Les chrétiens engagés dans le dialogue
interreligieux disent parfois que « Dieu
Trinité est en lui-même dialogue ». Mais
que cela peut-il bien vouloir dire ? En
prenant appui sur l’oeuvre d’un théologien
roumain du XXe siècle, sur lequel elle a
fait sa thèse, Anne-Sophie explore cette
question.
Le Dieu des chrétiens est Trinité. Il est la vie de trois Personnes
unies dans et par cette vie-même. Parler de ce mystère est
difficile. Nous le ferons à partir d’une porte d’entrée particulière
: peut-on parler de cette vie divine comme d’un « dialogue »
entre les trois Personnes ? Nombreux sont ceux, aujourd’hui, notamment
dans les milieux du dialogue interreligieux, qui évoquent
Dieu Trinité en ces termes. Mais que cela peut-il bien signifier ? Sur
quels fondements l’affirmer ? Est-ce un simple slogan utile à la cause
ou peut-on vraiment fonder une compréhension dialogale de Dieu
à partir de la Révélation ?
Nous explorerons cette question en suivant un grand théologien
roumain, Dumitru Staniloae (1903-1993), considéré comme l’une
des figures majeures du renouveau de la pensée orthodoxe contemporaine
(1). Staniloae construit sa pensée trinitaire à partir d’une
méditation sur l’homme et l’histoire du salut. Nous épouserons le
Dieu Trinité : un dialogue éternel ? Anne-Sophie Vivier-Muresan
détour qu’il fait par l’anthropologie, convaincue avec lui que le mystère
de Dieu ne saurait être étranger au mystère de l’homme. En
effet, si Dieu reste infiniment transcendant et « autre » que l’homme,
il l’a pourtant créé à son image nous dit la Parole (Gn 1, 27), une
image telle qu’elle puisse permettre un jour l’incarnation du Fils, et
en celle-ci l’union de l’homme et de Dieu. Dès l’acte créateur, Dieu
a donc lié son propre mystère au mystère de l’homme.
Du mystère de l’homme
au mystère de Dieu
Pour Staniloae, l’être humain est un être de dialogue, un être-pourle
dialogue. Marqué par la philosophie personnaliste, il déploie une
compréhension de l’homme comme « je » se construisant dans la
relation à un « tu », une relation dont le coeur est l’acte de parole (2).
La parole, en effet, révèle l’être profond de celui qui la prononce,
éveille à la présence d’autrui celui qui la reçoit. La parole est ouverture
à l’altérité, chemin de communion. Elle possède également une
dimension éthique : elle est réponse à la demande qui m’est adressée
par mon frère. Par ma réponse, je m’engage envers lui, j’en suis responsable.
Bien sûr, cette vocation de la parole peut être détournée,
défigurée : mes mots peuvent blesser, tuer même, si je me laisse enfermer
dans le mensonge, la haine et la peur. C’est le drame du péché.
Le fondement biblique de cette vocation humaine, Staniloae le voit
essentiellement dans le rôle créateur du Verbe divin. Dieu crée par sa
parole, Dieu crée l’homme en s’adressant à lui, Dieu crée l’homme
comme un « tu » appelé à devenir un « je ». Dieu crée l’homme
comme être-de-parole-en relation, comme en témoignent les premiers
mots d’Adam, pur émerveillement jaillissant de sa rencontre
avec Eve (Gn 2, 23). Toute l’histoire du salut peut être relue à cette
lumière. Car l’histoire du salut n’est autre que la Parole divine adressée
à l’homme tout au long de son histoire. Une Parole qui invite,
presse l’homme à une réponse. Réponse de vérité envers lui-même,
de responsabilité envers ses frères.
