Mohammed Benali est à la fois responsable religieux et père de deux garçons et de deux filles. Admirateur sincère et reconnaissant de l’école
laïque, il comprend le trouble de ses coreligionnaires.
L’acquisition du savoir
La très grande majorité des musulmans inscrivent leurs enfants dans les écoles publiques. On fait confiance à l’Ecole de la République. Ceux qui ont quitté
récemment leur pays d’origine ne maîtrisent pas tous la langue française ni les programmes scolaires. Tous n’ont pas les moyens de suivre le parcours de
leurs enfants mais, en grande majorité, ils font confiance aux enseignants pour leur procurer un savoir sérieux. Qu’ils soient en France depuis peu, qu’ils
aient ou non fait eux-mêmes des études, dans leur immense majorité les musulmans croient que l’acquisition du savoir est un devoir prioritaire dans
l’éducation de leurs enfants. Ils savent aussi qu’il ne suffit pas d’avoir fait des études pour trouver un emploi mais que ceux qui « décrochent de l’école »
ont encore moins de chance d’en trouver que les autres. Aussi poussent-ils leurs enfants à étudier. Les parents les moins lettrés ne sont pas moins motivés
que les autres même s’ils sont mal armés pour aider leurs enfants.
Pour les musulmans, l’acquisition du savoir n’est pas seulement une nécessité pour trouver une place dans la société c’est aussi, et peut-être avant tout,
une exigence religieuse. Un hadith commande d’acquérir des connaissances tout au long de sa vie : « Apprenez du berceau jusqu’au tombeau ! » ; un autre
hadith demande qu’on n’hésite pas à parcourir le monde pour augmenter son savoir : « Allez chercher le savoir jusqu’en Chine. » La formation des enfants
et des jeunes est un devoir religieux absolu pour des parents musulmans.
Si la plupart des parents musulmans sont portés à faire confiance à l’école laïque, il faut reconnaître cependant qu’ils sont de plus en plus nombreux
à chercher une autre solution. Certains préfèrent inscrire les garçons comme les filles dans l’enseignement privé, musulman si possible mais également
chrétien. D’autres, beaucoup moins nombreux, optent pour un enseignement par correspondance à domicile à partir du collège. Ce mouvement de retrait de
l’école publique manifeste l’inquiétude de ces familles qui se demandent si l’enseignement laïc est compatible avec l’enseignement coranique qu’ils
désirent pour leurs enfants. Le mouvement a commencé lorsque le gouvernement a interdit le port du voile à l’école. Il s’est amplifié l’an dernier lorsqu’il
a été question des « ABCD de l’égalité entre garçons et filles » et lorsqu’on a parlé de la « théorie du genre » qui serait enseignée à leurs enfants.
L’interdiction du port du voile à l’école
Tout a commencé avec la question du voile au collège et au lycée. Il est interdit dans l’enseignement public alors que certaines écoles privées l’autorisent.
Il est vrai qu’une fille qui veut porter le voile doit peser sa décision : elle doit réaliser qu’elle trouvera difficilement du travail dans la société
française si elle n’accepte pas de l’ôter pour aller travailler. Certains pensent qu’à 13 ou 14 ans, les jeunes-filles pèsent mal les conséquences sur
leur avenir du fait de porter le voile. Ils jugent préférable qu’elles ne le portent pas dès le collège ou le lycée pour ne pas avoir à considérer comme
un reniement de l’enlever le jour où elles voudront trouver du travail. Cependant cette loi a aussi des effets pervers. En fait, pour un nombre de plus
en plus important de jeunes-filles, l’interdiction de porter le voile les exclut du monde de l’Education Nationale et des rencontres qu’il permet. Elles
se sentent coincées entre deux obligations de l’islam : celle d’acquérir des connaissances et celle de mettre le voile. Comme l’enseignement public ne
leur offre pas le cadre pour répondre à ces deux obligations, elles cherchent d’autres issues. Elles ne désirent pas se couper du cadre laïque et de la
diversité de relations qu’il procure. Elles s’y sentent acculées.
En ce qui concerne mes propres filles, pour l’instant à l’école primaire, elles n’ont pas l’âge de porter le voile. Pour l’avenir, ma position est claire.
