Le fruit de l'injustice
Saad Abssi
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Saad a souffert de l’injustice dans son histoire personnelle comme dans celle de son pays colonisé.
Il est témoin de la souffrance quand il visite les malades dans les hôpitaux.
En réalité ces expériences, dit-il, sont un appel que Dieu lui adresse :
le croyant a pour vocation de lutter contre le mal.

Pourquoi tant de souffrance ?

Pour parler de la souffrance, je m’appuie sur ma foi musulmane, bien sûr ; mais je parle aussi à partir de mon expérience.

D’abord je songe à mon engagement au service d’une association : VPH (Visite aux Personnes Hospitalisées). C’est une association laïque, même si la plupart de ses membres sont musulmans. Nous ne visitons pas les malades musulmans plus que les autres ; ceux que nous contactons nous ont été signalés par les assistantes sociales qui ont constaté leur solitude. Je dis que notre démarche n’est pas particulièrement religieuse mais, en réalité, je constate qu’on ne peut séparer ce qui est spirituel de ce qui est humain. Dans la conversation, je suis amené sans le vouloir à parler de Dieu. « Que Dieu vous aide ! » ou « Que Dieu vous guérisse ! »

Nous avons, aux approches de Noël, organisé une petite fête à laquelle participaient vingt-huit malades. En les regardant, je m’interrogeais. S’il existe quelque part un Être absolument juste, c’est bien notre créateur. Pourquoi fait-il tomber la maladie sur ces gens-là qui, autant que je sache, n’ont rien fait de mal ? A part les allusions à Ayoub (Job), le Coran ne m’aide pas vraiment à résoudre le problème ; il faut se servir de sa raison pour y faire face. Si je ne puis accuser mon Seigneur d’être injuste, il faut bien reconnaître que son intervention dans la souffrance a un sens. Avec mon intelligence simplement humaine, je me dis que la souffrance des uns rappelle à tous les autres qu’ils sont limités.

La souffrance, une limite au pouvoir

Cet avertissement vaut pour tous les hommes mais, en premier lieu, pour les puissants de ce monde : les responsables politiques, bien sûr, mais aussi tous ceux à qui Dieu confie une mission (chefs d’entreprise, sages, prophètes même). On a de la considération pour eux mais Dieu leur dit, s’ils sont attentifs à ceux qui souffrent : «  Attention, vous êtes mes créatures ! Votre pouvoir a des bornes ; ne les dépassez pas ! »

D’autre part, quand je parle de la souffrance, je peux m’appuyer sur mon expérience personnelle devant l’épreuve. En y faisant appel, je m’aperçois que la souffrance peut nous transformer.

En disant cela je pense aux expériences d’injustice dont j’ai été victime. Je fais allusion d’abord à un événement qui m’a beaucoup marqué lorsque j’étais adolescent, dans mon village natal, aux portes du Sahara. J’ai été accusé d’une bêtise que je n’avais pas commise. Le mal que cela m’a fait n’est pas encore effacé, malgré mon âge.

Je fais allusion aussi aux années de mon adolescence que je n’ai pas vécues dans mon village mais dans une ville : Aïn Fakroun. Je me trouvais dans un tout autre monde. Je découvrais l’électricité : dans mon village on s’éclairait au carbure, une sorte de pierre qui diffuse de la lumière quand on la couvre d’eau. Je découvrais la TSF  : quelle surprise d’entendre une voix sortir d’une sorte de boîte en forme d’ogive ! La première fois que j’ai vu une pompe à essence, je me demandais à quoi cela servait. Autrement dit, je découvrais la présence de la civilisation française et de la colonisation.

L'injustice et la souffrance

Je découvrais en même temps que l’injustice dont j’avais fait l’expérience à un niveau individuel, avait une dimension collective. J’étais vendeur dans un magasin qui appartenait à une personne de ma famille. Un jour, un homme entre au magasin et s’approche de moi : « Peux-tu me donner deux kilos de semoule : j’ai cinq enfants et nous n’avons rien à manger ». Je lui ai donné ce qu’il me demandait en me disant que s’il ne revenait pas pour payer, je dirais à mon oncle : ‘je te dois deux kilos de semoule’ ! Quand l’homme a eu le dos tourné, je me suis mis à pleurer !

