D’où vient la violence, en particulier dans les relations entre l’Orient et l’Occident ? En se penchant sur les courants de pensée des siècles précédents, Boutros Hallaq discerne, dans
l’idéologie du progrès, un mouvement de convoitise mortifère. La convoitise étouffe le désir qui seul permet la rencontre et la paix.
Violence, convoitise et désir
Il me souvient d’avoir écrit dans un poème, composé en arabe lors d’un de ces moments de tourmente qui secouent régulièrement le monde arabe : « Tu ne vaincras la violence que par le désir ». Longtemps, par la suite, me revenait ce vers qui s’était spontanément imposé à moi alors que, sur le moment, je n’en mesurais pas la portée. Ceci est probablement dû à l’intérêt que je portais alors à la psychanalyse : je percevais le désir en tant qu’un mouvement fondamental de l’âme – selon l’expression de la philosophe Simone Weil –, une aspiration naturelle à la réalisation de soi dans le sens le plus noble : advenir à soi comme au monde, ou, plus précisément, entrer dans la dynamique qui y mène. Il m’apparaissait dès lors qu’à défaut de pouvoir s’engager dans cette dynamique pour des raisons subjectives ou contextuelles, chacun courrait le risque de tomber dans la violence, contre soi-même (l’autodestruction) et/ou contre l’autre, tout autre. La convoitise serait alors la figure principale de toute violence.
C’est selon ce schéma que je tends à comprendre le passage de la Genèse relatant métaphoriquement l’incident qui a abouti à l’expulsion d’Adam et Ève du Paradis. Étant allergique à la notion de péché originel, le geste du premier couple exprimerait, pour moi, non pas une disposition inhérente à la nature humaine transmissible à la descendance – soit l’ADN selon la terminologie scientifique moderne- mais plutôt un acte de violence contre l’ordre normal de la nature, traduit par la volonté de s’approprier ce qui ne nous appartient pas ; autrement dit, la convoitise. Revenant aux textes sacrés, j’ai constaté que, dans ce contexte, c’est ce même terme, convoitise, qui apparaît dans la traduction française, auquel répond le terme coranique dhâlim (fatakounâ mina-dh-dhâlimîn), adjectif qualifiant « celui qui fait quelque chose d’indu, de non raisonnable ». Il est significatif que l’accès à l’Arbre de la vie ait été immédiatement interdit au premier couple. Évacuant pour l’instant la vision biblique attribuant à la femme la responsabilité du désastre, je ne tiens pas pour déraisonnable d’exprimer à ma manière cet enchaînement : la vie se tarit lorsque l’on bascule dans la convoitise. Car, si le désir est légitime et nécessaire pour s’accomplir et accomplir, la convoitise, elle, est une contrefaçon du désir qui s’installe plus ou moins à l’insu de la personne lorsqu’elle se trouve empêchée ou incapable de suivre son désir profond et se laisse mener à la déchéance.
La convoitise est mue par la volonté d’avoir. Les guerres de conquête, les guerres fratricides, le colonialisme, la dictature, l’esclavagisme ou la domination exercée par un sexe sur l’autre, par une religion ou une idéologie sur l’autre… sont autant de manifestations stigmatisées, depuis toujours, par les grands récits de l’antiquité orientale, bien avant les Dix Commandements, qui s’opposent à l’accomplissement du désir profond de tout individu, en substituant l’ordre de l’avoir à l’ordre de l’être.
La convoitise et l’angoisse de l’avoir
Cela étant, je voudrais m’attarder plutôt sur certaines de ces figures, liées à la modernité, souvent perçues malheureusement comme éléments constitutifs du Progrès.
Grâce aux découvertes scientifiques du XIX° siècle, la société a bénéficié d’importants moyens de progrès matériel et moral à tous les niveaux : médical, économique, institutions sociales et politiques, savoir... Mais, rapidement elle s’est laissé enivrer par le Scientisme, une foi démesurée dans la Raison, qui ne manque pas de rappeler le passage biblique évoqué plus haut. Censée créer un homme totalement nouveau, dominant la nature et ses ressources, maître de tout être vivant (animaux, plantes) et surtout maître de son existence et de son destin réduits à l’être-ici, la société est tombée dans la logique de l’avoir, signifiée par la convoitise, le dhulm. Cette attitude fondée prioritairement sur la Raison a suscité, comme on le sait, la révolte romantique, sensible aux besoins du cœur et à la recherche du sens. A cette rationalité exclusiviste, s’opposent la puissance du sentiment et de l’imagination, qui se déploie essentiellement dans la poésie, considérée comme principal facteur du savoir, voire comme la prophétie des temps nouveaux. Cette vision prônée en Allemagne par les Frères Schlegel et Novalis – promoteurs d’une nouvelle vision de la littérature – et en France par Victor Hugo et ses pairs, rejoint, à quelques nuances près, le principe du « savoir par le cœur » prôné par le mystique arabo-musulman Ibn ‘Arabî.