Pour Staniloae, cette histoire commence dès l’acte créateur car la
Création même est pleine de la parole divine. Si par le Verbe tout a
été fait (Jn 1, 3), alors tout élément de la Création est reflet du verbe
divin. Tout nous parle de Dieu et Dieu parle en toute chose. Dieu
nous parle dans toute notre vie et nous invite à lui répondre. Mais
cette parole, comme celle qu’il nous adresse directement à la racine
de notre conscience, ne suffit pas. Adam et Caïn en témoignent, représentatifs
de notre humanité déficiente, impuissante à répondre à l’appel. Alors vient la Révélation proprement dite. À travers l’histoire
du peuple hébreu, à travers la parole des Prophètes, Dieu ne cesse de
renouer le dialogue avec l’humanité. C’est en Jésus-Christ qu’il achève
son oeuvre de salut : en Jésus, Dieu se fait « tu » humain, « tu » visible
et palpable, pour être enfin entendu et reconnu des hommes. En
Jésus, Dieu livre sa Parole de façon décisive. Mais en Jésus, l’homme
aussi répond à Dieu de façon décisive. En Jésus, l’homme entre enfin
dans cette parole vraie et responsable qui l’ouvre à la communion
avec les autres et avec Dieu. Et les chrétiens, depuis, accueillent par
le baptême la vie de Jésus ressuscité, pour pouvoir, en lui et avec lui,
répondre à Dieu, répondre à leurs frères.
Si Jésus a pu répondre au Père de façon si pleine et entière, nous dit
Staniloae, c’est parce que, de toute éternité, le Fils répond au Père. Le
mystère de l’homme rejoint le mystère de Dieu. C’est par le biais de Jésus,
de sa vie, de sa mort, que Staniloae pénètre dans le mystère trinitaire.
Le dialogue du Père et du Fils dans l’Esprit
Le Fils répond au Père. Que cela peut-il signifier ? De quelle réponse
s’agit-il ? Pour éclairer cette question, Staniloae se tourne vers les Pères
de l’Église, ces théologiens des premiers siècles à qui l’on doit les premières
tentatives de formuler le mystère trinitaire, à partir d’une méditation
sur la vie de Jésus telle qu’elle est rapportée dans l’Écriture.
Nous les suivrons pas à pas. Certains Pères grecs sont particulièrement
sensibles à l’action de l’Esprit dans la vie de Jésus : l’Esprit descend sur
Marie lors de la conception (Lc 1, 35) puis descend sur Jésus au baptême
(Mc 1, 10) et « repose » sur lui, selon la prophétie messianique
d’Isaïe que Jésus reprend à son compte (Lc 4, 18). Ce mouvement
de l’Esprit, envoyé par le Père sur Jésus, les théologiens des premiers
siècles y voient une vérité éternelle : en Dieu même, l’Esprit jaillit du
Père pour reposer sur le Fils (3). Il est l’expression même de l’amour du
Père pour le Fils, dira l’un d’eux, Grégoire Palamas (4). En effet, au
baptême, la descente de l’Esprit accompagne ces paroles du Père : « Tu
es mon Fils bien-aimé, il m’a plu de te choisir » (Mc 1, 11). On peut
aussi évoquer le texte de la Transfiguration, où le Père dit à nouveau
son amour pour Jésus, son Fils bien-aimé (Mc 9, 7). L’Esprit n’est pas
formellement nommé dans ce passage, mais la nuée qui enveloppe
alors Jésus et ses disciples, et dans laquelle retentissent les paroles du
Père, est un symbole habituel de l’Esprit dans la tradition biblique.
L’Esprit jaillit du Père pour reposer sur le Fils, l’enveloppant, comme
la nuée, dans l’amour du Père. Mais l’Esprit rejaillit aussi du Fils versle Père. C’est ce que certains théologiens grecs nomment le resplendissement
éternel de l’Esprit par le Fils (5). Là encore, tout part de la
vie de Jésus. À sa résurrection, Jésus répand l’Esprit sur ses disciples
(Jn 20, 22 et Ac 2, 4). L’évangile de Jean place le don de l’Esprit au
moment même de la mort de Jésus : de son côté transpercé jaillissent
le sang et l’eau, dont on sait qu’elle est le symbole par excellence de
l’Esprit (Jn 19, 34). Plus encore, dès avant sa mort, sur la croix, Jésus
affirme lui-même « remettre son esprit entre les mains du Père » (6).
