Le savoir en islam
Mustapha Cherif
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Le philosophe algérien, notre ami Mustapha Chérif, a consacré deux volumes pour éclairer les problèmes de notre siècle à la lumière du Coran et de l’enseignement du Prophète (« Le Prophète et notre temps », « Le Coran et notre temps » - Liban 2012). Ce dernier volume se termine par une réflexion sur le savoir, un des objets de l’éducation (Chapitre IX). Nous en extrayons quelques passages; ils nous permettent non seulement de connaître l’enseignement de l’islam mais les soucis d’un intellectuel engagé dans le dialogue. (Les sous-titres sont de la rédaction)


Le savoir : un privilège de l’homme

La lecture du Coran, dans une perspective de savoir pose la question de la capacité de connaissance. Le Coran précise que nous sommes doués de cette capacité de comprendre. En cherchant à comprendre la parole coranique de Dieu, en se mettant en position de quête du sens profond et en refusant de se soumettre à tout autre que l’Absolu, l’infini, le musulman affirme assumer ses responsabilités d’humain, il vise le souvenir du souffle divin que Dieu a insufflé en lui. C’est ce refus d’intermédiaire et d’idoles, ce renoncement à la possession exclusif du sens, que le musulman doit réapprendre.

Le Coran et la Sunna présentent la question du savoir, puisque l’Islam est d’abord une religion qui vise l’ihsan , le « bel-agir », comment savoir vivre, pratiquer, approfondir la connaissance dans le domaine de la religion, de la recherche du Vrai, comment s’élever en degré, bien adorer Dieu ? Il ne s’agit pas seulement de calculer l’horaire de la prière, la direction de La Mecque, le rythme des mois lunaires, la part de l’héritage, la zakat, mais aussi d’exercer la recherche en matière de santé, la nourriture, les plans urbanistiques, l’aménagement du territoire, tout cela et d’autres questions culturelles, économiques et sociales exigent des réponses scientifiques. Un lien fort lie religion et organisation scientifique de la vie individuelle et collective.

Pour le Coran, le savoir est à la base du privilège octroyé par Dieu à l’homme. Le Créateur demande aux anges de se prosterner devant sa créature privilégiée. Si les Anges se prosternent devant Adam, nous dit le Coran, c’est de par le privilège que Dieu, le savant, lui a octroyé, le logos, la possibilité de la connaissance. Dieu, dit le Coran, a insufflé en l’homme de son Esprit. Rechercher le savoir, c’est faire vivre ce souffle.


Le savoir et le sens de la vie

Toutes les sourates sans exception, directement ou indirectement, évoquent le savoir ou y font allusion en parlant de la puissance, de la beauté de la création et des actes à accomplir. Il y a plusieurs sourates dont le sujet principal est le savoir, comme la soixante-huitième sourate intitulée « Al-Qalam », signifiant « la plume », qui commence par le verset suivant : « Nûn. Par la plume et ce qu’ils écrivent » (68,1). La lettre initiale nûn figurant au début de la sourate correspond au son de la lettre « N » de la langue arabe. En tant que mot nûn signifie par ailleurs « encre » en rapport avec la plume. Le Coran attire l’attention de l’homme sur le bien ayant une valeur exceptionnelle et fondamentale dans la vie de l’homme : le savoir.

La première des connaissances est celle qui permet de reconnaître et de comprendre le sens de la vie, les signes du Vrai. Dieu par Ses signes guide à sa Lumière qui Il veut. Le Coran se veut guidance pour orienter vers le vrai.

Le terme âyat est employé des centaines de fois dans le Coran. Il désigne, à la fois, les versets coraniques et les signes de Dieu dans la création. Le monde est présenté comme un langage divin, un livre à découvrir.

En langue arabe le mot ‘ilm signifie le savoir au sens global, qui concerne le visible et l’invisible, le caché et l’apparent, la métaphysique et la physique, le religieux et les sciences, le sacré et le profane, tout ce qui participe à la compréhension de l’existence, à la connaissance du monde, de l’au-delà et à l’élévation de la condition humaine. Ainsi « al-‘ilm » signifie à la fois le savoir, la connaissance et la science. En langue arabe, au cœur du ‘ilm, on trouve al-ma’rifa qui concerne le rapport au mystère, à l’invisible et à l’au-delà.

