera dans le désir qui traverse toute personne humaine, même si chacun peut l’étouffer. A moins qu’il ne trouve satisfaction pleine et entière à ses attentes (ce qui est toujours une belle illusion !), son désir rencontrera celui de l’autre ; encore faut-il qu’il ait « des oreilles pour entendre ».


Le coeur du mystère chrétien

Le vocabulaire employé dans l’épisode de la guérison de l’enfant nous conduit au cœur du mystère chrétien, celui de la mort et de la Résurrection : « L’enfant devint comme mort, si bien que la plupart disaient : ‘il a trépassé. Mais Jésus, le prenant par la main le releva. » Le verbe évoquant la guérison, en grec, dit le « réveil ». C’est un des mots utilisés pour dire la Résurrection de Jésus. Lorsqu’on s’aperçoit que cet épisode se situe dans un contexte où Jésus s’efforce d’annoncer sa Passion et son « Réveil », on devrait s’interroger. Le thème de l’enfance est une façon de faire entendre le mystère de la foi (« Nous proclamons ta mort, Seigneur Jésus ! Nous célébrons ta Résurrection ! »). Lorsque les femmes d’abord et les disciples ensuite arrivèrent aux bords du tombeau, ils étaient aussi démunis que le nourrisson : rien à dire, rien à comprendre, tout à recevoir des lèvres d’un messager qui les faisait entrer dans un univers nouveau où leur parole serait libérée. Allons plus loin encore, en nous excusant auprès de nos amis musulmans qui, sans doute, ne nous comprendront pas. Si nous oublions tous nos propres besoins ou nos propres attentes, si nous nous mettons à l’écoute des appels des proches ou du monde, alors nous sommes comme le bébé qui n’est pas encore capable de comprendre mais qui s’avance sur le terrain où surgira la parole, véhicule du désir. Quel mystère ! A bien y réfléchir, ce qui se produit en cet instant est la relation qui unit le Père à son Fils : chacun des deux veut la volonté de l’autre, l’un et l’autre sont pris dans le désir que l’Eglise appelle Esprit-Saint. Avant de prendre la parole pour risquer de la détourner à son profit, il est à l’abri d’un désir qui le conduirait vers l’amour des richesses, du pouvoir et - pourquoi pas - vers l’amour du savoir. Goethe a su montrer ce qu’avait de diabolique la prétention d’accéder à un savoir universel qui le dispenserait d’avoir à interroger quiconque.

« Etre fidèles
à l’enfant que nous fûmes »

Désormais, on peut comprendre, sans doute, les réflexions de Bernanos parlant de l’enfance. Comment être fidèle à l’enfant que nous fûmes au départ de la vie avant d’avoir été maîtres de nos désirs ? Comment comprendre que par-delà ce que nous possédons ou savons, se trouve un avenir aussi abyssal que celui qui s’ouvre à l’enfant qui n’est pas entré dans la parole ? J’ai souvent envie de rire lorsque je suis témoin de conversations entre personnes savantes mais ayant des compétences différentes. Ecoutez-les : il est bien rare que l’un cherche à interroger l’autre ; il a plutôt le souci d’étaler ses découvertes. Regardez deux personnes, face l’une à l’autre ; la première est en situation de force et son vis-à-vis en position de faiblesse. Un policier devant un délinquant pris sur le vif, un notable devant ses administrés, un évêque devant ses prêtres ou ses ouailles, ou un curé pendant son homélie du dimanche matin, un imam aussi peut-être le vendredi. Ne décelez-vous pas, chez ces gens-là, une sorte de jouissance à dominer celui et ceux à qui il s’adresse plutôt qu’à chercher le moyen de comprendre ceux qu’ils rencontrent et à les aider à trouver le chemin du salut. N’hésitons pas à dire aux plus faibles qu’ils sont du côté de Jésus et que peut-être ceux qui les tracassent ne méritent rien de mieux que d’être jetés au fond de la mer avec une meule autour du cou. Qu’ils ne se laissent pas « scandaliser », c’est-à-dire qu’ils aillent de l’avant ! Je ne résiste pas au plaisir de citer un philosophe qui pourtant a lourdement critiqué le christianisme sur son esprit de faiblesse. Il parle des savants, bien conscients de leur supériorité. « La croyance (des savants) a une odeur de marécage. Et, en vérité, j’ai déjà entendu les grenouilles croasser dans leurs paroles. Fortes de leur morale rationnelle ces froides grenouilles oublient bientôt leur modestie initiale pour regarder de haut les époques et les convictions présocratiques ! » (Nietzsche ; « Le gai savoir »).


La raison est dépassée

Il est temps de revenir à l’objection qu’adressent souvent aux chrétiens nos amis musulmans. « Les Béatitudes » seraient une invitation à l’effacement de l’intelligence alors que le Coran serait un appel à l’effort de la raison pour atteindre la vérité.

Pascal, un savant d’une grande intelligence, au 17ème siècle affirmait : « La raison doit reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent. » Tout vrai savant est bien conscient que la somme des connaissances, en un temps, peut toujours être dépassée. Mais cet appel à l’esprit de pauvreté pourrait être compris comme la reconnaissance que les savoirs que nous possédons sont maigres par rapport à ceux qui resteront sans cesse à découvrir. Heureux serions-nous devant le champ inépuisable où l’esprit aurait à s’aventurer.

Trois ordres de grandeur

Ne considérons pas que l’esprit de pauvreté évangélique consiste dans cet effort de modestie devant l’infinité de la tâche. Demeurons dans la cohérence du chrétien Blaise Pascal. Il distingue trois ordres de grandeurs à l’intérieur de l’humanité : corps, esprit, amour ou charité. La supériorité d’un géant sur un nain est facile à reconnaître. En revanche, ridicule aurait été Archimède d’étaler ses compétences sur la place publique : la splendeur de son intelligence ne pouvait être perçue que dans le monde des esprits. Quant à Jésus, le modèle de l’amour pour les chrétiens, il n’y a pas à s’étonner de sa bassesse. « L’amour ne s’enfle pas », disait St Paul. Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ comme si cette bassesse était du même ordre que celui des corps et des esprits. Sa grandeur est d’un autre ordre, invisible aux savants ou aux médaillés olympiques. « La pauvreté en esprit » est de cet ordre-là. Elle ne conteste pas l’ordre du savoir mais le dépasse et devrait l’accompagner.

L’esprit d’enfance, semble-t-il, dit cette pauvreté. Comme l’amour, l’enfance est passage ; elle précède le moment où sortiront les premières paroles. S’y engouffrera le désir qui pourrait conduire à l’amour. Autre est l’amour, autre est le savoir, autre le monde des corps.

Aujourd’hui est-il possible de faire entrer les jeunes dans l’univers des Béatitudes. « Heureux les pauvres en esprit ; le Royaume des cieux est à eux. » Les jeunes d’aujourd’hui sauront-ils demain dépasser les compétences qu’ils acquièrent aujourd’hui pour entrer dans ce Royaume ? Est-il possible de faire œuvre d’éducateur aujourd’hui sans s’efforcer de modifier le monde, de refuser qu’il soit manipulé par les forces de l’argent et de cesser de s’incliner devant ceux qui s’imposent par la force ?

Michel Jondot


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