Entre deux obligations - celle de se couvrir la tête et celle d’accéder au savoir – il faut se soumettre d’abord à la plus importante : en islam l’accès à
la connaissance est plus important que le vêtement. J’inscrirai mes filles au collège et au lycée publics. Je crois en effet que l’enseignement y est de
grande qualité et qu’il est bon pour des jeunes de se faire des amis venant de mondes très différents du leur. Cet apprentissage de la diversité est pour
moi partie intégrante de l’éducation. L’école laïque le permet mieux que toute autre voie. Cependant si mes filles insistent et me disent qu’il est important
pour elles de garder le voile à l’école, je respecterai leur décision : je chercherai une école privée qui accepte de les accueillir. Je respecterai leur
liberté sur ce point. Je ne les forcerai pas à se soumettre à ce qui, pour ma part, me semble préférable.
« Les ABCD de l’égalité
entre garçons et filles »
A l’interdiction du port du voile à l’école, ajoutons maintenant les « ABCD de l’égalité entre garçons et filles » et la « théorie du genre » qu’aux
dires de certains on prétend vouloir enseigner dans les écoles. Ce nouvel élément pousse cette année de plus en plus de parents à inscrire les enfants
dans l’enseignement privé. Ce mouvement est encore limité pour une seule raison : le manque de places dans ces établissements.
Personnellement j’ai désapprouvé les manifestations organisées l’an dernier contre les « ABCD de l’égalité entre garçons et filles ». En particulier
je me suis opposé aux « Journées de Retrait de l’Ecole ». La scolarité en France est obligatoire et il ne me semble pas bon que les parents aillent
contre cette loi. En retenant leurs enfants à la maison, ils donnent en exemple leur propre désobéissance civile à des petits de 2 à 10 ans, un âge
où il est bien difficile de pouvoir se repérer entre la désobéissance de leur parents et l’obéissance que les adultes exigent des enfant. Ces Journées
de Retrait de l’Ecole risquent, à mon avis, d’ajouter du trouble au trouble que l’on entend dénoncer. Des associations catholiques ont demandé
à prendre la parole dans la mosquée de Gennevilliers pour pousser les parents à participer à ces journées. J’ai discuté avec eux mais, en tant que
responsable de la mosquée, j’ai refusé de leur donner la parole. Je n’ai pas pu les empêcher de diffuser leurs tracts dans la rue à la sortie de la
prière mais je n’ai pas voulu me compromettre avec leur démarche. Je ne minimise pas l’ambigüité de leur action. Ces associations réunissent souvent
des chrétiens d’extrême-droite. Ils font appel à l’islam alors que, par ailleurs, ils portent des jugements islamophobes.
Je n’appuie pas les formes que prend cette contestation ; cependant je peux comprendre pourquoi les « ABCD de l’égalité entre garçons et filles »
poussent de plus en plus de parents musulmans à choisir pour leurs enfants l’enseignement privé. Je sais que ces « ABCD » ont été retirés du programme
de l’Education Nationale cependant il me semble que, d’une certaine manière, le mal est fait. La « rumeur » s’est répandue que le gouvernement voulait
apprendre aux enfants, dès l’école maternelle, qu’un garçon peut devenir une fille et réciproquement. Le fait que, sous la pression des contestations,
le ministère de l’Education Nationale ne passe pas à l’acte ne signifie pas qu’il ait changé de convictions mais simplement qu’il en suspend (encore)
la concrétisation. Personnellement, je ne crois pas que le gouvernement ait eu le projet d’apprendre aux enfants qu’ils pourraient changer de sexe
selon leur désir. Je pense même que si cela avait été le cas, la grande majorité des enseignants n’aurait pas suivi. Il est possible que le ministère
de l’Education Nationale ait voulu ouvrir la possibilité aux enfants de ne pas s’enfermer dans des comportements fixés d’avance : on peut être une
fillette et aimer jouer aux voitures. Il est possible qu’il se soit agit de casser des modèles culturels qui enferment l’homme et la femme dans des
comportements programmés. Mais quoi qu’il en soit, il faut reconnaître que cette vraie ou fausse « rumeur » a pris, en particulier dans le monde musulman.