Al ‘ilm et ses dérivés sont utilisés plus de 700 fois, le mot « savant » (‘alim) est utilisé 140 fois et le mot « livre » dans 250 versets, al-Quran dans 81 versets. Les mots liés à la notion d’écriture sont cités dans 319 versets et le mot « raison » (‘aql) à la forme active 48 fois ! Raisonner, réfléchir (tafakkur), penser (tadabbur), sont des notions clefs dans tout le message.


Le savoir, instrument de libération

Le Coran précise que le Seigneur a appris à l’homme un peu de savoir par la fitna, la pure nature, l’innée, et ensuite par l’effort assidu de la raison et de l’âme (nafs). Il peut et doit acquérir du savoir, évoluer, étudier intelligemment en vue de s’accomplir comme être humain face à son destin. Le mot rabb, « Seigneur », est issu de la racine rabâ qui signifie « éduquer ».

Le Coran, en tant que parole et écriture, oriente l’esprit humain afin qu’il se libère des illusions, des pièges, des prétentions et ambitions démesurées, ou au contraire du désespoir et de l’immobilisme, de tout ce qui vient faire obstacle entre l’homme et le Vrai. L’Islam vise à éveiller, à libérer, à permettre à l’homme de dire, de répondre au monde, de se contrôler et d’assumer ses responsabilités, alors que les passions et les influences néfastes empêchent de discerner, de dire et d’agir. L’enjeu du savoir est de libérer en permanence l’humain face aux risques de se fourvoyer, de se tromper, face aux tentations de tomber dans l’idolâtrie, y compris de lui-même, de se prendre pour un dieu, de multiplier les dieux, de nier les signes de Dieu et de déchaîner ses passions....

Soyons clairs, le savoir doit avoir des buts nobles et précis. Pour l’Islam, réfléchir par soi-même est essentiel, d’autant que nous sommes une communauté du juste milieu – l’Islam est religion et monde sans confusion - car l’on doit exercer notre responsabilité de khalifa de Dieu sur terre.


Le savoir : foi et raison

La foi en Islam n’est pas un savoir indépendant du raisonnement. Elle est au contraire l’acte raisonnable par excellence, capable de porter et de dépasser les autres actes. En islam, la raison, tout comme la foi, est incontournable, chacune capable de vérité, mais ne se suffit pas à elle-même. Elle est nécessaire, mais non suffisante. La foi permet de prendre conscience avec clairvoyance que rien n’est donné d’avance, que l’homme est un tout, corps et esprit, et qu’il faut trouver la mesure : « Nous avons créé toute chose selon une mesure » (54 :49).

La foi en Islam porte en elle l’exigence de la raison, et permet d’éclairer les limites d’une raison livrée à elle-même. Le dépassement est le travail requis par l’Islam pour remettre sans cesse en question, à la fois, les prétentions et les aveuglements de la foi fermée, et celle de la raison qui se croit suffisante. La révélation s’adresse à la raison pour l’éclairer et non pour la contredire. L’éclairer ne signifie pas l’aveugler de sa lumière mais la réactiver pour lui permettre de discerner le permanent de l’évolutif, l’essentiel du secondaire, le licite de l’illicite, le clair de l’obscur, le juste de l’injuste, l’efficient de l’inefficient. Il ne s’agit pas de combler une insuffisance de la raison, mais de la responsabiliser et d’élargir son champ de vision.

En Islam, foi et raison sont deux qualités qui ne se contredisent pas. Certes, la foi peut être au-dessus de la raison, mais jamais en opposition. La foi et la raison sont liées. La civilisation islamique a contribué à l’émergence de la civilisation humaine grâce à la priorité donnée à la connaissance. Elle a aidé à la propagation de la pensée universelle, l’a approfondie en lui associant la vision musulmane, en apportant des progrès décisifs, notamment dans le domaine des mathématiques, science de la raison par excellence.

Le respect des savants et l’amour de la science et du savoir sont forts comme « l’encre du savant est préférable au sang du martyr ». « Quand quelqu’un vient à vous avec l’intention d’étudier, traitez-le avec déférence et estime, car c’est mon invité » ; « Recherchez la science du berceau jusqu’au tombeau ». Et puis, le célèbre hadith qui marque le devoir de la recherche : « Cherchez la science, jusqu’en Chine s’il le faut. » Le Prophète a enseigné que le grand combat (jihad), c’est la purification de l’âme.