C’est à ce scientisme que d’aucuns attribuent la montée des idéologies totalitaires, et notamment la notion marxiste du déterminisme historique, qui a pris des proportions abjectes dans la théorie nazie de la pureté de la race, le transgénisme. Il se trouve que c’est dans ce contexte que s’est imposée aussi la notion d’Histoire du salut que la philosophe Simone Weil, précédemment citée, considère comme une grave extrapolation historique, limitant la vocation universaliste du christianisme ; elle est contemporaine de la théorie élaborée par les Frères Musulmans : al-islâm houa al-hall (« l’islam est la solution »), mais également de la conception du sionisme politique, fondée sur une législation dite divine accordant exclusivement la Terre promise, la Palestine, à un Peuple élu. Ce sionisme vient de franchir le Rubicon en instituant, il y a quelques jours, Israël comme « État Nation du peuple Juif », position qui déborde largement la législation wahhabite qui fait de l’État saoudien un État exclusivement musulman, sans pour autant y intégrer le principe de nation et d’ethnie ou d’origine raciale. Des représentants des trois familles monothéistes se croient ainsi autorisées à monopoliser la Vérité, ainsi rigidifiée, chacune à son propre profit.
Descartes et Pascal
Il ne fait pas de doute que le scientisme idéologique découle directement d’un cartésianisme triomphant qui a marqué la modernité. Le philosophe Edgar Morin lui reproche son unilatéralisme qui fait peu de cas de la Complexité, notion à laquelle Morin a consacré l’essentiel de son œuvre, notamment dans La Méthode. Ce faisant, il ne se contente pas de proposer l’interdisciplinarité comme méthode plus adéquate à approcher la réalité ; il vise, lui l’athée, à ouvrir les horizons sur une autre réalité qui dépasse l’homme. Aussi ne manque-t-il pas d’opposer à l’auteur du Discours de la Méthode, Descartes, la figure emblématique de son contemporain Pascal. Le plus grand scientifique de son époque, Pascal, s’est en effet révolté contre l’hégémonisme de la raison cartésienne en instituant, à côté de l’ordre de la raison, celui du cœur. De ce fait, son mysticisme ne vient pas évacuer mais compléter le pouvoir de la raison. D’ailleurs, selon des documents vérifiés, Descartes lui-même, effrayé par sa théorie du Cogito ergo sum déifiant la raison, a vite fait de la mettre sous le boisseau, au point qu’il n’en a plus jamais fait mention par la suite. On cite, entre autres éléments, le rêve où il s’est vu assis sur un trône en train de recevoir le globe terrestre, à l’instar du Christ pantocrator tel que l’iconographie byzantine le représente.
Une écologie universaliste et humaniste
Il est courant de nos jours de dénoncer, dans le cadre d’une vision écologique, l’idée même de l’homme maître de l’univers, qui découle directement de la vision biblique. Nombre d’anthropologues, de psychologues et de philosophes cherchent à réhabiliter le sentiment, l’affectif, la corporalité, la sensibilité en insistant sur leur importance dans l’épanouissement individuel, l’équilibre des institutions politique et la construction d’une société citoyenne humaniste et fraternelle. Ils visent à créer un contre-poids face à la trop grande prédominance de la raison pragmatique, voire technocratique, qui fait fi du statut de la personne, de la justice sociale et de la destruction de l’équilibre de la nature au profit d’un certain « progrès » matériel qui ne fait que creuser le fossé entre les nantis au nombre de plus en plus réduit et la classe moyenne, d’une part, et, d’autre part, la masse sans cesse plus appauvrie.
