Une authentique mystique anime celles et ceux qui se battent pour la justice. Elle est au « carrefour des religions ». En témoigne l’histoire de Vincent Mansour Monteil. Cet agnostique, ami du chrétien Massignon, en est venu à embrasser l’islam.
Vincent Mansour Monteil
Devoir quitter l’Afrique.
En 1955, le général Parlange était chargé par le gouverneur général de l’Algérie, Jacques Soustelle, de mettre en place les SAS (Sections administratives spécialisées), où les officiers des « Affaires Algériennes » tentaient de sauver le système colonial en lui donnant un « visage humain ». Ce corps rappelait l’importante, mais oubliée expérience des Bureaux Arabes du II° Empire en Algérie. Deux arabisants ont voulu renouveler l’étude de ce corps d’officiers maîtrisant les langues locales, rompus à l’usage du traité de droit malékite (le Moukhtaçar de Khalil Ibn Ishaq) et entretenant d’assez bonnes relations avec les chefs de djema’a : Jacques Berque et Vincent Monteil.
Faisant le point des études sur le Maghreb juste après son arrivée au Collège de France, Berque a souligné l’apport de ces officiers de terrain dont les enquêtes et témoignages permirent aux « arabisants d’Algérie » de faire leur entrée dans le monde savant, malgré les réticences de l’orientalisme universitaire. Il conclut en insistant sur la métamorphose de ces officiers au contact avec le pays des profondeurs et sous l’effet des relations avec les notables, surtout religieux :
« Rentré parmi les siens l’officier de bureau arabe leur est définitivement étranger… Il aura trouvé un curieux équilibre fait d’un étrange mélange fait de chauvinisme français et d’adhésion totale à la Cité arabe… » (1)
En 1961, la revue Esprit publiait un article plus précis sur les « Bureaux Arabes ». Il était signé par Vincent Monteil qui avait consulté aux archives militaires de Vincennes les dossiers de chefs de « bureau arabe » comme Richard, Lapasset, Marguerite, et Clonard. Beaucoup d’entre eux étaient des Saint-Simoniens qui, persuadés des limites de la politique de force, voulaient surtout, bâtir, instruire et promouvoir. Devenu général, Clonard écrivait, en 1865 qu’« il n’est guère de Kabyles et d’Arabes qui ne soient pas convaincus que nous devons dans un proche avenir quitter l’Afrique ».
Quand il me commentait cet article, dans les années 80, Monteil était admiratif du général arabisant Eugène Daumas (ancien consul auprès de l’émir Abdelkader, nommé en 1844 par Bugeaud à la tête des Bureaux Arabes) dont le livre « la Vie arabe et la société musulmane », paru vers 1860, venait d’être réédité. « Achète-le moi à n’importe quel prix », m’a-t-il demandé.
Monteil se sentait d’autant plus proche de ces officiers arabisants et arabophiles que sa carrière a été fortement marquée par sa rencontre avec Louis Massignon.
Né en 1913 en Corrèze, dans une famille qu’avait fait connaître son oncle le colonel Monteil, l’explorateur du Tibesti, Vincent Monteil est entré à Saint-Cyr où il passait ses dimanches à lire le Coran en arabe. Affecté au corps des « Affaires indigènes », il a rendu visite à Louis Massignon en 1935 avant de rejoindre son poste au Maroc. En prenant congé le professeur au Collège de France lui déclare en arabe : « watani ar rouhi al alam al arabi » - « ma patrie spirituelle, c’est le monde arabe… ».
Il rendait compte régulièrement à ce premier maître de ses randonnées à dos de chameau dans le Sud marocain et de ses premières enquêtes ethnographiques sur les tribus arabo-berbères et les parlers locaux.
En juin 1940, Monteil se découvre un deuxième maître, dont il ne connaissait, via la BBC, que le ton digne, la voix ferme et l’élocution rappelant celle de Louis Jouvet ; le général De Gaulle. Cela lui vaudra un séjour à la prison de Clermont-Ferrand, en même temps que Pierre Mendès-France. Il mettra ses connaissances arabes au service de la France Libre, sans pour autant faire partie du BCRA, contrairement à ce qui a été écrit.