Le Coran et la Sunna offrent à l’homme un horizon de la connaissance, une culture du savoir, une boussole pour permettre non seulement de reconnaître et d’interpréter les multiples signes de Dieu, mais aussi de surmonter raisonnablement les épreuves de l’existence, et d’assumer de manière responsable la vie jusqu’aux limites de l’impossible en traçant sa route et en élevant la condition humaine.


Le savoir : science et modernité
(Dieu des philosophes et Dieu d’Abraham)

Depuis le XVIIIème siècle, les sciences étaient vues comme totalement bénéfiques. Mais durant le XXème siècle et en ce XXIème siècle, après le colonialisme, les deux Guerres mondiales, Hiroshima, la shoah, la crise profonde de civilisation que traverse le monde, et les formes de déshumanisation, le doute et la déception s’installent. Le problème de sens et de conscience se pose. L’éthique des sciences, la déontologie, la morale surgissent comme exigences. L’impasse morale ne semble pas influer sur l’instrumentalisation des sciences par le capitalisme, le libéralisme, l’athéisme dogmatique et la religion refuge...

L’Islam considère que la science doit être au service de l’humain et correspondre à des finalités précises.

Epistémologues, philosophes des sciences, psychologues, psychanalystes, sociologues, spécialistes des sciences humaines, écologistes, tous commencent à se poser les questions de l’éthique et de la démocratie des sciences. Certes, il ne faut pas avoir peur de la science, il faut de la science, nul ne peut ni ne doit arrêter le progrès scientifique ; mais pour quelles finalités ? C’est à ce niveau qu’apparaissent des divergences entre l’Islam et le monde dit moderne. Les comités d’éthique et de vigilance ne semblent pas être en mesure d’éviter les dérives et les manipulations.

Dieu élève les gens de science au niveau des prophètes dans la proposition de solutions aux problèmes des musulmans. En ces temps modernes, il faut raisonner, réfléchir et rechercher le savoir ; cependant la raison est élevée au rang d’idole, coupée du sens et du but de la vie, alors que toute idolâtrie est tromperie. Les musulmans considèrent que la raison instrumentale, le logos moderne et les visions coupées du divin n’ont ni posé la question de Dieu, au sens où le monothéisme le fait, ni épuisé la question du sens, ni cerné le mystère, ni réduit l’inconnu, ni maîtrisé celle de la liberté, mais laissent insolubles les questions que l’homme se pose.

L’étude rationnelle et systématique du monde est un geste naturel que l’islam assume, cependant, ce qui compte, ce sont les buts de la recherche. L’histoire de tout peuple contemporain, s’il ne veut pas disparaître, consiste désormais dans son « occidentalisation ». Le musulman résiste à cette « agression », à ce nivellement, à cette violence. Créer le dieu des philosophes et des savants pour fuir celui d’Abraham, c’est idolâtrer la raison et remplacer un principe ouvert par un autre fermé. Le problème de la science moderne réside dans le fait qu’elle prétend correspondre elle seule à la logique du développement, et se passe du besoin de la justification fondamentale, de la Norme au-dessus de toutes les normes que le Coran est venu sceller. La science moderne prétend qu’elle n’a plus besoin de sens. Aujourd’hui, sur le plan du sens de la vie rien ne tient. C’est la crise du savoir matérialiste et de l’athéisme qui s’abîme dans la contradiction et dans l’échec.

Il est légitime de réfuter l’intégrisme, l’extrémisme et le passéisme, qui figent la raison. Mais il est tout autant légitime de garder nos distances quant à la dictature de la raison instrumentale et positiviste, qui s’érige en maîtresse et propriétaire de la nature, refusant les valeurs absolues, le rapport au mystère et à l’au-delà du monde, excluant Dieu de la vie et de la cité, privant l’homme de critères humains indépassables. Les paradigmes occidentaux ne constituent pas obligatoirement la réponse souveraine aux malheurs du monde. Intégrer les progrès méthodologiques proposés par la philosophie et la science est logique et compatible avec nos valeurs abrahamiques, coraniques. Il est légitime d’accueillir les conquêtes de la pensée moderne, en y reconnaissant les éléments qui confortent l’authenticité de la religion, participe à l’élévation de la condition humaine. Cependant, il est légitime d’avoir le droit à la critique et à la prise en compte de valeurs spécifiques.

Mustapha Cherif


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