A réfléchir sur l’histoire de ce dogme, le Père Joseph Moingt en vient à penser que le Purgatoire « c’est la contribution incessante des chrétiens et des hommes spirituels à la purification des péchés, à la réconciliation fraternelle de tous les hommes entre eux et avec Dieu ».
Les enfants morts
sans baptême
Sans m’embarquer sur la question des «deux sources» (1) ou de l’unique source de la révélation, il est certain que l’Église, si soucieuse qu’elle soit de montrer la continuité ininterrompue de son enseignement (ce qu’elle entend par «tradition»), tolérerait difficilement d’imposer un point de doctrine dont elle ne pourrait pas soutenir la pleine conformité avec l’Écriture correctement comprise. C’est sur ce plan théologique que se situera mon intervention.
Auparavant toutefois, je voudrais toucher à un point d’histoire qui intéresse proprement le théologien et qui porte sur les «fins dernières». (Un autre point aurait été la divergence des «Orientaux» et de l’Église latine sur la doctrine du Purgatoire, mais il ne met pas la foi en cause au même degré et je n’en parlerai pas.)
Le point en question est en réalité double : il concerne d’abord la question des enfants morts sans baptême, et rebondit sur la nature des peines du purgatoire.
Durant les premiers siècles, la question ne troubla personne, pour deux motifs souvent allégués : les petits enfants n’étaient pas capables de confesser la foi au Christ, et étaient incapables de pécher. C’est pourquoi on ne se souciait pas de les baptiser. Dans l’Église grecque, on mit longtemps avant de se préoccuper du péché « originel ». Il existe un court traité de Grégoire de Nysse, du Ve siècle, intitulé «Sur les enfants morts prématurément», ce qui ne voulait pas dire « avant d’être baptisés », mais « avant de pouvoir faire usage de leur raison » ; que feront-ils au ciel tant qu’ils seront incapables de contempler le « Verbe de Dieu» ? se demande Grégoire, qui trouve cette délicieuse réponse : le Verbe se fera lui-même leur pédagogue et leur formera l’esprit jusqu’à ce qu’ils parviennent à le concevoir.
Dans l’Église latine, vers la fin du IVe siècle, en Italie, en Gaule et en Afrique, on s’inquiète des « souillures de la naissance (ou de la conception) » qui entachent les nouveau-nés des « impuretés » liées aux jouissances charnelles de leurs géniteurs, et quelques théologiens relèguent ceux qui meurent en cet état dans les « limbes », entendant par ce mot l’orifice - un endroit frais ! - des Enfers selon les vieux mythes païens. « Par sûreté » - expression de l’époque, qui exclut la nécessité pour le salut - la coutume de les admettre au baptême se généralise. Survient à Carthage, dans les années 410-420, un moine celte célèbre, Pélage, qui réprouve cette coutume au motif que les petits enfants sont incapables de pécher. Intervient alors Augustin : en ce cas, demande-t-il, ils n’auraient pas eu besoin de rédemption et Jésus ne serait pas mort pour eux ? Si, répond-il, car ils ont été souillés dès leur conception du péché commis par le premier père, Adam, et ils ont hérité de sa malédiction ; si donc ils meurent dans cet état, ils ne peuvent aller qu’en enfer (où ils ne subiront pourtant que « des tourments très adoucis »), car Jésus n’a pas prévu de « troisième lieu » de destination finale.– De cet enseignement découlera la loi de baptiser les enfants sitôt après leur naissance, mais on ne les enverra plus en enfer s’ils meurent auparavant, seulement aux « limbes » rebaptisés (!) « purgatoir » ; le prestige d’Augustin dans l’Église latine imposera désormais cette doctrine.
Les peines du purgatoire
J’en viens maintenant au rebondissement de cette doctrine sur les « peines » du purgatoire. Elles ne peuvent être subies que par ou dans le corps, donc après la résurrection des morts qui aura lieu à la fin des temps en lien avec le Jugement dernier, ainsi que l’enseignent les paraboles de Jésus. Il ne sera donc pas question que « l’âme » « aille » au ciel, au purgatoire ou en enfer « aussitôt après la mort », – pas avant que le monde latin n’accueille l’idée grecque de l’immortalité et de la spiritualité de l’âme, c’est-à-dire pas avant que la philosophie d’Aristote ne se répande dans les universités catholiques d’Europe, ce qui se fait dans la seconde moitié du XIIe siècle. Thomas d’Aquin l’enseigne au XIIIe, tout en tenant la vie de l’âme hors du corps pour une idée difficilement pensable. C’est elle seule cependant qui a fini par imposer la doctrine du Purgatoire, mais on doit se demander s’il est légitime d’imposer au nom de la foi une doctrine que la raison est incapable de comprendre, d’autant que l’Écriture ne connaît pas l’existence du purgatoire, comme Augustin l’a remarqué.