Le lieutenant des « Affaires Indigènes » reprend facilement à son compte la formule dans laquelle le général De Gaulle définit la France comme une sorte « d’évangile de la fraternité des races et de l’égalité des chances » (discours de la Brèche, Constantine, décembre 1943).
Le caractère colonial
du sionisme.
En 1948, Monteil est à Jérusalem avec le contingent français des observateurs de l’ONU en Palestine. Il note les déclarations de Ben Gourion et de Bégin : « Nous ferons payer aux Arabes ce que les nazis ont fait subir aux Juifs » ; « Les juifs doivent s’installer là où il y a de bonnes terres, sans se soucier de leurs propriétaires… » ; cette forte parole lui rappelle une plus ancienne prononcée par Bugeaud en Algérie et le persuade du caractère colonial du sionisme. Avant de partir, il avait consulté, comme toujours, Louis Massignon qui lui apprit l’existence en Palestine de 35000 algériens, qui étaient devenus des citoyens français en vertu du statut organique de l’Algérie voté en août 1947. La confiscation des importants habous maghrébins de Jérusalem, qu’administraient des algériens devenus français a créé un sérieux contentieux franco-israélien dont le règlement est encore à l’ordre du jour. Massignon a consacré un grand article à cette spoliation, au moment où les Ouléma algériens réclamaient l’application de la loi de 1905 à l’Islam en Algérie, qui aurait conduit la restitution des habous spoliés à partir de 1830. En 1951, la valeur de ces biens était estimée, par les services économiques du gouvernement général à 700 milliards. Toutes les entreprises coloniales passent par ce genre de spoliations.
Monteil participe à la guerre d’Indochine, où il commande un bataillon de soldats maghrébins, dont il imitait la prononciation du français avec un accent arabe ou berbère.
Il occupera plusieurs postes dont celui d’attaché culturel à Téhéran (1951), et d’attaché culturel à Djakarta (1968) où des théologiens chaféites lui disent leur accord avec les contenus de « la Cité musulmane » de son ami Louis Gardet.
Mais il restera très marqué par les quelques mois de 1955 passés à Alger, comme membre du cabinet militaire de Soustelle.
Monteil et Soustelle
Bien que commandant, il est partisan d’une solution politique au conflit algérien. Pour cela, il recommande une politique de détente, propose des mesures d’apaisement et d’espoir. Il passe une bonne partie de son temps dans les prisons encombrées de suspects arrêtés durant les campagnes de répression décidées par François Mitterrand qui, en croyant pouvoir vaincre militairement l’ALN algérienne, commit la plus grave erreur d’appréciation de toute sa carrière. Monteil libère un grand nombre de détenus politiques (comme Benyoussef Benkhedda, Abderrahmane Kiouane, Saad Dahlab, Abdelhamid Mehri, Mahmoud Bouzouzou…), donne l’accolade a des condamnés à mort comme Ali Zamoum et recommande l’ouverture de négociations comparables à celles menées avec Bourguiba. Soustelle lui répond que « l’Algérie, ce n’est pas la Tunisie… ». C’est le premier désaccord entre les deux hommes, qui sera suivi d’autres. Le conseiller préposé aux contacts avec les musulmans de tous bords finit par démissionner par attachement à la « parole donnée » et à la suite de la « radicalisation » de Soustelle qui s’est mis à comparer les Pieds noirs aux… Aztèques, pour lesquels il éprouvait une grande sympathie. Ce singulier retournement amène le brillant normalien à faire des « indigènes » colonisés les équivalents des conquistadores espagnols !!!
A son retour d’Alger, Monteil prend position en faveur de l’indépendance de l’Algérie, en signant du pseudonyme de « François Sarrazin » de vigoureux articles, dont « Algérie, pays sans lois… »( Esprit, septembre 1955). En total désaccord, Massignon qui, malgré son anticolonialisme et sa défense de l’islam ne pouvait admettre la séparation de l’Algérie et la France, lui écrit : « Dites à F. Sarrazin d’être sage… »
Pendant le soulèvement
de l’OAS.
