Des adolescents en risque de marginalisation
Richard Ziadé
"L'éducation des jeunes" Page d'accueil Nouveautés Contact

Richard Ziadé est psychothérapeute. Il travaille au sein d’une association au service de l’action éducative auprès de jeunes en difficultés. Cette association (Jean COTXET) gère vingt-neuf établissements et services dans la région parisienne. Elle s’occupe entre autres de jeunes ayant commis des délits dans un service de « réparation pénale », sous la surveillance d’une équipe, afin de leur éviter une incarcération. Richard nous livre son expérience.


Créer une synergie
entre les établissements.

Peux-tu nous décrire l’association Jean Cotxet et ta fonction à l’intérieur de ce cadre ?

Historiquement, l’association a mis en place un accueil de jeunes en difficultés soit dans des familles soit dans des établissements éducatifs. A partir de ces deux pôles, les actions se sont progressivement diversifiées. Des Actions Educatives en Milieu Ouvert (AEMO) et des Actions Educatives à Domicile (AED) ont été créées. Quand l’action éducative est décidée par un juge, on parle d’AEMO. Lorsque les parents consentent eux-mêmes à être aidés sans montage judiciaire, on parle d’Action Educative à Domicile (AED).

Un personnel éducatif est au service des enfants ou des jeunes qui sont insérés dans ces structures. Ce personnel est composé d’«é ducateurs spécialisés » et de « moniteurs éducateurs », moins qualifiés que les premiers. Jusqu’en juin dernier, j’étais chargé de « superviser » le travail du personnel éducatif des établissements de Bièvres et de Palaiseau, en région parisienne. J’étais aussi en constantes relations avec les enfants et les jeunes. Je suis aujourd’hui chargé de créer une synergie au niveau associatif entre les différents établissements de la région parisienne.

Peux-tu exposer la diversification des actions de votre association ?

Pendant longtemps les juges fonctionnaient sur un mode binaire. Soit un enfant était complètement retiré de sa famille et était « placé », soit il restait au sein de sa famille et ne pouvait alors bénéficier d’aucun soutien particulier. Des « centres éducatifs » ont été ouverts. Il s’agissait d’ensembles où l’on trouvait tout sur place : du scolaire, de l’éducatif, de l’hébergement, du sanitaire. L’ambition était de prendre en charge en un même lieu la totalité de l’existence de ces enfants ou de ces jeunes.

On s’est alors rendu compte du risque de créer des sortes de ghettos : à leur sortie, les enfants avaient du mal à s’insérer dans les structures sociales existantes. Du côté des familles, cette notion de « placement » véhiculait des représentations péjoratives qui, loin d’aider les parents à reprendre pied, les enfermait dans l’image d’être de mauvais éducateurs. Par ailleurs, si certaines familles sont défaillantes au point qu’il soit nécessaire de leur retirer la charge de leurs enfants, d’autres – sans pouvoir tout assumer – peuvent cependant faire face partiellement ; pour l’enfant comme pour ces parents il est bien préférable de pouvoir s’ajuster à ce qui est possible dans cette famille plutôt que de s’en tenir à l’alternative « placement total ou non placement ».


Le séquentiel :
des structures alternatives

La réflexion s’est alors portée sur des structures alternatives. On est allé vers ce qu’on appelle du « séquentiel ». Il s’agit d’établissements qui reçoivent les jeunes en tant qu’internes, entre 0 et 7 jours par semaine, suivant la situation du moment. Les enfants y sont inscrits soit par décision de justice (AEMO : Actions Educatives en Milieu Ouvert), soit à la demande de leurs parents (AED : d’Action Educative à Domicile). Les jeunes inscrits dans ces établissements vont tous à l’école à l’extérieur ; par exemple, ils fréquentent le salon de coiffure ou le médecin du quartier ; on essaye de les couper le moins possible d’une vie sociale normale.

Cette évolution permet de s’ajuster à la situation des familles. Certains parents n’éprouvent aucune difficulté avec leur enfant pendant les jours où ils sont à l’école mais le Week-End ils se sentent submergés par la perspective d’avoir à gérer le temps libre. Les enfants sont alors accueillis en établissement seulement pour les fins de semaine. D’autres peuvent s’occuper de leur enfant chaque jour mais ont besoin d’être aidés pour que le climat familial s’apaise. Nous tentons chaque fois de nous ajuster à ces situations particulières.