Dans ce cas, que penser de l’offrande du « sacrifice » de la messe pour les « âmes du purgatoire », qu’il semble avoir recommandée ? Je répondrai qu’il est plus sûr de s’en tenir à l’idée que ces messes servent à alimenter la «charité» en laquelle consiste la « communion des saints » : sur ce point, on ne risque pas de se tromper. Quant au lien du purgatoire – avec la messe : il n’est pas antérieur à la reconnaissance, vers le VIe s., de la normalité des messes quotidiennes ; avec le caractère «s acrificiel » de la messe : il est lié à la « présence réelle » du Christ dans l’Eucharistie, dont on débat encore au IXe siècle ; – avec le « sacrifice » de la Croix : il a fallu attendre les débats du XVIe s. sur son « renouvellement » à l’autel ; – avec l’intention de Jésus de « mourir pour nos péchés » : on en débat encore de nos jours. – Je n’ai pu qu’attirer l’attention sur la complexité du problème théologique, que je vais maintenant élever au vrai plan de la foi.
L'idée de Dieu en tant que juge
Le caractère de mérite ou de démérite, de récompense ou de châtiment, attribué aux élus ou aux réprouvés et à leurs bonnes ou mauvaises actions, est intimement lié aux idées de justice et de jugement, et donc à l’idée de Dieu en tant que Juge qui décide de la rétribution due aux hommes par égard à ce qu’ils ont fait de bien et de mal, c’est-à-dire selon leur obéissance ou désobéissance à ses lois s’ils en ont eu connaissance, et c’est le cas des Juifs, ou en conscience dans le cas des païens, ainsi que Paul en parle en Romains 1.
Poser de cette façon la question des « fins dernières », c’est se positionner en qualité de créatures et de serviteurs face à un Dieu reconnu en tant que créateur, seigneur, législateur et juge : c’est le langage de la Bible, adopté par l’Église quand elle a commencé à rassembler la liste (le « canon ») de ses Écritures vers la fin du IIe siècle. Mais le chrétien reçoit la révélation de Dieu de la personne de Jésus, de son Évangile, de ses actions et de ses exemples, de sa mort et de sa résurrection ; et, même si l’Église, à la suite de Jésus nous renvoie aux Écritures anciennes, la «règle de la foi» nous prescrit toujours de les interpréter à la lumière de l’avènement et de l’enseignement de Jésus.
Or, s’il y a des paraboles où Jésus parle effectivement du Jugement denier comme pouvait le faire un juif de son temps, sauf qu’il met le plus habituellement en lumière la miséricorde de Dieu qui nous traitera comme ses enfants (Luc 15) – et l’idée de Père l’emporte alors sur celle de Juge et de Seigneur –, il y en a d’autres où il se met seul en scène en qualité de Fils de l’homme et de Roi, et c’est pour dire que nous serons jugés sur l’accueil fait ou refusé aux plus petits de nos frères, même si nous ne l’avons pas reconnu ou si nous ne l’avons jamais connu, car c’est lui que nous aurons accueilli ou rejeté en eux (Matthieu 25), – et c’est un langage que nous avons le droit de privilégier, tellement il lui est habituel, et qui démythifie l’idée de Jugement en l’actualisant dans le quotidien de nos vies.
