On regroupe ici quelques textes de mystiques musulmans et chrétiens en faisant apparaître des ressemblances entre nos deux traditions
religieuses.
On remarque une parenté dans toutes les époques, dans toutes les langues et dans les pays les plus divers, entre les textes mystiques chrétiens et les mystiques musulmans.
N’en concluons pas trop vite à des influences des uns sur les autres. Certes l’islam et le christianisme se sont rencontrés dans l’histoire souvent pour le pire mais quelquefois pour le meilleur. Cependant on trouve dans les religions d’Extrême-Orient des textes qui ont une saveur analogue, même si les cultures de ces régions ont été, jusqu’à une date relativement récente, à peu près étrangères à celles de l’Occident ou du Proche-Orient.
Peut-être que musulmans et chrétiens devraient s’interroger. La vérité à laquelle nous adhérons par la foi ne peut être contenue dans les limites de nos institutions religieuses. Toujours l’humanité, dans ses constructions les plus belles et les plus nobles, sera dépassée : Allahou Akbar ! Dieu plus grand… Le mystère auquel est attaché le mot « Dieu » débordera toujours ce que nous pourrons faire ou dire.
En réalité, le cœur de l’humanité est comme un puits sans fond d’où jaillit une source que nous ne pourrons atteindre et dont l’eau ne pourra jamais éteindre notre soif. La société, sans laquelle aucune vie humaine n’est possible, apaise un désir qui nous brûlerait si nous réussissions à ne pas l’occulter. Mais, à l’intérieur de cette société, réside un grave danger. Chacun risque de se replier sur ses propres besoins plutôt que de s’ouvrir à l’amour de l’autre que rien ne peut éteindre puisque tout amour vise la rencontre du tout-Autre. Le mystique est, parmi nous, le témoin de cette course nécessairement inachevée.
Le dépassement de la vie et de la mort
« Je meurs de ne pas mourir », chantait en espagnol, Thérèse d’Avila, au 16ème siècle. Elle ignorait sans doute qu’elle faisait écho à un Egyptien musulman du 13ème siècle ; Omar Ibn Al Faridh, avant elle, avait écrit en arabe : « Je ne puis guérir qu’en périssant. »
Thérèse d’Avila
Je vis mais sans vivre en moi ;
Et mon espérance est telle
Que je meurs de ne pas mourir.
Je vis déjà hors de moi
Depuis que je meurs d’amour ;
Car je vis dans le Seigneur
Qui m’a voulue pour lui.
Quand je lui donnai mon cœur,
Il y inscrivit ces mots :
Je meurs de ne pas mourir...
Ah ! qu’elle est triste la vie,
Où l’on ne jouit pas du Seigneur !
Et si l’amour lui-même est doux
La longue attente ne l’est pas ;
Ôte-moi, mon Dieu, cette charge
Plus lourde que l’acier,
Car je meurs de ne pas mourir.
Je vis dans la seule confiance
Que je dois un jour mourir,
Parce que, par la mort, c’est la vie
Que me promet mon espérance.
Mort où l’on gagne la vie,
Ne tarde pas, puisque je t’attends,
Car je meurs de ne pas mourir.
Vois comme l’amour est fort (Ct 8,6);
Ô vie, ne me sois pas à charge !
Regarde ce qui seul demeure :
Pour te gagner, te perdre ! (Lc 9,24)
Qu’elle vienne la douce mort !
Ma mort, qu’elle vienne bien vite,
Car je meurs de ne pas mourir.
Cette vie de là-haut,
Vie qui est la véritable,
? Jusqu’à ce que meure cette vie d’ici-bas –
Tant que l’on vit on n’en jouit pas.
Ô mort ! ne te dérobe pas.
Que je vive puisque déjà je meurs,
Car je meurs de ne pas mourir.
Ô vie, que puis-je donner
À mon Dieu qui vit en moi
Si ce n’est de te perdre, toi,
Pour mériter de le goûter !
Je désire en mourant l’obtenir,
Puisque j’ai si grand désir de mon Aimé
Que je meurs de ne pas mourir.
Omar Ibn Al Faridh
Je cours vers le souffle de la brise pour me distraire, mais mon regard
n’aspire qu’au visage de celui auquel ils ont pris leur parfum.
Peut-être le feu qui me consume s’apaisera-t-il ;
mon désir à moi est qu’il ne s’apaise jamais.
Si un autre se contente du fantôme de son image,
moi, de sa possession même, je ne me contente pas.
Mon amour est intangible et pour mon malheur,
je ne puis guérir qu’en périssant.