En 1956, il publie un ouvrage remarqué sur « les Musulmans soviétiques », puis un autre sur « les Officiers » (1957). Les deux livres lui valent de belles lettres du général De Gaulle à qui il remettait des notes notamment sur l’Algérie. Le général lui écrit notamment : « tout semble bien se tenir dans l’univers de l’islam… ». En mars 1962, Monteil est à nouveau en Algérie, en tant que membre du cabinet de Christian Fouchet, qui a été nommé en vertu des accords d’Evian à la tête de l’Exécutif provisoire installé au Rocher-Noir, à l’est d’Alger que l’OAS voulait mettre à feu et à sang. Avec l’aide de Michel Barbot, un jeune agrégé d’arabe affecté à l’université d’Alger en 1957, Monteil sauve de l’incendie (par l’OAS) une partie des livres de la bibliothèque universitaire. Il trouve le temps de sélectionner des articles de Massignon qu’il publie sous le titre « Parole donnée », après avoir obtenu l’accord du prestigieux auteur peu de temps avant sa mort le 31 octobre 1962.
La thèse sur l’arabe moderne qu’il avait soutenue en 1958 lui permet de devenir directeur de l’IFAN (Institut Français d’Afrique Noire) de Dakar où il écrit « l’Islam noir ».
Sa seule tentative de continuer à publier « l’Annuaire du monde musulman » après la retraite de Massignon l’amène à diviser, selon des critères linguistiques, ce monde en cinq aires culturelles : l’islam arabe, l’islam turc, l’Islam irano-persan, l’Islam malais et l’Islam noir (y compris les Black Moslems américains). D’où le titre donné à un de ses derniers ouvrages où il a rassemblé des articles d’érudition parus dans plusieurs revues spécialisées : « Aux cinq couleurs de l’Islam » (Maisonneuve et Larose, 1989).
L’admirateur
d’Ibn Battouna
Ce recueil ménage une place particulière à « l’introduction aux Voyages d’Ibn Battouta », » rahhal al asr » (le voyageur du siècle), « muçafir al arab » (le globe-trotter des Arabes), « the traveller par excellence et géographe malgré lui », selon un autre de ses admirateurs, l’orientaliste britannique Gibb. On y apprend que « Arba », mot russe désignant les chariots tatars, vient de l’arabe « arabat » qui désignait les traineaux ayant transporté Ibn Battouta sur les steppes glacées. Sa fascination pour ce grand voyageur (auquel il s’identifiait un peu) n’avait d’égale que son admiration pour Birouni et, surtout, Ibn Khaldoun. Sa traduction de la Muqaddima, qui corrige les erreurs du baron De Slane et celles de Rosenthal, reste un ouvrage de référence.
Parallèlement à ces travaux d’érudition, Monteil menait une action d’intellectuel engagé en faveur de la justice et de la décolonisation des esprits.
Après l’Algérie, c’est la Palestine qui l’aura le plus occupé. Grâce à ses bonnes relations avec le président mauritanien, Mokhtar Ould Dadah, Monteil procurait à bon nombre de palestiniens des passeports de la République Islamique de Mauritanie.
A ce sujet, il reprenait à son compte la phrase de Pascal : « C’est une étrange et longue guerre que celle où la violence essaie d’opprimer la vérité ».
Il s’explique amplement sur ses engagements dans « Soldat de fortune » (Grasset, 1966), puis dans « le Linceul de feu » (Vegapress, 1987) - une bonne biographie de Massignon en même temps que son autobiographie.
Il estime qu’« on peut avoir des tas d’amis juifs (c’est mon cas), condamner sans réserve Auschwitz et Treblinka, mais trouver que cela n’a rien à voir avec Israël ». Sa formule « l’oncle Cham, c’est l’oncle Sam » indisposait un « ami des Arabes » comme Jean Daniel.