L'unité fraternelle des hommes
Tel est le langage par lequel Jésus, dans l’évangile selon Jean, révèle la vraie identité de Dieu en même temps que la sienne de façon décisive : – dans son entretien avec Nicodème, en Jean 3, où il dit qu’il est le Fils de Dieu, envoyé au monde pour le sauver et non pour le juger, car Dieu est Père et aime tellement le monde qu’il lui a « donné » son Fils en preuve de cet amour, en sorte que nous n’avons plus à craindre le Jugement, qui se fait à tout moment selon notre attitude envers Jésus et notre souci de « faire la vérité en pleine lumière » ; – et encore dans son entretien avec la Samaritaine, en Jean 4, où il nous apprend à traiter Dieu en Esprit et Père universel, car il n’est lié à aucun lieu de culte d’aucun peuple, il est souverainement libre et reçoit nos adorations en tout temps et lieu où nous le reconnaissons « en esprit et en vérité »; – finalement (pour m’en tenir là) dans son dernier entretien avec ses disciples, en Jean 17, où il présente son testament sous forme d’invitation adressée à tous les hommes à devenir ses disciples, du commandement de demeurer unis entre eux à travers le monde, et de sa promesse de demeurer en eux avec le Père à travers les temps. Le Royaume de Dieu annoncé par Jésus devient dans cet évangile (qui n’emploie plus ce mot) la construction historique de l’unité fraternelle des hommes de toutes nations en famille de Dieu : c’est l’achèvement de l’univers créé et recréé par Dieu en Jésus en univers spirituel, confié à la liberté de l’homme vivifié par la charité divine et devenu le Temple de l’Esprit.
L’enseignement de Jésus dans l’évangile de Jean rejoint, sur ce point, celui que Paul appelait « mon Évangile » en présentant la mort et la résurrection de Jésus comme « l’accomplissement » plénier de la création telle que Dieu l’a voulue depuis toujours : « Si quelqu’un est en Christ, il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu’une réalité nouvelle est là. (...) Car de toutes façons, c’était Dieu qui en Christ réconciliait le monde avec lui-même (...) mettant en nous la parole de réconciliation » (2 Corinthiens 5,17-22). C’est là que nous pouvons apprendre la pleine révélation des « fins dernières » qui se fait dans l’événement de Jésus ; tout ce qu’il y a de mythique dans l’annonce prophétique des derniers temps et dans la vision du Royaume de Dieu chez les évangélistes et les apôtres, en tant que restauration de la royauté de David sur le peuple d’Israël, disparaît dans cet événement et devient la reconstruction de l’histoire en unité fraternelle et universelle des hommes par l’action de leur liberté inspirée par la foi et animée par la « charité » qui est la vie de Dieu en nous, « car l’amour vient de Dieu, et quiconque aime est né de Dieu et parvient à la connaissance de Dieu. » (1 Jean 4,7).
Linvisible de l'histoire
Que devenons-nous après la mort, quand ressusciterons-nous et en quel état ? La résurrection de Jésus, qui est l’irruption des « temps nouveaux », nous l’apprend : sous l’apparence de disparaître dans les cieux, il ne nous quitte pas, il se retire de la visibilité du monde dans l’invisible de l’histoire, telle qu’elle est incessamment reconstruite en univers spirituel par la liberté des hommes en qui habite l’Esprit de Dieu. Car on oublie trop souvent que l’incarnation ne s’achève que par l’effusion de l’Esprit Saint, qui est le «double» de Jésus, « l’autre Paraclet » (Jean 14,15), retournement de l’absence du ressuscité dans sa présence en nous. La venue de l’Esprit était le signe annoncé du Jugement et de la venue du Fils de l’homme dans son Royaume : ce qui était annoncé est accompli, il n’y a plus rien à attendre ni à venir ; aux hommes réconciliés avec Dieu et entre eux d’intervenir pour rassembler la multitude humaine, unifiée par l’amour fraternel, en « famille et demeure de Dieu. » (Éphésiens 2,19-22).
Nous ressuscitons donc chaque jour de notre vie dans l’invisible de l’histoire où nous « revêtons », par notre vie de foi, de liberté spirituelle et d’amour, « l’homme nouveau » (Éphésiens 4,24) qu’est devenu Jésus, car, dit Paul aux fidèles, « vous êtes le corps de Christ et vous êtes ses membres, chacun pour sa part » (1 Corinthiens 12,27). – Que devient le Purgatoire dans cette perspective ? C’est la contribution incessante des chrétiens et des hommes spirituels à la purification des péchés, à la réconciliation fraternelle de tous les hommes entre eux et ainsi avec Dieu, à leur croissance en humanité et en vie spirituelle grâce à l’habitation en eux de l’Esprit de Dieu. La révélation en Jésus de la vraie identité de Dieu en tant que Père universel des hommes révèle ce qui se passe, hors temps, dans l’invisible de l’histoire : c’est la part que nous prenons tous à la « purgation » et recréation du monde charnel et divisé en monde spirituel et unifié grâce à notre participation à l’humanité revêtue par Dieu en Jésus et en nous.
Joseph Moingt