Aucune solution entièrement satisfaisante

Cette diversification des actions doit singulièrement compliquer la tâche…

Il faut bien sûr maintenir un certain nombre de règles mais le fait de pouvoir mieux s’ajuster à des situations très diverses me semble profondément bénéfique. Bien sûr, tout ne va pas de soi. Cadres et éducateurs, à propos des enfants, peuvent avoir des opinions différentes : nous n’avons pas de certitude en la matière. Nous réfléchissons sur l’intérêt de l’enfant sans jamais prétendre qu’une solution est entièrement satisfaisante. Mais je constate qu’en même temps que les structures s’adaptent, les comportements des éducateurs s’assouplissent. Ils sont chaleureux et les relations avec les enfants sont bonnes : les jeunes ne sont pas malheureux. Ils sortent avec eux de l’internat pour les accompagner dans leurs familles et par le fait même sentent le climat familial ou les difficultés précises des parents dont ils n’auraient pas eu conscience avant.

Il existe encore, il faut l’avouer, des établissements très normatifs. Dans un établissement à Paris, lors d’une réunion, une éducatrice fait part de son expérience. Elle s’occupe d’un jeune de 16 ans dont le physique est enfantin et qui est en échec permanent. Elle avait une trottinette métallique dont elle n’avait plus besoin et l’offre en cadeau au gamin pour son anniversaire. En apprenant qu’elle a fait un cadeau personnel – c’est « en principe » déconseillé - le Chef de service lui adresse un avertissement. En réalité, le gamin, bouleversé qu’on ait pensé à lui, se met à grandir de plusieurs centimètres en l’espace de peu de temps. Un système autoritaire et hiérarchique est moins efficace qu’un comportement plus souple.


Nous ne jugeons pas

Qui est responsable de l’éducation : les parents ou les éducateurs ?

Nous veillons à ne pas supprimer l’autorité des parents : on parle de co-éducation. Nous ne jugeons pas. Nous tentons de nous entendre sur les actions que peuvent mener les uns et les autres. On croit souvent que les parents sont indifférents et ne s’intéressent pas à l’évolution de leurs fils ou filles. En réalité ils ont peur de ne pas savoir. Nous travaillons avec eux pour qu’ils aient confiance en leurs compétences et qu’ils retrouvent espoir. Si nous donnons des consignes trop précises aux parents, ils ont tendance à les appliquer à la lettre et à ne plus oser prendre aucune initiative. Une maman me disait : « Je ne sais jamais quoi faire. Si ma fille fait une bêtise et si je ne dis rien pour ne pas la braquer complètement, l’éducatrice va réagir en me disant qu’il faut davantage m’imposer. D’accord mais comment ? » Nous allons dans les familles sans objectif précis ; progressivement nous devenons complices des parents. Ils croient souvent que les éducateurs savent ce qu’il faut faire devant la réalité : ils se trompent. A une maman qui lui posait la question « Que faites-vous chez vous lorsque vous rencontrez les mêmes difficultés que moi ? », un éducateur d’un certain âge, bien expérimenté répond : « Je fais ce que je peux ! ». En se faisant proches des familles, en répondant par exemple à leurs invitations à dîner, nous pouvons distiller au cours de la conversation de petits conseils qui s’insèrent dans la direction pédagogique poursuivie.


La mutation va dans le bon sens

Le nombre de jeunes délinquants ou en grande difficulté est-il, selon toi, en augmentation ?

Contrairement à ce qu’on peut lire un peu partout, je ne crois pas qu’il y ait eu une progression de la délinquance des jeunes. Abus sexuels, viols ont toujours existé. Auparavant, personne n’en connaissait le nombre parce qu’ils n’étaient pas déclarés. Le nombre des déclarations s’est multiplié mais cela ne signifie pas que le nombre d’actes délictueux ait augmenté. Auparavant la DDASS faisait peur aux parents. Maintenant ils viennent voir, ils apprécient le travail qui s’y fait, acceptent de l’aide ; les enfants sont plus nombreux mais les problématiques moins graves. Le partenariat avec les parents fonctionne bien ; on peut dire que la mutation va dans le bon sens.