Les exégètes sont nombreux à voir dans cette formulation une allusion
à l’Esprit Saint. Sur la croix, Jésus rend au Père l’Esprit qu’il
a reçu de lui. De toute éternité, peut-on oser penser, le Fils laisse
rejaillir l’Esprit vers Celui qui lui en fait don. Et ce rejaillissement de
l’Esprit est comme la réponse du Fils à l’amour du Père, mouvement
de son propre amour tendu vers le Père (7). Cette réponse coïncide
avec l’offrande de soi du Fils au Père. Le don de Jésus sur la croix
reflèterait là aussi une vérité éternelle : l’offrande totale de soi du Fils,
entièrement tendu vers son Père.
Transposer en Dieu ces éléments de la vie de Jésus peut paraître audacieux.
Comment prouver qu’ils soient le reflet d’une vérité éternelle ?
En réalité, on ne saurait comprendre la démarche de la théologie
chrétienne en faisant abstraction de l’expérience de Dieu vécue dans
l’Église. Si les chrétiens peuvent oser transposer en Dieu cette compréhension
de l’Esprit comme double tension d’amour du Père vers le Fils
et du Fils vers le Père, c’est parce qu’ils font eux-mêmes l’expérience de
l’Esprit à la fois comme le regard enveloppant d’amour du Père, qui les
fait naître à une vie nouvelle, et comme leur propre tension filiale vers
le Père. Paul témoigne merveilleusement de cette double expérience
de l’Esprit. L’Esprit est d’une part celui qui vient répandre en nous
l’amour du Père : « l’amour de Dieu a été répandu dans nos coeurs par
l’Esprit Saint qui nous a été donné » (Rm 5, 5). Il est d’autre part celui
qui, en nous, crie : « Abba – Père » et atteste que nous sommes enfants
de Dieu (Gal 4, 6 ; Rm 8, 15-16).
Le dévoilement mutuel
des trois personnes divines
Il y aurait donc en Dieu un dialogue, dialogue d’amour du Fils et
du Père dans l’Esprit, dialogue dans lequel le Fils répond de toute
éternité à l’amour du Père. Dialogue dans lequel nous sommes
introduits par le baptême, qui nous plonge au coeur de ce mystère.
Ce dialogue est à comprendre ici de façon métaphorique : il est
mouvement, don mutuel, offrande de soi. Il peut paraître, en cesens, rejoindre seulement partiellement nos dialogues humains. Il
fonde le mouvement même du dialogue, mouvement d’adresse et
de réponse, il en fonde la dimension éthique. Mais que dit-il de
cette autre fonction du dialogue, qui est d’établir la communion
par l’ouverture réciproque de l’un à l’autre, par la révélation intelligible,
dans la parole, des profondeurs de notre être ?
La méditation des Écritures peut aussi nous inviter à avancer en ce
sens mais par un chemin différent. Nous suivrons là encore les pas
de Staniloae. Celui-ci est extrêmement sensible à ce qu’il nomme
la « transparence » des personnes divines les unes aux autres. Le
Père se révèle entièrement dans son Fils : « Celui qui m’a vu a vu
le Père » dit Jésus (Jn 14,9). Le Fils lui-même est dévoilé par l’Esprit
: « Il me glorifiera car il recevra de ce qui est à moi, et vous
le communiquera » (Jn 16, 14). Quant à l’Esprit, il est lui-même
donné, manifesté par le Fils, dans la personne du Christ ressuscité.
En retour, l’Esprit est pure transparence dans laquelle le Fils est vu,
et le Fils est tout entier parfaite image du Père. Les trois personnes
divines ne cessent donc de se manifester, de se dévoiler réciproquement.
Aucune n’est « saisissable » directement, mais toujours à
travers la médiation d’une autre.
Là encore, on peut oser transposer en Dieu ces aspects dont témoigne
l’Écriture, sur la foi que Dieu se révèle tel qu’il est en lui-même.
Sinon, à quoi bon se révéler ? Peut-on encore parler de révélation ?