La rationalité du capitalisme effréné qui prédomine de nos jours – la chute du camp socialiste y aidant – installe un désordre, une violence, aisément constatés qui tendent à nier la valeur intrinsèque de la personne humaine. A l’en croire, un individu n’existe qu’en tant que producteur ou consommateur de richesses. Or, ne faisant partie ni d’un groupe ni de l’autre, plus de la moitié de l’humanité, survivant de peu et en marge du système économique, compte pour rien, juste bonne à être livrée comme chaire à canon aux terroristes écervelés et aux politiques dévoyés. Cette constatation du marxiste Alain Badiou rencontre paradoxalement l’énoncé de Charles Péguy dénonçant au début du siècle dernier le Désordre établi. Au-delà de la question économico-politique, ce rationalisme triomphant est démasqué par de nombreux chercheurs reconnus (1). Leur précurseur immédiat est Jules Michelet. Longtemps admiré comme historien promoteur du « Roman National », hypostasiant l’essence supérieure de la France, avant d’être rejeté, il a développé dans ses œuvres dites mineures traitant de géographie humaine (2) une vision de la nature qui conçoit tout, y compris le rocher ou la montagne, comme un organisme vivant à l’instar de l’homme. Il en a déduit non seulement une parenté réelle entre l’homme et la nature, qu’il a magnifiée avec un accent très proche de celui de François d’Assise (« mon frère l’arbre »), mais également les causes des guerres, la naissance du libéralisme économique, la dictature et la domination exercée sur la femme (3) comme sur les peuples. Pour lui, reconnaître la nature c’est « retrouver le chemin du progrès ». Dédaignée par les élites, ces œuvres mineures sont réhabilitées aujourd’hui, notamment grâce aux travaux de Paule Petitier, auteur de Jules Michelet, l’homme histoire, et maître d’œuvre de l’édition de ses œuvres dans la Pléïade.
L’aventure faustienne
N’est-ce pas cette rationalité débridée qui justifie l’utopie folle connue sous l’appellation de « transhumanisme » ? Devenu ainsi maître du temps ou du moins soustrait à la détermination du temps, l’homme moderne revendique une attitude prométhéenne, voire faustienne : maîtriser son destin grâce à la raison scientifique, quitte à vendre son âme « au diable ». Le culte de la raison scientifique atteint des proportions parfaitement déraisonnables lorsqu’il ne valide que les réalités vérifiées en laboratoire, faisant fi de toute expérience antérieure, toute sagesse ancestrale. Reconnaître les dégâts de la pollution, seulement après avoir mesuré le taux de CO2 dans l’atmosphère, sans tenir compte du ressenti du commun des mortels. Nier la vertu de certaines médecines ou pratiques (homéopathie, yoga…) largement vérifiées par des centaines de génération, tant que leur validité n’a pas été prouvée scientifiquement, etc.… Est-ce vraiment « raisonnable » ? Un exemple flagrant vient d’être fourni par les dernières découvertes ; il s’agit de la périgénétique mise en lumière par Joël de Rosnay. La génétique ayant affirmé péremptoirement que l’ADN détermine mécaniquement l’évolution de l’individu, ainsi soumis à un déterminisme absolu que la sagesse commune récuse, Joël de Rosnay vient de démontrer, grâce à des recherches en laboratoire, que le contexte créé par l’individu peut agir sur son ADN au point de le modifier. Aucun savoir n’étant donc possible, y compris probablement dans le domaine de l’amour, en dehors de la Raison scientifique, la périgénétique vient enfin donner raison à une sagesse millénaire garantie pourtant par la constatation. N’empêche qu’en même temps le retour aux médecines et pratiques notamment d’Extrême-Orient ne cesse de s’affirmer jusqu’à la démesure.
Effet d’une Antiquité exclusive, borgne !
Ce culte de la raison prend sa source, au-delà des Lumières, dans les premières propositions de la Renaissance. En affirmant la priorité de l’individu comme source de savoir obtenu grâce à une opération d’observation sensorielle des faits soumise à l’interprétation de l’intellect, la Renaissance a invalidé la légitimité de la métaphysique (chrétienne en l’occurrence) à dire le Vrai. Elle a vite fait de trouver sa légitimité dans la philosophie grecque et la civilisation romaine, toutes deux antérieures à l’installation des institutions ecclésiastiques. Elle a trouvé son Antiquité fondatrice. Délaissant généralement les présocratiques et même Socrate lui-même, elle a reconnu en Aristote un guide, qu’elle a vite consacré comme Grand Maître (titre probablement repris de la pensée musulmane qui le désignait comme al-Mu’allim al-‘awwal). Or Aristote, qui a réduit la pensée grecque antérieure à sa dimension purement rationnelle, n’a fait que la priver de sa vision globale, complexe, héritée de sa tradition historique. Cette approche semble avoir déterminé le parcours de la pensée occidentale jusqu’à la réduire au cogito cartésien évoqué plus haut. Un tel appauvrissement de la complexité de la nature humaine a fini par susciter la réaction des grands humanistes, la révolte romantique, suivies par l’esthétisme, le surréalisme et les courants tenant de la complexité.