Par son amour qui s’est imprimé en moi et que je vénère comme le Livre sacré,
S’il me disait par coquetterie :
« Tiens-toi sur des braises ardentes », je lui obéirais sans hésiter.
Et s’il veut ma joue pour marcher dessus, je lui obéirai sans dégoût.
Si je dis : « J’ai pour toi tous les amours possibles »,
c’est – dit-il – que la grâce m’appartient et que toutes les beautés sont en moi.
Le temps pourrait se passer à décrire ses beautés :
il resterait toujours quelque chose à décrire.
S’il me visite un jour, ô mes entrailles, déchirez-vous d’amour ;
s’il s’en va, ô mes yeux, pleurez.
Mais qu’importe s’il semble s’éloigner ? Celui que j’aime est avec moi ;
s’il s’absente de la prunelle de mon œil, il est en moi.
Celui qui nous manque
Il est avec moi mais il me manque : « Nuit et jour je cherche Celui que nul en ce monde ne trouve. » Le désir qui brûle le cœur d’un musulman de langue urdu, au 18ème siècle, était déjà celui que la Bible, quatre siècles avant J.C., évoquait en langue hébraïque. Il est encore aujourd’hui celui des chrétiens de langue française dans « La prière des heures » : « Tu nous manques Seigneur ! »
Omar Ibn Al-Faridh
Si je ne te voyais ici dans toute ta majesté,
qu’importerait que je voie le monde ou que je ne le voie pas.
Dans tes multiples formes, tu n’es qu’un.
Je n’ai trouvé personne qui fût comme toi.
La peine et la souffrance, le chagrin, la douleur et le blâme,
je les ai connus dans mon amour pour toi et leur blessure.
J’ai éprouvé mainte peine, amour, de ton indifférence,
mais tu n’as même pas jeté un regard sur moi.
Nuit et jour, ô aiguillon, je cherche Celui que nul en ce monde
ne trouve ni ne voit.
Tant que durera ma vie, je serai à ta recherche ;
aussi longtemps que durera ma vie, ce sera là ma prière.
Dieu seul connaît la fin qui m’est réservée :
le bien-aimé est plein de passion et moi je suis rempli d’impatience.
A ton cœur seul, amour, mon âme aspire ;
et tout ce que je souhaite, bien aimé, c’est ton désir.
Cantique des Cantiques
Dis-moi donc, toi que mon cœur aime :
où mèneras-tu paître ton troupeau, où le mettras-tu au repos, à l’heure de midi ?
Pour que je n’erre plus en vagabonde près des troupeaux de tes compagnons.
Sur ma couche, la nuit, j’ai cherché celui que mon cœur aime.
Je l’ai cherché mais ne l’ai pas trouvé !
Je me lèverai donc et parcourrai la ville.
Dans les rues et sur les places, je chercherai celui que mon cœur aime.
Je l’ai cherché et ne l’ai point trouvé.
Hymne liturgique (« La prière des heures »)>
À la mesure sans mesure
De ton immensité,
Tu nous manques Seigneur.
Dans le tréfonds de notre cœur
Ta place reste marquée
Comme un grand vide, une blessure.
À l’infini de ta présence
Ce monde est allusion
Car tes mains l’ont formé.
Mais il gémit en exilé,
Et crie sa désolation
De n’éprouver que ton silence.
Dans le tourment de ton absence,
C’est toi déjà, Seigneur,
Qui nous a rencontrés.
Tu n’es jamais un étranger
Mais l’hôte plus intérieur
Qui se révèle en transparence.
Caché au creux de ton mystère
Nous te reconnaissons
Sans jamais te saisir.
Le pauvre seul peut t’accueillir,
D’un cœur brûlé d’attention,
Les yeux tournés vers ta lumière.
Par-delà les coups reçus
Nul ne peut désirer recevoir des coups mais des croyants ont été capables de comprendre qu’ils sont capables de désirer leur Seigneur même en recevant des coups. Les musulmans gardent le souvenir de Rabia, une mystique iranienne du 9ème siècle et les chrétiens se souviennent de François d’Assise, un homme de Dieu au 13ème siècle.
Un chroniqueur musulman
Un jour, Hassan de Basra, Malik Ibn Dinar et Shakik de Balkh vinrent rendre visite à Rabia qui était malade. Hassan dit : « Personne n’est sincère dans sa prétention d’aimer Dieu s’il ne supporte avec patience les coups de son Seigneur. Rabia dit : « Ceci a un relent d’égoïsme. » Shaik dit à son tour : « Nul n’est sincère dans sa prétention d’aimer Dieu à moins de rendre grâces pour les coups reçus. » Rabia dit : « Ceci peut être encore amélioré. » Ils lui dirent : « Parle donc, toi ! » Elle dit : « Personne n’est sincère dans sa prétention à aimer Dieu à moins d’oublier les coups en contemplant son Seigneur. »
Les fioretti de St François
Comme St François allait une fois de Pérouse à Sainte-Marie des Anges avec frère Léon, au temps d’hiver, et que le froid très vif le faisait beaucoup souffrir, il appela frère Léon qui marchait un peu en avant, et parla ainsi : « O frère Léon, alors même que les frères Mineurs donneraient en tout pays un grand exemple de sainteté et de bonne édification, néanmoins écris et note avec soin que là n’est pas point la joie parfaite. »
Suit un long échange qui se termine ainsi :
…Et si nous persistons à frapper, et qu’il (le gardien du couvent) sorte en colère, et qu’il nous chasse comme des vauriens importuns, avec force vilenies et soufflets en disant : « Allez-vous-en d’ici misérables petits voleurs, allez à l’hôpital, car ici vous ne mangerez ni ne logerez », si nous supportons tout cela avec patience, avec allégresse, dans un bon esprit de charité, ô frère Léon, écris que là est la joie parfaite.
Et si nous, contraints pourtant par la faim, et par le froid, et par la nuit, nous frappons encore et appelons et le supplions pour l’amour de Dieu, avec de grands gémissements, de nous ouvrir et de nous faire cependant entrer, et qu’il dise, plus irrité encore : « ceux-ci sont des vauriens importuns, et je vais les payer comme ils le méritent », et s’il sort avec un bâton noueux, et qu’il nous saisisse par le capuchon, et nous jette par terre, et nous roule dans la neige, et nous frappe de tous les nœuds de ce bâton, si tout cela nous le supportons patiemment et avec allégresse, en pensant aux souffrances du Christ béni, que nous devons supporter pour son amour, ô frère Léon, écris qu’en cela est la joie parfaite.
L’Homme désiré et appelé par Dieu
A en croire les mystiques, quand le cœur humain est à la recherche de Dieu il découvre qu’en réalité il est lui-même l’objet du désir du Tout-Autre. « Tant de fois, j’ai appelé », affirme, dans l’Andalousie du 12ème siècle, Ibn Arabi, que l’on considère comme le plus grand maître du soufisme. Sept siècles plus tôt, Augustin, le grand théologien des chrétiens, méditant sur sa conversion, disait déjà : « Tu as appelé, tu as crié, tu as rompu ma surdité ! » La Bible, dans le Cantique des cantiques, fait dire à la fiancée – figure de l’humanité croyante – : « Lève-toi ma bien aimée, ma belle viens ! »
Ibn-Arabi
Bien aimé, tant de fois n’ai-je appelé et tu ne m’as pas entendu !
Tant de fois me suis-je montré et tu ne m’as pas vu !
Combien de fois me suis-je fait doux effluves et tu ne m’as pas senti,
nourriture savoureuse et tu ne m’as pas goûté.
Pourquoi ne peux-tu m’atteindre à travers les objets que tu palpes ?
Ou me respirer à travers les odeurs ?
Pourquoi ne me vois-tu pas ? Pourquoi ne m’entends-tu pas ?
Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ?
Pour toi mes délices surpassent tous les autres délices
et le plaisir que je te procure dépasse tous les autres plaisirs.
Pour toi je suis préférable à tous les autres biens.
Je suis la Beauté, je suis la grâce, Bien aimé, aime-moi.
Aime-moi seul, aime-moi d’amour. Nul n’est plus intime que moi.
Les autres t’aiment pour eux-mêmes moi je t’aime pour toi et toi, tu t’enfuis loin de moi.
Bien aimé tu ne peux me traiter avec équité,
car si tu te rapproches de moi c’est parce que je me suis rapproché de toi.
Je suis plus près de toi que toi-même, que ton âme, que ton souffle.
Bien aimé, allons vers l’union…
Allons la main dans la main, entrons en la présence de la vérité,
qu’elle soit notre juge et qu’elle imprime son sceau sur notre union.
A jamais.
Saint Augustin - Les Confessions
Bien tard, je t’ai aimée,
Ô Beauté si ancienne et si neuve !
Bien tard, je t’ai aimée !
Tu étais au-dedans, moi j’étais au-dehors,
Et là je te cherchais :
Sous tes gracieuses créatures,
Tout disgracieux je me ruais.
Tu étais avec moi, je n’étais pas avec toi,
Loin de toi elles me retenaient,
Elles qui ne seraient, si elles n’étaient en toi.
