Les ABCD de l'égalité
Christine Fontaine
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Les « ABCD de l’égalité » masquaient-ils la volonté perverse d’un gouvernement : imposer la « théorie du genre » ? Chrétiens et musulmans auraient-ils raison de s’inquiéter ? Christine Fontaine entend cette question et tente d’y répondre.


Les ABCD et la « théorie du genre »

Une mobilisation contre les « ABCD »

Début février 2014, la Maison Islamo Chrétienne reçoit plusieurs SMS provenant d’amis musulmans. Ils nous demandent d’inciter les familles musulmanes et chrétiennes à ne pas envoyer les enfants à l’école le 10 février pour protester contre la mise en place des « ABCD de l’égalité entre garçons et filles ». C’était l’annonce de ces « Journées de Retrait de l’Ecole » qui ont suscité la forte désapprobation du ministre de l’Education Nationale et l’interrogation de bien des citoyens qui ne savaient pas très bien en quoi consistaient ces « ABCD ».

Des liens vers des articles et vidéos de Farida Belghoul accompagnaient ces SMS. Renseignements pris, nous avons appris que d’autres personnes et groupements participaient à ce mouvement de protestation, en particulier Béatrice Bourges, présidente du Printemps français (une des catholiques organisatrices des manifestations contre le mariage pour tous) et Alain Escada, président de Civitas (groupement intégriste catholique). Tous présentent les « ABCD de l’égalité » comme porteurs d’une idéologie perverse et profondément destructrice. Les instruments pédagogiques mis à la disposition des enseignants auraient pour but, sous couvert d’égalité, de nier la différence des sexes. A les en croire, ce mouvement serait promu par le lobby des LGBT (Lesbiennes, Gays, Bi et Transsexuels) : fort de sa victoire dans la reconnaissance du mariage entre homosexuels, ce mouvement voudrait maintenant faire un pas de plus en s’attaquant aux enfants.

Une mobilisation contre « la théorie du genre »

Farida Belghoul et ses partenaires dénoncent ce qu’ils appellent « la théorie du genre ». Cette « théorie », selon eux, reposerait sur le postulat de l’indifférenciation sexuelle : la différence sexuelle proviendrait de facteurs uniquement culturels et non pas « naturels » ou biologiques – comme naître avec ou sans pénis -. Chacun pourrait donc changer de sexe, selon son désir, et cela même plusieurs fois au cours de son existence. Farida Belghoul et ceux qui épousent ses convictions accusent le gouvernement d’utiliser le cadre de l’Education Nationale pour diffuser leur idéologie. En effet les « ABCD de l’égalité entre garçons et filles » s’adressent aux enfants dès la maternelle, à un âge où leur identité est encore malléable ; les orientations pédagogiques se prolongent dans l’enseignement primaire et ne cessent de se diffuser tout au long de la scolarité. On imposerait donc aux enfants et aux jeunes, dans le cadre de l’école, une éducation totalement contraire à ce que désire, selon eux, la très grande majorité des familles.

Si les « ABCD » consistent à éduquer les enfants et les jeunes dans la perspective qu’ils puissent changer de sexe selon leur fantaisie, on comprend l’émoi d’un certain nombre de parents. 18000 enfants ont été retirés de l’école en février 2014, plus de 30000 en mars (sur 7 millions d’enfants scolarisés en France). On peut s’étonner de la si faible participation des parents à ces journées si l’enjeu est celui que Farida Belghoul énonce. Sont-ils tous inconscients ? On peut s’étonner aussi que les enseignants ne se soient pas désolidarisés en masse de ces ABCD. Sont-ils tous aliénés en matière de sexualité au point ne n’avoir plus aucun esprit critique alors qu’ils n’en manquent pas d’une manière générale quand il est question de réformes dans l’Education Nationale ? Néanmoins, malgré la très faible participation des familles et des enseignants, il faut reconnaître que ce mouvement de contestation a fait et fera peut-être encore beaucoup de bruit…


Les ABCD sans « théorie du genre »

Najat Vallot-Belkacem tient à dissocier les « ABCD » de ce que ses opposants appellent « la théorie du genre ». Elle insiste pour dire que cette « théorie » n’existe pas. Pour les contradicteurs de Najat Vallot-Belkacem, il s’agit d’une simple pirouette destinée à faire passer dans un large public cette révolution pernicieuse.

En fait, il existe différentes études sur « le genre » menées depuis de nombreuses années tant par des sociologues, que des biologistes, des psychanalystes, des ethnologues et d’autres chercheurs. Dans chacune de ces sciences, un aspect particulier est étudié sans composer un ensemble unifié que l’on pourrait appeler une « théorie ». En outre, ces chercheurs, issus de différentes disciplines, utilisent un vocabulaire qui, passé dans le grand public, risque de recevoir une interprétation différente voire opposée à ce qu’ils disent.