Chaque mercredi, je faisais le tour des clients pour ramasser les crédits. Quand je rentrais chez les colons, je voyais le chien abrité dans une niche construite en dur. L’arabe, de son côté, habitait un gourbi dont les murs étaient construits avec de la bouse de vaches et le toit était fait avec des branchages. C’est de la souffrance cette injustice !

A Aïn Fakroun on lisait les journaux ; on en vendait même dans le magasin où je travaillais. Cela m’aidait à prendre conscience de cette souffrance, à souffrir moi-même avec les opprimés. Cette souffrance m’a poussé ; j’ai franchi la porte pour militer en faveur du nationalisme. La souffrance porte des fruits. Moi qui n’avais pas fait d’études, je me suis retrouvé membre du comité central du FLN. Jamais je ne serais arrivé là si je n’avais pas regardé la souffrance en face.

En luttant comme je l’ai fait, j’ai bien conscience que j’étais guidé par Dieu. J’ai traversé quelques années où j’avais cessé de faire les cinq prières, mais jamais je n’ai douté que Dieu me conduisait pour lutter contre l’injustice et les souffrances qu’elle entraîne. Pendant la clandestinité, j’ai logé un certain temps dans le Mâconnais chez des paysans qui me protégeaient. Chez eux j’ai rencontré André Breton. Je refuse le verre de vin qu’on me présente ; André Breton me dit : « Comment peux-tu être révolutionnaire et croyant  ?  » En 1963 on m’envoie en mission en URSS ; j’étais désigné pour la commission de dialogue idéologique avec le parti communiste. Souslov, le responsable communiste, me fait tout un discours pour m’expliquer que les temps ont changé et qu’on ne peut plus croire en Dieu. Je lui fais dire par l’interprète  : « Votre parti a douze millions d’adhérents. Vous prétendez représenter le prolétariat. Ce matin, avant de venir à cette réunion, j’ai visité un chantier et j’ai vu une femme construire une grande cheminée. Autour d’elle, trois hommes jetaient des briques. Sa vie n’a rien à voir avec la vôtre. Les temps ont peut-être changé mais la souffrance n’a pas disparu. Supprimez la foi en Dieu ; vous n’aurez pas guéri pour autant la société ! »

La passivité des religions

J’entends dire qu’en Europe, des chrétiens perdent la foi en Dieu lorsqu’ils font l’expérience de la souffrance. J’ai du mal à comprendre. Je connais beaucoup de gens qui ont souffert et traversé des deuils cruels. Je vois encore le désespoir de ma femme lorsqu’elle a appris la mort de son frère encore tout jeune. Elle faisait plus que pleurer : elle hurlait de douleur. « Cela me brûle, ça me brûle » disait-elle. Mais à aucun moment elle n’a dit : « O mon Dieu, pourquoi m’as-tu fait cela ? » Je n’ai jamais entendu un musulman dire devant la souffrance : « Mon Dieu ! C’est injuste ».

S’il faut se révolter ce n’est pas contre Dieu mais contre la passivité des religions devant l’injustice sociale. Nous, musulmans, nous n’assumons pas les responsabilités que Dieu nous confie. Quand je vois une famille mal logée ou frappée par le chômage, quand quelqu’un vient me dire : « Je n’ai pas d’endroit pour dormir ce soir », j’ai envie de me révolter mais pas contre Dieu. Une femme vient de me dire : «  J’ai fait des démarches pour que mon père soit hospitalisé mais pour que cela soit possible, il faudrait que je trouve 2600 € ». Ce genre d’injustice est intolérable. On ne peut pas s’y résigner ; il faut agir mais c’est tout autre chose que de se révolter contre Dieu. L’islam me dit : « Un musulman ne peut dire qu’il est croyant s’il n’aime pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même ». Comment mieux dire que Dieu me demande de lutter contre la souffrance ?

Saad Abssi


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