Au moment des manifestations à propos du « mariage pour tous », on entendait dire que les repères de la société se perdent. Qu’en penses-tu ?

Il est vrai que nous vivons dans un monde où l’on peut se perdre. Quand j’ai commencé à travailler dans l’association, ceux qui étaient investis d’une certaine autorité étaient vite repérés par leur costume et leur cravate. Aujourd’hui, je suis le numéro deux de l’Association et je suis vêtu d’une façon non protocolaire. Je ne suis plus « Monsieur le Directeur » mais « Richard ». Les repères extérieurs ont changé, chaque responsable peut s’habiller comme il le désire mais l’autorité que j’exerce demeure entière. Nous ne sommes pas passés d’un monde où tout le monde a la cravate à un autre où personne ne la porte. Nous vivons dans un monde où plusieurs attitudes sont possibles : cela trouble l’opinion. Maintenant il est possible à un homosexuel de fonder une famille mais cela n’empêche pas l’hétérosexuel de se marier comme naguère.

Autrefois une personne qui exerçait une autorité n’était pas questionnée sur ce qu’elle affirmait. Aujourd’hui, quels que soient le diplôme ou la compétence de quelqu’un, il devra argumenter ce qu’il avance. Je travaille avec un psychiatre de grand renom. Une toute jeune éducatrice, en écoutant ses propos, ne prend pas ce qu’elle entend comme une vérité à recevoir. Elle lui demande : « Qu’est-ce qui vous permet d’affirmer ce que vous dites ? » L’esprit critique s’exerce beaucoup plus que dans le passé. Mais est-ce un mal ?


Cas sociaux ou " constantes " ?

Peux-tu définir un certain nombre de facteurs constants qui engendrent les difficultés des jeunes que vous recevez ?

On croyait autrefois pouvoir définir des catégories. On parlait de cas sociaux : alcoolisme, violence, divorce, chômage. Progressivement le regard change. Les enfants en grande difficulté sont ceux dont les parents vivent des situations distordues, de confusion. Plutôt que de cas sociaux, on parle de « constantes ». Le plus souvent, les parents n’ont pas eu une éducation satisfaisante. Telle maman avait seize ans quand sa mère s’est suicidée sans qu’on sache pourquoi. Elle est restée bloquée ! On trouve beaucoup de situations de parents qui ne travaillent pas. Bien des mamans sont persuadées que les pères ne servent à rien ; elles ont des enfants de pères différents et traînent une tristesse inconsolable. Certains parents sont des malades mentaux qui ne se soignent pas. A titre d’exemple de ces situations parentales confuses, j’ai connu un Tunisien, veuf, père de deux jeunes garçons. Au pays on lui arrange un mariage sans amour. Il a une petite fille avec cette épouse. La maman voyant les garçons du premier mariage grandir s’inquiète pour sa fille ; elle la manipule, lui demandant de raconter que les garçons l’ont touchée. La gamine est placée et me confie qu’elle a obéi à sa mère mais que rien de ce qu’elle a raconté n’est vrai. Les parents ont fini par divorcer mais en continuant à vivre dans la même maison, sans se parler. Quand il s’agit de communiquer un papier à sa femme, le mari vient à nous pour que nous le lui remettions ! Comment un enfant peut-il s’épanouir dans une telle situation de confusion ?

La loi symbolique à intégrer

Ce qui empêche un fonctionnement normal dans la famille vient de ce qu’on appelle « la loi symbolique » : elle n’est pas intégrée. Il s’agit de codes permettant la communication de manière que nul ne puisse jouir d’autrui comme s’il s’agissait de son bien propre. La plupart du temps, dans ces familles, on ne perçoit que la règle sans tenir compte de la communication qu’elle permet. Par exemple, je demandais un jour à un père s’il parlait avec ses enfants et il m’a répondu : « Je ne parle pas aux cafards ! » Quand dans une famille, les relations d’autorité se transforment en rapport de force ou de pouvoir, la loi symbolique ne fonctionne plus. Pour se structurer un individu a besoin de repères fondamentaux inconditionnels et de relations conditionnées. Repères inconditionnels : « Que tu le veuilles ou non, tu existes et j’existe ; je suis ton père ou ta mère. » Relations conditionnées : « Si tu fais ceci ou cela je me fâcherai ! » Quand la loi symbolique ne fonctionne plus, on trouve des situations inversées. Rien ne fait apparaître un lien fondamental qui préexisterait au reste ; rien ne dit à un jeune par exemple que quoi qu’il fasse il ne pourra pas être abandonné. Dans ce cas, l’enfant est perdu. Un jour une mère est venue me demander de lui donner un acte d’abandon ; je la revois la semaine suivante couvrant de baisers son petit garçon et l’appelant « Mon chéri ». Je lui fais remarquer le contraste total entre ces deux situations et elle me répond : « Vous n’avez quand même pas cru que j’allais l’abandonner ! » Dans ce cas, l’enfant ne sait plus où il en est. Il passe du rejet total à l’amour le plus complet ! Dans ces conditions, comment peut-il intérioriser les normes ?