Pour sortir de cette difficulté entre des spécialistes et le grand public, il est convenu aujourd’hui, au moins dans les media ou dans les discours des politiques, d’appeler « sexe » ce qui est lié au biologique et « genre » ce qui est lié à l’environnement social et culturel. C’est sur cette distinction que sont fondés les « ABCD de l’égalité » ou ce qui les remplace aujourd’hui. Cette distinction étant posée, il devient clair qu’il ne s’agit pas d’apprendre aux enfants à nier la différence sexuelle mais à permettre qu’ils ne s’enferment pas dans des stéréotypes : on peut aimer jouer au foot quand on est une petite fille et préférer la danse classique au rugby quand on est un petit garçon. Quand le sexe est lié à un rôle déterminé d’avance par la société (par exemple jouer aux petites voitures pour un garçon, à la poupée pour une fille), on parle de « rôles de genre ». Ces rôles de genre sont parfois conscients et souvent inconscients. Ils sont conscients quand, par exemple, on choisit d’habiller en rose les petites filles et en bleu les garçons. Ils sont inconscients quand, pour dire sa tendresse à une petite fille, on lui caresse la joue alors qu’on taperait plutôt amicalement sur l’épaule d’un petit garçon ; on manifeste alors inconsciemment que la douceur est socialement liée à la féminité et la vigueur à la masculinité. Même les parents ou les enseignants qui désirent lutter contre ces stéréotypes de genre ne sont pas forcément conscients de s’y soumettre. Or ces « rôles de genre », construits souvent dès la petite enfance, conduisent à reproduire, à l’âge adulte, des inégalités de statuts, de salaires et d’accès à certaines professions. C’est contre cette discrimination que veulent lutter les « ABCD de l’égalité », tournés autant vers une prise de conscience des enseignants et des parents que d’une éducation des enfants.

L’arrière-pensée des ABCD ?

Dans leur grande majorité, les opposants aux ABCD ne vont pas jusqu’à nier les différences culturelles et les inégalités qu’elles engendrent. Aussi, après les précisions de vocabulaire apportées, ne s’attaquent-ils plus aux « rôles de genre » en tant que tels mais à l’arrière-pensée qui, selon eux, la guiderait. On trouve leur argumentaire par exemple sur le site « Observatoire de la théorie du genre ». Il est bâti à partir d’une question : « Pourquoi l’Etat voudrait consacrer autant d’énergie et d’argent pour un programme qui repose sur des situations dépassées ou largement en voie de l’être ? » En effet, pour eux, les femmes accèdent déjà aujourd’hui à des postes de responsabilité et à des filières qui hier leur étaient fermées. Par ailleurs, ils demandent si c’est vraiment la mission prioritaire de l’Education Nationale que de mettre en place ces ABCD alors que tant d’enfants sont aujourd’hui en échec scolaire et qu’il y aurait tant à faire pour tenter d’y remédier.

Selon ces opposants, si le gouvernement actuel veut consacrer autant à la mise en place des ABCD c’est qu’il a une arrière-pensée : il veut diffuser sans le dire ce qu’ils appellent cette fameuse « théorie du genre ». Que peut-on répondre à quelqu’un qui, d’accord sur votre analyse d’une situation, vous suspecte cependant d’arrière-pensées sournoises ? Jean de la Croix disait : « Pour un voleur, le monde entier est voleur comme lui ; pour un homme bon, le monde entier est bon. » Nous pourrions répondre aux opposants que s’ils suspectent le gouvernement d’arrière-pensée c’est peut-être parce qu’eux-mêmes ont une arrière-pensée : celle de faire tomber ce gouvernement, par exemple. Mais nous jouerions le jeu d’une politique de bas étage, très en vogue aujourd’hui, avec laquelle nous refusons de pactiser.


Farida Belghoul
et les « ABCD de la complémentarité »

Parmi tous les sites où l’on s’oppose aux ABCD de l’égalité, celui de Farida Belghoul tient une place à part. Elle a créé avec quelques autres, dont certains prêtres intégristes, « la Fédération Autonome de Parents Engagés et Courageux » (FAPEC). Elle a lancé, le 5 septembre 2014, les « ABCD de la complémentarité »  : « Un programme d’actions pour l’année 2014/2015 défendant la complémentarité homme-femme mise à mal par la société moderne. » Son analyse de la société est très différente de celles de la majorité des autres opposants. Elle écrit :

« Sous l’impulsion du féminisme international et particulièrement américain, à la lutte des classes du 19e siècle s’est ajoutée la lutte des sexes. Ce combat entre les hommes et les femmes est à l’origine de l’éclatement de la famille, de la dispersion de leurs enfants et de leur abandon aux institutions en général et à l’institution scolaire en particulier. C’est surtout l’image de l’homme qui a été détériorée dans cette lutte des sexes. Ce n’est pas un hasard  : en tant que chef de famille, il se doit d’être le protecteur de l’épouse et des enfants. Détruire son statut naturel est une condition sine qua non pour s’attaquer directement à la femme et aux enfants. La mise au travail des femmes (au nom de l’égalité et de l’épanouissement individuel) a conduit la mère à ouvrir la porte aux institutions qui allaient prendre en charge ses enfants à sa place, en premier lieu l’Éducation Nationale. (…) L’égalité tant proférée veut , en fait, aboutir à l’indifférenciation des sexes. Cet égalitarisme efface la notion fondamentale de complémentarité, à l’origine de la communauté humaine. »

Ainsi Farida Belghoul véhicule l’image d’une société où il serait « naturel » que l’homme soit le protecteur de sa famille, où une mère devrait se consacrer à l’éducation de ses enfants plutôt que d’aller travailler. A-t-elle la nostalgie de la société d’avant la guerre de 1914 ? Ou plutôt de la société bourgeoise car avant la Grande guerre, il y a belle lurette que les femmes de milieu populaire ou paysan étaient contraintes d’aller au travail… ainsi que nombre d’enfants, dans les filatures lyonnaises par exemple. Toujours est-il qu’il est quand même difficile, pour la très grande majorité de nos contemporains, de la suivre sur ce terrain.

Du côté catholique, déjà au XVIème siècle, Thérèse d’Avila faisait remarquer à ses religieuses combien il était bon pour elles ne n’être pas mariées : elles échappaient ainsi à une position de soumission vis-à-vis de leur époux et au fait d’être trop souvent réduites à une fonction de génitrice. On imagine mal qu’au XXIème siècle, l’idéal de Farida Belghoul réponde à celui des catholiques, sauf un nombre particulièrement réduit d’intégristes. Du côté musulman y aurait-il davantage de répondant ? Pour le savoir peut-être faut-il considérer quel fut son propre itinéraire.


Une question cruciale pour la société

Farida Belghoul est née en 1958, à Paris de parents musulmans algériens. Après son bac, elle fait des études supérieures et deviendra enseignante pendant plusieurs années. A partir de 1983, elle soutient activement « la marche des beurs ». Elle s’engage dans un collectif qui dénonce les tentations de repli communautaire et lutte pendant de très nombreuses années pour l’égalité de traitement et de droits entre les jeunes issus de l’immigration et les autres. En 1986, elle publie un roman qui sera primé : « Georgette ». Elle y décrit son histoire d’enfant déchirée entre deux cultures, celle de son institutrice française et celle de ses parents immigrés. Quelques années plus tard, alors qu’elle est mariée et mère de famille, elle abandonne son poste d’enseignante puis retire ses propres enfants de l’école. Elle est aujourd’hui à l’origine des ABCD de la complémentarité.

Cet itinéraire personnel de Farida Belghoul n’est-il pas représentatif de celui d’un grand nombre de musulmans en France ? Des générations entières ont lutté pour trouver une place digne dans la société et les portes se sont très souvent fermées, sauf pour certains sujets particulièrement brillants. La politique du logement les a parquées dans des cités que les « souchiens » (français de souche) - comme ils disent - quittaient au fur et à mesure que les immigrés ou les personnes issues de l’immigration arrivaient. Aujourd’hui, dans ces banlieues et ces cités, le taux de chômage est extraordinairement élevé. Il touche toutes les catégories de jeunes, même ceux qui ont fait des études. Sauf très rares exceptions, ceux qui ont la chance d’avoir un travail occupent des places de manœuvres ou de manutentionnaires pour les hommes, de femmes de ménage ou de garde d’enfants pour les femmes. Les « ABCD de l’égalité » sont destinés, entre autres, à permettre que les femmes accèdent davantage à des postes de responsabilité. En quoi les parents et les jeunes des cités pourraient-ils se sentir concernés ?

Il n’est pas rare que toute reconnaissance de leur dignité – voire de leur existence sur le sol de France - leur soit refusée par la société. Musulmans, ils se sentent souvent regardés avec méfiance. Cependant aucun être humain ne peut vivre en étant totalement dépourvu de reconnaissance sociale. Ce que les autres leur refusent, comment ne tenteraient-ils pas de le trouver entre eux ? Ils n’ont pas décidé ce repli communautaire ; ils y ont été acculés. La religion, en l’occurrence l’islam, leur fournit le lien social qu’ils ne trouvent nulle part ailleurs. Or, dans l’islam des cités, il est bon que les jeunes-filles soient voilées à partir de la puberté. Si elles ne portent pas le voile à l’école, elles le font dès qu’elles sont sorties de classe. Mais elles savent qu’une femme voilée dans la société française trouvera très difficilement du travail. Que peuvent désirer la plupart de ces jeunes-filles si ce n’est de se marier et d’élever leurs enfants ? Entre les « ABCD de l’égalité » et ceux « de la complémentarité », la plupart des musulmans des cités n’ont pas le choix… Ils ne préfèrent pas la « complémentarité » à « l’égalité » mais ils y sont acculés.

Voilà comment certains musulmans peuvent passer des « ABCD de l’égalité » aux « ABCD de la complémentarité ». Non par choix mais par nécessité. Comment promouvoir l’égalité des sexes au nom d’une société plus égalitaire sans prendre en compte une autre inégalité : celle qui relègue un très grand nombre de citoyens immigrés ou issus de l’immigration aux périphéries de la société ?

Christine Fontaine


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