A cet effet pervers s’ajoute un autre, que les sciences humaines modernes essaient de corriger: celui d’occulter l’apport d’une autre Antiquité, dont s’est nourrie l’Antiquité gréco-romaine, c’est-à-dire l’Antiquité dite orientale, reconnue aujourd’hui dans le corpus araméen, réceptacle de la civilisation sémitique et extrême-orientale, comme dans la vision de la culture égyptienne ancienne. Cette Antiquité n’était nullement dépourvue de rationalité scientifique. N’a-t-elle pas inventé la cité, l’agriculture, l’alphabet, les premiers codes ? N’a-t-elle pas réalisé des monuments prodigieux qui ont ébloui Alexandre le Grand et les grands empereurs romains (4) ? Mais en même temps, elle avait développé une sagesse déduite du sentiment et de l’expérience qui a eu sa traduction dans les grands mythes sumériens, babyloniens, égyptiens… et même dans les Grands récits monothéistes : à la fois – liste non exhaustive – le Code d’Hammourabi, Gilgamesh, le Livre des morts, l’Ancien testament et le Nouveau testament, dont le Coran est largement tributaire. Cette Antiquité a, en fait, conjugué rationalité et cœur, d’une façon bien exprimée par la proposition d’Ibn Arabî déjà évoquée : le savoir par le cœur, ou le cœur comme siège du savoir, incluant la raison elle-même. En réduisant la pensée humaine à l’Antiquité gréco-romaine, le rationalisme occidental a rejeté les autres cultures hors de la culture ou, d’après un terme utilisé par l’islam pour désigner la période antérieure à lui, dans la Jâhiliyya, soit l’Ignorance.
Pourrait-on voir là l’origine d’un européocentrisme débridé qui, pendant cinq siècles, a justifié par la puissance fondée sur la rationalité sa convoitise d’avoir, qui s’est exprimée par tant de violences contre les autres peuples à travers la planète ; et qui aujourd’hui, par le biais de l’ultra-libéralisme, se déchaîne aussi sur ses propres peuples ? On comprendrait mieux alors la position d’un W. Blake cherchant dans la pensée extrême-orientale et surtout dans l’Évangile les principes d’une vie plus humaine ? Ou les propositions d’un Jules Michelet qui, déçu par l’échec de la révolution de 1848, a puisé, dans un partenariat fraternel avec la nature, un antidote à la violence régnante, partenariat qui n’est pas sans évoquer la vision panthéiste, l’approche écologiste, la philosophie d’un Gandhi… ? Ou même la vision de Gibran Khalil Gibran qui, au-delà de son influence internationale due à son best-seller mondial, le Prophète, a su conjuguer dans son œuvre arabe l’apport de W. Blake et l’esprit de l’Évangile, pour jeter les bases d’une dynamique nouvelle basée sur l’amour universel comme paradigme absolu, instituant le Nâmûs de l’amour comme principe universel et éternel contre la charî’a – comprendre la Loi dogmatique qu’impose toute institution – qui ne fait qu’asservir l’homme ? En plus de son influence internationale, il a relié la culture arabe à ses racines humanistes universalistes, telles qu’il a cru les percevoir dans l’Antiquité orientale. Il n’est pas étonnant qu’il tienne la poésie pour la dynamique de l’amour universel, au point de reconnaître en Jésus, lui le non-croyant, le modèle des poètes, « le Seigneur des poètes ».
On est loin, apparemment, du désir qui a fait l’ouverture de ce texte. Il reste pourtant vrai que « là où est votre trésor, là est votre cœur ! », désir ou convoitise.
Boutros Hallaq
1- Citons entre autres noms : Corine Pelluchon (Éthique de la considération…), Joëlle Zask (La démocratie aux champs…), Antonio Damasio (L’Ordre étrange des choses, la vie, les sentiments et la fabrique de la culture).
2- Région par région, il a en effet étudié les plantes, les insectes, les animaux, les fleuves, les montagnes, les sons et les odeurs exhalées par la nature.
3- Cf. son ouvrage La Sorcière.
4- Il serait utile de relire Les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar.