La faute et le pardon
Michel Jondot
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La loi donne de vivre : elle arrache à l’animalité. Mais la loi risque de conduire à la transgression et à la culpabilité qui est une sorte de mort. Par-delà la loi qui condamne, Jésus révèle la force du pardon qui est une sorte de résurrection.


La loi, la faute et la mort

À un niveau individuel, lorsqu’entre des personnes une rupture se produit, il y a fort à parier qu’une sorte de loi a été ignorée. Si mon ami m’a blessé c’est que des règles au moins implicites ont été négligées. Entre amis la discrétion fait loi ; si celui à qui je me confie divulgue mes propos, une « transgression » nous sépare. Un contrat règle les relations entre les époux et lorsqu’il est oublié une sorte de séparation s’opère qui peut conduire au divorce. Dans beaucoup de familles, frères et sœurs se déchirent et s’écartent les uns des autres lorsqu’ils s’aperçoivent que l’un d’eux s’est arrangé pour détourner un héritage à son profit ; quand quelqu’un est ainsi lésé par les siens, il éprouve un sentiment de profonde injustice. Dans le monde professionnel, il arrive très souvent qu’on écrase ses collègues. Les relations de travail deviennent alors vite insupportables quand est négligée la reconnaissance que chacun est en droit d’attendre en fonction de ses mérites.

La même constatation s’impose face au fonctionnement d’une société. Juifs et musulmans l’ont bien compris. La Torah pour les uns et la Sharia pour les autres multiplient interdits et permissions pour définir la place de chacun dans une société juive ou musulmane et pour façonner une véritable cohérence sociale. La transgression de la loi entraîne l’exclusion. À l’époque de Jésus, certaines catégories étaient considérées comme mises à l’écart de la société parce que leur métier obligeait à enfreindre certains tabous ; les condamnations à mort n’étaient pas rares. L’évangile de St Jean nous montre un groupe de personnages s’apprêtant à lapider une femme adultère. Lors du procès du Christ, le Grand Prêtre rappelle : « Nous avons une loi et d’après cette loi il doit mourir. » L’islam a aussi, aujourd’hui encore en certains pays, des tribunaux qui infligent la peine capitale en cas de meurtre, d’adultère ou d’apostasie. Dans notre pays pareils comportements sont choquants. Mais, en réalité, ils ont leur cohérence. Si la loi musulmane permet que se construise une société, il n’est pas aberrant de considérer que ceux qui la transgressent se sont éliminés d’eux-mêmes.

Hors-la-loi, hors la société

La mise à l’écart dans notre pays laïque, depuis 35 ans, n’est pas aussi extrême mais la prison sépare les délinquants du reste de leurs concitoyens. Il ne semble pas que ce soit seulement pour protéger la société. Il s’agit plutôt de constater une situation : se mettre « hors la loi » c’est se mettre « hors société ». Certes, les transgressions n’ont pas la même gravité et l’incarcération varie selon les cas et le temps de l’incarcération varie en fonction des actes. L’adolescent qui met la main dans le sac d’une vieille dame est moins répugnant que l’homme adulte qui commet un crime crapuleux. La loi fixe la durée de la peine qui est considérée comme le prix à payer pour retrouver sa place et pour que soient réparées les injustices dont la société a fait les frais.

Pendant longtemps les systèmes judiciaires se sont constitués à l’intérieur de chacun des pays d’Europe, différents les uns des autres. « Plaisante justice qu’une rivière borne », ironisait Pascal. Le vingtième siècle a permis de prendre conscience qu’on pouvait inventer des comportements qui font sortir non seulement d’une société mais de la condition humaine : le procès de Nuremberg, après la seconde guerre mondiale, a condamné la barbarie de ceux qui ont voulu éliminer la race juive. Il a fait apparaître des crimes nouveaux à dimension internationale : « contre l’humanité ». Les Nations-Unies, dans la même foulée, ont élaboré une Charte des Droits de l’homme et une instance judiciaire internationale. L’humanité prenait conscience qu’il existe parfois des actes humainement impardonnables.

Le chemin du pardon

ant ses prescriptions. La loi, en effet, arrache à l’animalité et fait entrer dans une vie humaine. La transgresser entraîne le coupable dans une forme de mort en l’écartant de la société. Il existe un chemin pourtant qui conduit à la résurrection. Un romancier chrétien a décrit merveilleusement cet itinéraire. Dostoïevski (« Crime et Châtiment ») met en scène un intellectuel qui prétend qu’un esprit supérieur comme lui est au-dessus des lois. Pour se le prouver il en vient à tuer sans motifs deux vieilles femmes sans défense. Hélas ! La faute qu’il a commise le ronge de l’intérieur. Il tombe malade et son entourage craint pour sa vie. Surtout il cherche à s’isoler et s’enferme la plupart du temps entre les quatre murs de sa chambre. Il s’écarte d’un ami qui tente de le soutenir. Des sentiments très tendres l’unissaient à sa mère et sa sœur. Celles-ci viennent de province où elles résident jusqu’à Moscou pour le voir mais il se protège d’elles en évitant de les rencontrer ! « Ce qui l’étonna surtout – nous dit l’auteur – c’était cet effarant, cet infranchissable abîme de solitude qui le séparait de tout ce monde. » Au cœur de cette nuit pourtant une faible lumière a brillé. Dans un geste étrange il se libère des quatre sous qui lui restaient pour aider une famille dans la détresse ; ceci l’amène à rencontrer Sonia une pauvre gamine qui, malgré son dégoût, a été contrainte par son père à se prostituer. Commence alors une belle et difficile relation entre cette étrange figure de sainteté et le criminel. « Incline-toi devant le monde entier dans toutes les directions  », lui dit la jeune femme, « et dis à tous ‘J’ai tué’. Alors Dieu t’enverra à nouveau la vie. » Sonia accompagnera Raskolnikov en Sibérie à l’issue d’un procès qui l’aura envoyé aux travaux forcés. Arrivera, au bout d’un long temps, ce qu’on peut appeler une résurrection. Brusquement, en effet, Raskolnikov sort de lui-même et prend conscience qu’une présence à ses côtés est manifestation d’un amour dont il est l’objet. « Dieu t’enverra de nouveau la vie », lui avait dit Sonia. La faute avait entraîné la mort ; l’amour reçu en la personne de Sonia est don de Dieu ; il sort de sa mortelle solitude et recommence à vivre.

Don, pardon et grâce!

« La loi nous a été donnée par Moïse mais la grâce et la vérité nous sont venues par Jésus-Christ », dit l’Évangile de Jean (1,17). La «  vérité » dont parle la Bible n’est pas d’abord un énoncé que la raison peut vérifier mais un accord entre plusieurs personnes, forgeant une alliance entre elles. Il en va de la vérité comme de l’amour : elle unit. « Amour et vérité s’embrassent » (Ps. 84). Certes la loi donne la vie mais elle conduit à la perte lorsqu’elle est transgressée ; le péché, comme la mort, met « hors d’atteinte », dit Bernanos. Qu’arrive-t-il lorsqu’on est perdu ? Pour l’Évangile, le salut est encore possible. Par-delà le don de la loi le pardon est offert. Il est le don parfait et le mot « grâce » le désigne.

Jésus raconte qu’un jour un riche propriétaire avait une vigne à entretenir. Dès la première heure il engage des ouvriers pour bêcher, piocher, tailler et émonder ; un contrat se noue : chacun touchera un denier. Le maître sort tout au cours de la journée engageant des travailleurs, leur promettant chaque fois le même salaire. Au bout de onze heures, il embauchait encore pour le peu de temps qui restait. Au moment de payer il commence par les derniers arrivés qui reçoivent le denier promis. Ce que voyant, ceux qui avaient travaillé dès le début du jour s’attendaient à recevoir une coquette somme mais ils ne touchèrent que ce dont il était convenu : un seul denier comme les autres. Ils s’insurgent : « Ce n’est pas juste ! » Le maître alors leur rappelle que le contrat est rempli : on leur verse ce qui était promis et la justice est satisfaite. Certes, il y a la justice mais il y a aussi la bonté. La justice contraint à verser ce à quoi on s’est engagé. Mais la bonté est libre de dépasser la loi et de donner mieux que ce qui est mérité.

Un paradoxe

ciples il enseigne son respect de la loi et il l’accomplit, c’est-à-dire qu’il la pousse à ses dernières extrémités. Au fil d’un discours sur la montagne, il reprend plusieurs points de la Torah. Par exemple lorsqu’elle interdit le meurtre, il donne à entendre que la moindre insulte mérite l’enfer. Quand elle interdit l’adultère il faut entendre que le moindre regard de concupiscence sur une femme conduit à la lapidation.