Tu appelas, crias, rompis ma surdité ;
Tu brillas, éclatante, chassant ma cécité ;
Tu embaumas, je respirai, je soupirai ;
Je t’ai goûtée, j’eus faim et soif ;
Tu m’as touché et j’ai pris feu pour la paix que tu donnes.
Le Cantique des Cantiques
Mon bien aimé élève la voix, il me dit :
« Lève-toi ma bien aimée, ma belle viens.
Car voilà que l’hiver est passé, c’en est fini des pluies,
elles ont disparu.
Sur notre terre les fleurs se montrent.
La saison vient des gais refrains,
le roucoulement de la tourterelle se fait entendre sur notre terre.
Le figuier forme ses premiers fruits et les vignes en fleur
exhalent leur parfum.
Lève-toi, ma bien-aimée, ma belle, viens !
Ma colombe, cachée au creux des rochers,
en des retraites escarpées, montre-moi ton visage,
fais-moi entendre ta voix,
car ta voix est douce et charmant ton visage. »
Connaître en ignorant
Au 9ème siècle, à Bagdad, Hallaj, pouvait parler de Celui en qui il croyait mais les mots qu’il prononçait manifestaient une étrange connaissance : « Mon cœur le connaît mais rien ne peut l’exprimer. » Ce mystique musulman du 10ème siècle fut torturé et crucifié pour avoir tenu des propos qui n’étaient pas ceux des instances officielles. Jean de la Croix, un religieux espagnol du siècle de la Renaissance et de la Réforme, lui aussi eut beaucoup à souffrir de ses confrères. Lui aussi reconnaissait en Jésus la source de l’amour sans pouvoir la discerner : « Je la connais mais c’est de nuit. »
Hallaj
Me voici, me voici ! ô mon secret et ma confidence ! Me voici, me voici ! ô mon but et mon sens ! Je t’appelle, … non « C’est toi », si tu ne m’avais susurré « c’est moi » ? Ô essence de l’essence de mon existence, ô terme de mon dessein, ô toi mon élocution, et mes énonciations, et mes balbutiements ! Ô tout de mon tout, ô mon ouïe et ma vue, ô ma totalité, ma composition et mes parts ! Ô tout de mon tout, mais le tout d’un tout est une énigme, et c’est le tout de mon tout que j’obscurcis en voulant l’exprimer ! Ô toi en qui s’était suspendu mon esprit, déjà mourant d’extase, te voici devenu son gage dans ma détresse ! Je pleure ma peine, privé de ma patrie, par obéissance, et mes ennemis prennent part à mes lamentations. M’approché-je, que ma crainte m’éloigne, et je tremble d’un désir qui tient au fond de mes entrailles. Que ferai-je avec cet amant dont je suis épris, mon Seigneur ! Ma maladie a lassé mes médecins. On me dit : « Guéris-t’en par Lui ! » Mais je dis : « Se guérit-on d’un mal par ce mal ? » Mon amour pour mon Seigneur m’a miné et consumé, comment me plaindrais-je à mon Seigneur de mon Seigneur ? Certes, je l’entrevois et mon cœur le connaît, mais rien ne saurait l’exprimer que mes clins d’œil. Ah ! Malheur à mon esprit, hélas pour moi à cause de moi, je suis l’origine même de mon infortune ! Comme un naufragé dont seuls les doigts surnagent pour appeler à l’aide, en vaste mer. Nul ne sait ce qui m’est advenu, sinon Celui qui s’est infondu dans mon cœur. Celui-là sait bien quel mal m’a atteint, et de son vouloir il dépend que je meure et revive ! Ô suprême demande et espoir, ô mon Hôte, ô vie de mon esprit, ô ma foi et ma part d’ici-bas ! Dis-moi : « je t’ai racheté », ô mon ouïe et ma vue ! Jusqu’où tant de délai, dans mon éloignement, si loin ? Quoique tu te caches à mes deux yeux dans l’invisible, mon cœur observe ton lever, de loin.
Jean de la Croix
Je la connais la source,
elle coule, elle court,
mais c’est de nuit.
Dans la nuit obscure de cette vie,
je la connais la source, par la foi,
mais c’est de nuit.
Je sais qu’il ne peut y avoir de chose plus belle,
que ciel et terre viennent y boire,
mais c’est de nuit.
Je sais que c’est un abîme sans fond
et que nul ne peut la passer à gué,
mais c’est de nuit.
Cette source éternelle est cachée
en ce pain vivant pour nous donner la vie,
mais c’est de nuit.
De là, elle appelle toutes créatures
qui viennent boire de son eau, dans l’ombre,
car c’est de nuit.
Cette source vive de mon désir
en ce pain de vie je la vois,
mais c’est de nuit.