La béatification de Mgr Pierre Claverie et de ses 18 compagnons entre magnifiquement en résonnance avec le Testament Spirituel de Christian qu’il avait confié à la famille dans une enveloppe fermée « à ouvrir au cas où… ». Nous avons tous compris en découvrant ce beau texte après l’annonce de la mort des moines que nous n’en étions que les dépositaires et qu’il nous fallait le faire connaître.
Christian écrit : « Ma vie n’a pas plus de prix qu’une autre. Elle n’en a pas moins non plus ».
Il précise que, s’il était victime du terrorisme, il nous faudrait savoir « associer cette mort à tant d’autres aussi violentes laissées dans l’indifférence de l’anonymat ».
Ce texte, écrit à la première personne du singulier en « je », a été vécu dans la mort en « nous ». Il est emblématique de ce qu’ont vécu les 6 autres moines de Tibhirine et les 12 autres religieux et religieuses qui ont tous donné´ leur vie à Dieu et à l’Algérie.
Ce don est au cœur de la vie cachée, solidaire, discrète de cette petite Eglise d’Algérie, Eglise de la Rencontre, vivant, dans la simplicité du quotidien et dans le respect mutuel, une amitié avec le peuple algérien placée par les uns et les autres sous le regard de Dieu.
C’est ainsi que, pour la célébration de cette béatification, il nous faut entrer dans l’humilité, la discrétion de ces 19 victimes chrétiennes à associer aux 200.000 victimes d’un peuple qui demeure aujourd’hui encore profondément blessé. Comment ne pas évoquer que ces martyrs chrétiens sont encadrés de deux Mohamed : le premier était « l’ami parti devant » qui avait donné sa vie en sauvant celle de Christian et le dernier était « l’ami de Pierre » qui demandait comme une grâce de ne pas être séparé du Père Claverie par la mort.
Les rencontres sont au cœur de ces vies, ces amitiés et ces morts partagées.
Comment pourrais-je oublier que c’est le 27 mars 1996, jour de l’enlèvement des moines de Tibhirine qu’il m’a été donné de vivre ma première « rencontre ».
J’ai alors été le témoin bouleversé de l’extraordinaire échange survenu au téléphone, grâce à Michel Jondot, entre ma mère et Saad Abssi exprimant combien il était doublement blessé, d’abord en tant qu’homme car ces moines répandaient le bien autour d’eux mais plus profondément encore en tant que musulman, alors que le Coran impose de respecter ces hommes de prières « qui ne s’enflent pas d’orgueil ». Ma mère très émue propose de prier pour les moines bien sûr mais aussi, dit-elle, pour les agresseurs. De toute évidence le Bon Dieu était là, bénissant ces deux croyants et prêt à accueillir leurs prières, chacun dans sa voie propre, mais tous les deux unis sous Son regard.
Deux mois plus tard, à la suite de cet échange, le 1er juin, nous étions accueillis, ma mère, mes frères et sœurs, à une rencontre de prières réunissant une centaine de participants, en nombre égal de chrétiens et de musulmans. Et alors que s’alternaient merveilleusement les voix chrétiennes et les voix musulmanes, comment oublier Mohamed Benali évoquant « nos moines ».
Ces rencontres furent à l’origine et demeurent le sel de mon engagement pour une meilleure compréhension entre chrétiens et musulmans… Une aventure qui dure encore et se partage, à l’image de la devise des moines « ora et labora », entre les rencontres spirituelles ou intellectuelles d’entre-connaissance et des activités de soutien scolaire, d’accueil de SDF … sources de vrais partages tout simples dans lesquels, si souvent, Dieu nous fait la grâce de faire sentir Sa Présence !
Dans le droit fil du Testament Spirituel de Christian, la béatification est une merveilleuse occasion de se reconnaître mutuellement « complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde… et de demander le pardon de Dieu et celui de nos frères en humanité » pour mieux se disposer à pardonner à ceux « quels qu’ils soient » qui provoquent la mort ou l’exclusion surtout s’ils disent agir en fidélité à ce qu’ils croient être… leur foi.
La grâce du martyre dont ni Christian ni nul autre ne pouvait se réjouir porte ainsi le témoignage que l’amour vécu par ces 19 victimes chrétiennes était un amour partagé fait de rencontres avec tout un peuple musulman qui les aimait par-delà les différences devenues des richesses.
C’est sans doute dans cette joie-là, joie de la rencontre, que peut se découvrir le sens profond de la béatification pour aujourd’hui, joie communicative de larrons heureux dont l’amitié est capable de toucher largement croyants ou incroyants.
Dans un monde miné par les inégalités, les violences sans visage et la tentation de replis identitaires, la béatification est comparable à une petite graine de paix appelée à germer au coeur d’une humanité en quête de fraternité.
Hubert de Chergé, 1er décembre 2018
Calligraphie d'une parole de Rumi : " Le miroir de l''âme n'est rien d'autre que le visage de l'ami. "