Cette intransigeance étonne quand on le voit par ailleurs argumenter avec les légistes. Ceux-ci étaient scandalisés par le fait qu’il négligeait les ablutions prescrites. La contradiction est apparente. Jésus les renvoie à leur ladrerie : ils se servent de la Torah en trichant afin de ne pas avoir à dépenser le moindre sou pour s’occuper de leurs parents alors que la loi les oblige à honorer père et mère. C’est qu’en effet la loi n’est pas accomplie lorsqu’on respecte les interdits rituels. Elle est donnée pour qu’on vive avec autrui sans que les personnes âgées soient délaissées, sans que l’homme et la femme se manquent de respect, sans qu’on méprise ou qu’on insulte quiconque.

Le dépassement de la Loi

A s’en tenir à cette dimension morale on n’a pas atteint encore le point où la loi est dépassée. Une parabole met en scène deux personnages qui se trouvent ensemble au Temple pour prier. L’un est un spécialiste de la Loi, un Pharisien, et l’autre est un de ces parias que la loi exclut, un Publicain. Le premier étale devant Dieu sa fidélité. Il en rajoute : « Je jeûne deux fois la semaine, je donne la dîme de tout ce que j’acquiers. » L’autre, au contraire, est conscient de son indignité. La loi le marginalise et seule la pitié de Dieu peut le sauver : « Il se tenait à distance, n’osait même pas lever les yeux au ciel mais il se frappait la poitrine en disant : Mon Dieu ! Prends pitié du pécheur que je suis. » En réalité, nous dit-on, au bout du compte seul le pécheur est justifié. Cette situation éclaire l’intransigeance de Jésus : lorsqu’il pousse la Loi à l’extrême, c’est pour faire apparaître qu’elle est impraticable et qu’à elle seule elle ne peut sauver. Ce sont sans doute ces propos qui feront dire plus tard à Paul, dans l’épitre aux Romains, « sans la loi je n’aurais pas connu le péché ». La loi permet de vivre en humanité mais elle ne suffit pas ; elle s’accomplit en nous mettant tous, pécheurs ou saints, face à un Autre qui donne et qui par-donne. Paul, avant d’être l’apôtre que l’on sait, avait été Pharisien et, comme le personnage de la parabole, il aurait pu se glorifier de sa fidélité. La découverte du message de Jésus lui fait dire : « Ma conscience ne me reproche rien mais je ne suis pas justifié pour autant ». Par-delà la loi qui condamne, l’amour nous sauve et nous rend justes dans la mesure où nous acceptons le pardon qui s’adresse à tous, sans exception.

Que la justice puisse être dépassée, un événement judiciaire récent, dans notre société sécularisée, en fait apparaître la possibilité. Jacqueline Sauvage avait été condamnée pour le meurtre de son mari. Ses proches se sont tournés vers le Président de la République pour qu’elle sorte de prison. Les juges y étaient opposés mais François Hollande a accédé à la demande qui lui était faite. L’événement a déclenché des réactions diverses. Il a raison ont dit les uns : le geste de cette femme pouvait se comprendre. Il a tort ont dit les autres : on doit respecter les décisions de la justice. Par-delà justice ou raison existe, en France, le pouvoir de faire grâce. Ce mot « grâce » est celui qui dit les relations nouées entre l’humanité et Celui qui non seulement donne la loi mais pardonne à tous.

Le mystère de la Croix

Il y eut un moment dans l’histoire où ce mystère de l’amour et du pardon a pris visage. Un sujet de la Loi, Jésus le Juif de Nazareth, avait vécu et parlé pour en dire le mystère. Celui-ci a pris corps au Golgotha, révélant la mort où peut conduire la Loi : « Nous avons une Loi et d’après cette loi il doit mourir ». Cet homme martyrisé sur la croix donnait à voir la jonction entre la condamnation qui conduit à la mort et le dépassement de la mort qui est pardon : « Père, pardonne-leur car ils ne savent pas ce qu’ils font ». Ils ignoraient en effet que le mystère de la Croix, « scandale pour les Juifs et folie pour les Grecs » donne à voir le passage – c’est-à-dire, en terme hébreu, la pâque – entre le don de la loi qui fait vivre et le pardon qui est résurrection. Le mot « rédemption  » qui signifie « rachat » désigne cet acte du Golgotha. Le terme n’est pas très bien choisi : il donne à entendre qu’il faut payer pour accéder au salut et que Jésus a payé à notre place pour sauver l’humanité. Mais on ne peut payer le salut ; on ne peut le recevoir que par grâce.