La méfiance des médias
Il ira jusqu’au bout de sa dénonciation de l’agressivité israélienne en publiant un livre très bien informé : « Dossier secret sur Israël : le terrorisme » (Guy Authier, 1978). Le soutien apporté à la révolution iranienne, conséquence de son anti-sionisme, lui a fermé les portes de la presque totalité des médias».
Abordant le problème du racisme en Europe, il constate qu’« il n’est pas confortable, par le temps qui court, d’être un néo-britannique, né au Pakistan ou à la Jamaïque, ou d’être, en France, Algérien, Turc ou Portugais ». J’ai toujours eu un préjugé de race, indique-t-il dans « Soldats de fortune », et ajoute « Mais le mien est favorable ». C’est pourquoi il s’attriste de la montée du racisme dans les pays européens.
Au sujet du Tiers-Monde, il écrit : « Nous lui avons donné tort et nous lui avons fait du tort si longtemps, pendant des siècles, qu’il n’est que justice de l’entendre. De l’entendre, c’est-à-dire de lui donner – ou plutôt de lui rendre - la parole. »
Il exprime son accord total avec ce qu’écrivait Soustelle avant son retournement en Algérie : Vaincre « la vanité de l’homme d’Europe, sa naïve assurance qui voudraient que cette aventure ne prît de sens que par lui. »
En 1966, André Fontaine a publié dans le Monde un compte-rendu élogieux de « Soldat de fortune ». Le futur directeur du journal du soir concède que « Monteil est parfois difficile à vivre. Mais sans des hommes comme lui, le monde serait invivable ».
Monteil finit sa carrière, riche et mouvementée, à l’université Paris VII où il sera remplacé en 1976 par Nedjmeddine Bammate (1922-1985), pour qui les dialogues entre religions et entre civilisations n’ont de sens que s’ils produisent une transformation interne chez ceux qui les pratiquent.
De l’empathie
à l’adhésion à l’islam.
L’étude de l’Islam et les échanges avec les musulmans ont fait passer Monteil de l’empathie (qui lui était reprochée par des arabisants prenant le risque - évalué par Berque - de finir arabophobes) à l’adhésion à l’Islam qu’il annonce en 1976 dans un article plutôt sobre paru dans « France-Pays arabes ». Il se définit comme un agnostique passé à l’Islam et refuse le mot de conversion. C’était beaucoup moins ostentatoire que la conversion de Garaudy, vécue comme une victoire sur le communisme par des musulmans triomphalistes et démissionnaires intellectuellement, pour s’en remettre à un brillant dialecticien. Ce choix personnel n’a rien changé à ses bonnes relations avec sa sœur, une religieuse qui vivait dans un couvent à Rome.
Il faut reconnaître que la voix de Monteil a fini par être étouffée par la surabondante médiatisation des discours sur « le sanglot de l’homme blanc ».
Mais son œuvre et son exemple méritent d’être médités par tous ceux qui veulent rompre avec les visions caricaturales de l’Islam faites de diabolisation outrancière pour les besoins de l’usage de la peur. Les jeunes musulmans de France désireux de s’instruire - sans aller au Moyen-Orient où ils risquent de s’embarquer dans de dangereuses aventure- gagneraient à redécouvrir Monteil. Cela les aiderait à sortir du cadre étriqué où l’Islam se trouve réduit à une simple casuistique par des « représentants » promus par « l’organisation » de l’Islam par le haut, et dont la « légitimité » se mesure au nombre de mètres carrés des salles de prière. La lecture de Monteil encouragerait ceux qui voudront se démarquer des apprentis-réformateurs de cette religion mal aimée qui, à chaque crise, font croire aux journalistes de télévision qu’il suffirait de changer le Coran pour que tout aille bien…Le narcissisme de ces « réformateurs » les amène à éviter soigneusement de mentionner les dizaines d’intellectuels musulmans de France qui, comme Monteil, peuvent fournir une bonne base pour relancer les études islamiques dont le déclin résulte de l’excès de politisation de l’islamologie à des fins sécuritaires.
Sadek SELLAM