La rencontre des cultures

Le fait de vivre dans une famille marquée par une culture différente de celle de la majorité des Français est-il facteur de troubles pour les enfants ?

Il est vrai que sur la ligne 13, à la Gare du Nord, la population change et les Européens sont moins nombreux que les Arabes ou les Africains. En revanche, en Essonne, on ne trouve guère que des Français. Mais, en réalité, les différences que l’on constate ne sont pas vraiment culturelles. Une maman africaine vous dit : « Si je ne peux même plus donner un coup de ceinture à mon enfant, comment puis-je l’éduquer ? » Faut-il prendre cette remarque au sérieux ? Pas sûr ! Je travaille avec un éducateur sénégalais que tous les jeunes apprécient. Dès qu’il franchit le seuil tous les gosses viennent à lui ; on lui saute au cou et on le couvre de bisous. Une mère, venue du Sénégal, raconte : « Chez nous, dans notre pays, on n’embrasse pas les enfants ! » En fait, à l’intérieur d’une même culture on trouve une multitude de comportements différents.

D’autre part, la culture d’origine n’est qu’un élément parmi d’autres qui forgent la personnalité des jeunes. Il faut compter aussi avec l’environnement éducatif que nous mettons en place, l’école, les amis et pour certains les organisations religieuses de leur environnement. J’ai connu une enfant africaine laissée par sa mère, élevée par son père et sa belle-mère. Quand elle est devenue plus grande, la belle-mère est venue en France, l’a déposée à Roissy et s’en est retournée. La gamine s’est retrouvée au dépôt où l’on met les mineurs. De là on l’a envoyée dans un foyer où elle vit toute l’année. Elle trouve une communauté évangéliste où elle passe ses dimanches : cette communauté devient sa famille d’adoption et cette jeune se stabilise.


L'appartenance à une religion

L’appartenance à une religion est-il souvent un élément stabilisateur pour ces jeunes ?

Dans le cadre où je travaille, je n’aborde pas systématiquement cet aspect religieux ; cependant, si un jeune y fait lui-même allusion, je n’hésite pas à m’en servir. Par exemple, j’ai suivi une fille dont la maman est morte ; elle est anorexique et désire mourir. J’apprends par elle qu’elle va à la messe le dimanche. Je lui dis : « Va trouver le prêtre ; parle-lui de ta souffrance. Je ne crois pas que Dieu veuille que tu arrêtes de manger pour te laisser mourir. Demande-lui son avis. Avec moi, tu as l’avis du psychologue. Va maintenant chercher les conseils du prêtre. »

Une autre histoire mérite d’être rapportée. Un garçon de 16 ans et demi me raconte qu’il est allé en Syrie. A la question : « Pourquoi ? », il répond « Je me suis converti à l’islam et le Coran demande qu’on aille combattre en Syrie ! ». Je lui rétorque : « Je ne crois pas que le Coran demande quoi que ce soit concernant la Syrie. Montre-moi le passage ! » Le garçon en question a un père chrétien qui a abusé de ses sœurs ; il est en prison. Le garçon rejette complètement la religion de son père et est à la recherche d’un vrai Dieu, un Dieu vengeur qui retient de faire le mal. Le psychologue que je suis l’oriente alors vers un imam qui pourra mieux que moi rectifier ses convictions sur la guerre sainte.

Richard Ziadé

Retour au dossier " L'éducation des jeunes " / Retour page d'accueil