Le nom de Verbe, que l’Écriture reconnaît au Fils, va d’ailleurs dans
ce sens : le Fils, comme Verbe du Père, est celui qui, éternellement,
le dévoile dans sa profondeur infinie. À qui le dévoile-t-il ? Je ne
peux m’empêcher, ici, d’évoquer la belle intuition de Richard de
Saint Victor, évoquant l’Esprit comme celui qui est à l’écoute du
Verbe (8). Là encore, voilà une affirmation audacieuse sur la vie éternelle
de Dieu, qui trouve sans doute fondement dans l’expérience
chrétienne : c’est l’Esprit qui ouvre nos coeurs à la Parole, c’est par
lui que nous accueillons le Verbe, en qui le Père se dévoile. L’Esprit
est en nos coeurs le « lieu » même de l’écoute, parce qu’il serait, au
sein de la vie divine, « tout à l’écoute » du Verbe, c’est-à-dire tout
accueil de la Parole manifestant le Père. Mais dans le même mouvement,
l’Esprit est aussi celui qui révèle et manifeste le Verbe. Dans
l’éternité, à qui, si ce n’est au Père ?
En ce sens aussi la vie trinitaire pourrait être qualifiée de « dialogue
» : parce qu’elle est la manifestation réciproque, éternelle,
des trois personnes divines, chacune se manifestant aux autresdans les autres, aux autres par les autres. En regardant vers cette
vie trinitaire, nous pouvons en conclure que l’essence du dialogue
est bien dans ce dévoilement réciproque. Plus que des échanges de
mots et d’idées, nos dialogues humains sont – ou devraient être
– ouverture, dévoilement mutuel. Ils sont invitation à la transparence,
à une transparence telle qu’en l’autre le Tout-Autre puisse
se manifester. Expérience spirituelle que le dialogue (interreligieux
notamment mais point seulement) peut offrir en de rares moments
de grâce.
Anne-Sophie Vivier Muresan
1- Dumitru Staniloae est un théologien majeur qui a su allier ressourcement patristique et
ouverture à la philosophie contemporaine. Il est malheureusement peu connu en France
car encore peu traduit en français. Pour découvrir cet homme et son oeuvre, on peut toutefois
se référer à un livre d’entretien, déjà ancien : Marc-Antoine DE BEAUREGARD,
Dumitru Staniloae. « Ose comprendre que je t’aime », Paris, Cerf, coll. « Témoins spirituels
d’aujourd’hui », 1983.
2- Les sciences humaines semblent donner raison à une telle compréhension de l’homme.
On sait aujourd’hui à quel point, de fait, l’enfant se construit dans le rapport à autrui,
un rapport nécessairement médiatisé par le langage, quelle que soit la forme que celui-ci
emprunte. Un nouveau-né, par exemple, que l’on nourrit sans le toucher, sans le regarder,
sans s’adresser à lui, bref sans relation ni communication, meurt en quelques jours.
3- Cette formulation, développée par plusieurs Pères grecs, sera fixée dans Le traité de la foi
orthodoxe de Jean Damascène (VIIIe s.), considéré jusqu’à aujourd’hui comme la principale
somme doctrinale de l’Eglise orthodoxe.
4- Grand théologien byzantin qui vécut au XIVe siècle, principalement au Mont Athos,
où il était moine.
5- Notamment Grégoire de Chypre, patriarche byzantin qui vécut au XIIIe siècle.
6- Deux formulations différentes apparaissent dans Jn 19, 30 (« il remit l’esprit ») et Lc 23,
46 (« Père, entre tes mains je remets mon esprit »).
7- Ce développement de Grégoire Palamas, repris par Staniloae, rejoint la théologie trinitaire
occidentale, qui développe plus encore le thème de l’Esprit comme don d’amour
mutuel du Père et du Fils, à la suite d’Augustin (Ve siècle). Toutefois, par rapport à la
tradition occidentale, Palamas et Staniloae soulignent plus amplement la dissymétrie de ce
don mutuel : il jaillit du Père vers le Fils, et revient au Père par le Fils.
8- Richard de Saint Victor (théologien latin du XIIIe s.), La Trinité, VI, 12. Richard
s’appuie sur Jn 16, 13-14 : « Il [L’Esprit] ne parlera pas de son propre chef mais il dira
ce qu’il entendra […] Il me glorifiera parce qu’il recevra de ce qui est à moi, et il vous le
communiquera ».