En présentant à Alger la colonisation comme un crime contre l’humanité, Emmanuel Macron a soulevé bien des critiques. Un intellectuel franco-algérien, ami de La Maison islamochrétienne, Sadek Sellam, nous fait part de son jugement d’historien.
Usages électoraux des mémoires coloniales
La plupart des commentateurs ont mis sur le compte des calculs électoraux la déclaration faite à Alger par Emmanuel Macron qualifiant les méfaits du colonialisme de « crimes contre l’humanité ».
Cette explication n’est pas sans rapport avec le souvenir des tentatives de Lionel Jospin de mettre la mémoire coloniale au service de sa campagne pour l’élection présidentielle de 2002.
Le premier ministre-candidat avait choisi le dîner annuel du CRIF pour reconnaître la pratique de la torture en Algérie. Puis il fit voter par les députés un texte reconnaissant qu’il y avait eu une « guerre » entre 1954 et 1962 en Algérie. Jusque-là, on nommait pudiquement « événements d’Algérie » et « maintien de l’ordre », des opérations qui mobilisèrent près d’un million d’hommes pendant près de huit ans.
Visiblement, Jospin entendait à la fois attirer les voix de la « gauche morale » et continuer de faire valoir son « droit d’inventaire ». Mais les calculs du premier ministre-candidat furent contrariés par la sortie du livre « services spéciaux » du général Aussaresses. Des sources bien informées assuraient que la publication, voire la rédaction, de ce livre aurait été favorisée par l’Élysée. L’auteur révélait notamment que l’élimination de Larbi Ben M’hidi, membre du CCE du FLN, arrêté fin février 1957, avait été autorisée par le Garde des Sceaux de Guy Mollet, qui n’était autre que François Mitterrand. Cette révélation mit Jospin en difficulté avec les mitterrandistes inconditionnels qui étaient encore influents au PS. Il a dû battre en retraite en adressant son « salut à tous ceux qui traversèrent la Méditerranée entre 1954 et 1962 », parmi lesquels les tortionnaires et les « soldats perdus » de l’OAS.
La guerre d’Algérie
et les programmes d’histoire
Le « droit d’inventaire » de Jospin aura pesé de peu de poids devant la préservation de la mémoire de Mitterrand, manifestée notamment par le refus du ministre de l’éducation, Jack Lang, de modifier les programmes scolaires sur la guerre d’Algérie.
Devenu « envoyé spécial » de la candidate Ségolène Royal en 2007, Jack Lang s’est fait recevoir par Bouteflika à qui il promit la modification des programmes scolaires qu’il avait refusée tout net avant 2002 !
Il est probable que cette promesse devait concerner surtout la dure répression du 17 octobre 1961 dont la célébration est encouragée par la gauche afin d’accabler Papon, Frey, Debré et De Gaulle. Ces sélections, destinées à faire croire que la droite serait plus coupable que la gauche, expliquent mieux la participation du candidat Hollande à la célébration du 17 octobre à Clichy en 2011.
Mais une fois élu président, Hollande aura sur les crimes coloniaux des formulations voisines de celles ciselées en décembre 2007 par Sarkozy à Constantine en fonction du volume des contrats et des blocages de Patrick Buisson sur ces questions.
Il s’est trouvé une jeune historienne spécialisée dans quelques aspects de la guerre d’Algérie pour s’empresser d’apporter une caution apparemment savante au refus du collège des inspecteurs d’histoire de modifier les programmes scolaires sur la décolonisation. Elle appartient à une catégorie de spécialistes de l’histoire de France ayant étudié une institution française pendant la guerre d’Algérie. C’est pour cela que les disciples du grand historien algérien Belkacem Saadallah (qui reste boycotté en France, malgré son œuvre considérable) doutent de leurs capacités, et même de leur intention de devenir un jour des historiens de toute l’Algérie. Cette historienne apporta sa caution « savante » à un refus politique de modifier les programmes scolaires en retenant le thème de la « concurrence des victimes » (étudié par J. P. Chaumont), pour mettre en garde contre le risque de « communautariser l’école républicaine ».
On sait maintenant que cette historienne accepta de siéger dans la commission politico-scientifique que le gouvernement de la gauche plurielle projetait de créer, sans doute pour les besoins d’un « historiquement correct » sur la guerre d’Algérie.
Benjamin Stora, qui n’était pas pressenti pour siéger dans cette commission – dont la présidence était promise à une bonne spécialiste de la Shoa – a contribué à lever l’hypothèque mitterrandienne en co-signant un livre portant à la connaissance du grand public les rejets par Mitterrand en 1956-57 des recours en grâce de dizaines de condamnés à mort algériens, dont beaucoup étaient innocents.
Quand Sarkozy a eu à s’occuper de ces questions, il voulut les confier à… Arno Klarsfeld !
C’est à l’aune de ces hésitations et prudences qu’il faut apprécier la qualification des crimes coloniaux par Macron à Alger. Il faut aussi la mettre en parallèle avec un voyage de Kouchner en Algérie quand il était ministre des affaires étrangères de Sarkozy. Au retour de ce voyage infructueux, le « socialiste » sarko-compatible avait laissé entendre qu’il fallait attendre la disparition des anciens moudjahidines algériens avant de chercher à « refonder les relations franco-algériennes ».
Conflit de génération
L’ancien ministre des finances de Hollande est venu lui rappeler implicitement que les anciens de l’ALN algérienne ne sont pas les seuls responsables des déboires du projet d’« Union pour la Méditerranée » et qu’un jeune de 38 ans qui n’a pas vécu la guerre d’Algérie n’a pas les blocages psychologiques de la classe politique française sur tout ce qui a trait au passé colonial.
En rompant avec les prudences de toute une génération, Macron fait preuve d’une hauteur de vue comparable à celle qui a permis à Jacques Chirac d’inspirer à l’ambassadeur de France à Alger de courageuses déclarations sur les massacres de mai-juin 1945 dans le Constantinois.
Chirac et son ambassadeur ne voulaient pas se contenter de ramener la qualification des crimes coloniaux à une querelle droite-gauche, comme on le fait croire aux jeunes de SOS-Racisme. Ils se souvenaient que dans le gouvernement qui mena la répression de mai-juin 1945 siégeaient les gaullistes, la SFIO (à laquelle appartenait le gouverneur Yves Chataigneau), les Radicaux socialistes, le MRP et les communistes.
Au retour de Macron d’Alger, les Pieds Noirs restés attachés au passéisme du Cercle Algérianiste menacèrent d’amener des harkis et leurs enfants pour perturber les réunions électorales de l’ancien ministre des finances. Mais à celle de Toulon, il n’y eut pratiquement aucun membre de la communauté des harkis. Cela montre que celle- ci échappe désormais à la tutelle des associations de rapatriés revanchards, comme les jeunes fils d’immigrés ont cessé de se conformer aux mots d’ordre de leurs anciens tuteurs de SOS-Racisme.
Macron ne s’est pas contenté de solliciter les avis d’historiens. Il avait pris soin de discuter de ces questions avec des fils de harkis dont la réflexion les a conduits à considérer leurs parents comme faisant parti des nombreuses victimes du colonialisme. Et une telle réflexion est plus utile à la paix des mémoires que les réflexes d’une Jeannette Bougrab ou d’un Gérald Darmanin...
Quant aux Algériens férus d’histoire, ils paraphrasent volontiers le général De Gaulle qui, après la très tardive reconnaissance de la France Libre par Roosevelt (qui parlait jusque-là des « prétendus Français libres »), ironisa : « la France se réjouit de voir l’Amérique appeler enfin les choses par leur nom. »
Sadek SELLAM