On entend souvent dire que la position des chrétiens est trop laxiste. En prêchant le pardon de Dieu, dit-on, ils ouvriraient la porte aux comportements les plus aberrants sous prétexte que tout est d’avance absous. C’est oublier que la foi au pardon implique une certaine manière de vivre. On ne peut être pardonné sans vivre en société d’une manière qui subvertit la loi. Pour le faire entendre, Jésus, une fois de plus, a eu recours à une parabole. Un roi voulut régler ses comptes avec ses sujets. L’un d’entre eux arrive, ne pouvant régler ce qu’il doit  : dix mille talents, une somme considérable. Son Seigneur, plutôt que de lui infliger la peine qu’il mérite, se laisse attendrir par les prières du coupable et lui remet sa dette. Cet homme avait un serviteur qui, par la suite, vient à lui ayant à son égard une dette cent fois moindre que celle dont on lui avait fait grâce. Malgré l’appel à la pitié, le créancier est demeuré ferme, s’appuyant sur son bon droit. Ce refus du pardon a entraîné sa perte : « Dans son courroux, le roi le livra aux tortionnaires jusqu’à ce qu’il eût remboursé tout son dû. C’est ainsi que vous traitera aussi mon Père céleste, si chacun de vous ne pardonne à son frère du fond de son cœur. »

La loi du Royaume

Ce lien de réciprocité est la loi nouvelle promulguée par Jésus. Il est la condition pour se tourner vers le Père : « Remets-nous nos dettes comme nous-mêmes nous remettons à nos débiteurs. » Il s’agit là d’une consigne d’ordre politique. Vivre, répétons-le, c’est vivre en société et quand on enfreint la loi, on s’exclut. Jésus parle de « Royaume de Dieu » pour désigner cette vie en commun où le pardon – ou l’amour  – commande. Il permet de restaurer entre nous les liens qu’on avait brisés. Il nous permet d’être en vérité les uns avec les autres.

Après avoir polémiqué avec les Pharisiens, citant le prophète Isaïe, Jésus dit sa déception. « Ce peuple m’honore des lèvres mais son cœur est loin de moi » (Mat. 15,17). « Loin de moi ! ». Ce sont les mots qu’au seuil de sa vie publique il lançait, au désert, à la figure du Tentateur. Loin de moi : c’est le mal qu’il faut combattre. Jésus se bat pour abolir les distances que produit le mal. Quitte à s’exposer aux reproches des partisans de la Loi, il rejoint les marginaux : «  Beaucoup de Publicains et de pécheurs vinrent se mettre à table avec lui » (Mat. 9,10). Il affectionne la convivialité. Il aime le partage des repas : « Les compagnons de l’Époux peuvent-ils porter le deuil tant que l’Époux est avec eux ? »

« Avec » : cette préposition revient sans cesse dans le livre. Elle éclaire la marche vers le salut de Raskolnikov dans « Crime et Châtiment  »  ; il est, en effet, sauvé par Sonia, cette pauvre femme qui l’accompagne au lieu de l’exclusion. Il retrouve, grâce à son amour, sa place parmi les vivants et il se reconnaît, par le fait même, réconcilié avec Dieu. C’est en effet par des frères ou des sœurs en humanité que nous sommes pardonnés. La préposition accompagne les appels de Jésus : « Qui n’est pas avec moi est contre moi. » Il est sur ses lèvres au moment de quitter ses amis, à Gethsémani : « Veillez avec moi … Vous n’avez pas pu veiller une heure avec moi. » Le compagnonnage est son souci. Ne laissez pas vos amis s’éloigner : « Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprends-le seul à seul. » Il veut tout faire pour que les uns soient avec les autres : « Jérusalem… combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants ! »

La préposition avec est peut-être le mot le plus éclairant de l’Évangile. Il dit ce que forge le pardon et que permet l’amour : le lien au Père et entre nous. Il encadre tout l’Évangile de Matthieu. On le trouve au début de son livre, dans l’annonce faite à Marie : « Voici que la Vierge concevra et enfantera un fils à qui on donnera le nom d’Emmanuel, ce qui se traduit Dieu avec nous. » Il est aux tout derniers mots comme un programme et une mission : « Je suis avec vous jusqu’à la fin du monde.

Michel Jondot

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