Les fondements d’une rumeur
Comment expliquer cet impact des « ABCD de l’égalité entre garçons et filles » sur les parents musulmans
alors même qu’ils ont été retirés du programme de l’Education Nationale ? Une religion, l’islam
en l’occurrence mais toute autre religion aussi, produit des manières de penser et de vivre communes entre ceux qui y adhèrent. Il existe non
seulement une religion mais aussi une culture musulmane extrêmement liées. Abordons le problème sous l’aspect de la culture. Au départ, c’est
celle du pays d’origine. Même les musulmans qui sont là depuis longtemps gardent des attaches très fortes avec le pays où une partie de leur famille
vit encore, dans lequel leurs parents ou leurs grands-parents sont nés. Dans cette culture, à la maison, des pièces sont réservées aux femmes et
d’autres aux hommes ; les femmes ne paraissent pas sans voile en public et portent souvent une robe longue ; à plus forte raison ne se dénudent-elles
pas pour être prises en photo. Dans cette culture, on ne doit pas avoir de relations sexuelles avant ou en dehors du mariage. Ce sont les mères de
famille qui s’occupent principalement des enfants. Je ne dis pas qu’on a raison de se comporter de la sorte. Je signale juste que c’est ainsi et
que ces comportements font partie de l’histoire de la plupart des Maghrébins.
Cela ne signifie pas que les musulmans sont tous particulièrement conservateurs et qu’ils veulent reproduire en France les attitudes de « leur » pays.
La plupart du temps ils s’ajustent à la culture française et sont favorables à la mixité dans les écoles. Ils ont accepté l’interdiction du port du
voile à l’école. Ils ne protestent pas quand ils croisent des femmes en mini-jupe dans la rue. Ils ne vandalisent pas les panneaux publicitaires qui
utilisent le corps dénudé des femmes comme appât pour vendre leurs produits. Ils sont heureux si leur fille peut trouver un travail rémunéré.
Cependant, toutes ces attitudes ne font pas partie de leur culture d’origine et les a obligés à s’en déplacer pour se forger un autre mode de vie.
Ces « ABCD de l’égalité » s’inscrivent pour eux dans le mouvement de libération des mœurs propre à l’Occident. Dans ce contexte, il ne leur semble
pas complètement invraisemblable que l’Education Nationale ait pour projet d’expliquer aux enfants que l’on peut changer de sexe. Mais c’est pour eux
le projet en tro Cette fois, ils se disent : « Vraiment trop, c’est trop ! » Ils n’ont plus confiance et cherchent des solutions de repli.
Du repli au respect mutuel
Ce mouvement de repli est dangereux pour les musulmans autant que pour l’ensemble de la société. S’il se concrétise chez les uns par une
désaffection de l’école publique, il s’accompagne pour d’autres de prises de position intégristes ; il peut même aller chez quelques uns
(dont les medias se font un large écho) jusqu’à décider de combattre l’Occident. Les musulmans de France sont-ils les seuls responsables
de cette dérive ? L’effort qu’ils ont fait pour entrer dans la culture française n’a pas été reconnu. Leur insertion dans la société demeure
problématique : nombreux sont ceux qui ne trouvent pas de travail quand leur adresse postale signale qu’ils vivent dans une cité. Ils sont
victimes d’une islamophobie grandissante. Bien des facteurs les portent à croire que si la France tolère des musulmans, en fait elle ne veut
pas d’eux et se résigne seulement à leur présence. Le rejet des uns appelle celui des autres dans une spirale sans fin.
Il faut absolument casser cet engrenage. L’école de la République y contribue en permettant aux enfants de religions et de cultures différentes
de se rencontrer. Elle le ferait davantage si elle ne considérait pas le voile comme un vêtement religieux ou un instrument de prosélytisme
mais comme une manière de s’habiller parmi d’autres ; les garçons musulmans n’ont pas de vêtement distinctif cela n’empêche pas certains de
chercher à convertir ! Les programmes de l’éducation nationale pourraient également intégrer davantage d’éléments de la culture arabe ; par
exemple, l’arabe pourrait être bien plus systématiquement proposé comme langue vivante dans le secondaire ; la calligraphie pourrait faire
partie des activités périscolaires dans le primaire. Enfin l’école laïque s’honorerait en écoutant avec bienveillance le grondement des
familles musulmanes : plutôt que de les accuser de se laisser manipuler par de fausses rumeurs peut-être faudrait-il essayer de comprendre
sur quel terreau ces rumeurs ont pris racine. On apprendrait alors à mieux se respecter. L’acquisition de connaissances et l’apprentissage
du respect mutuel ne sont-ils pas les deux projets des Ecoles de la République ?
Mohammed Benali