Modernité d'Abraham
témoignage d'un juif,Emile Moatti
Délégué Général de la Fraternité d'Abraham
Merci à Emile MOATTI d'avoir répondu à notre invitation.
Rappelons qu'en collaboration avec Pierre Rocalve et Muhammad Hamidullah,
il a écrit un livre : «Abraham» (éditions du Centurion).
Dans une société matérialiste
- Abraham est-il encore d'actualité aujourd'hui ?
Certainement. Son message est d'une grande modernité. Il apparaît en effet lors d'une crise de civilisation,
à Babel, dans une société qui, s'étant détachée de Dieu, est devenue matérialiste et inhumaine :
le projet des hommes est orienté uniquement vers la réalisation des grands projets techniques de construction de la ville,
projets qui asservissent toute la population ; ce qui conduit à une impasse. Face à cette situation, Abraham réagit avec détermination mais sans violence.
Il prend ses distances et quitte la région avec sa proche famille, se dirigeant vers Canaan, à la demande de Dieu, pour trouver une autre voie.
- Quel est le fondement de cette autre voie ?
Abraham va montrer le chemin de la redécouverte de Dieu. D'après nos commentaires,
redécouvrir Dieu par soi-même sera le problème majeur de la fin des temps ; cela veut dire que la Révélation
sera à la portée de tous : chacun, s'il écoute sa voix intérieure, sera inspiré par l'Esprit. Abraham recherche donc Dieu, et c'est pourquoi Dieu lui parle et le guide.
Le Dieu d'Abraham
- Vous parlez de Dieu. Quelles sont les caractéristiques du Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob ?
Le Dieu d'Abraham est le créateur de l'univers et le libérateur de tous les êtres humains.
Il les aime, Il leur donne la vie et Il veut leur bonheur. De là vient la mission confiée à Abraham qui est explicitée
par trois fois dans le livre de la Genèse: « devenir une bénédiction pour toutes les familles et pour toutes les nations de la terre.
(Gn 12,3 ; 18,18 ; 22,18). Cette mission doit être aussi poursuivie par sa descendance, qu'elle soit charnelle ou spirituelle car Abraham contribue
à la réunification de toute l'humanité.
Le salut des sociétés dépend du comportement éthique de l'homme. C'est ce que nous apprend
l'épisode du déluge où seuls Noé et sa famille sont épargnés parce que Noé est un «juste». L'homme est appelé à « faire la volonté de Dieu ».
Dieu ne peut rien tout seul et il a besoin de l'aide des êtres humains : Il a fait de l'homme son représentant sur la terre et Il attend de lui qu'il se comporte
avec amour dans le respect de la justice. (Cette dimension d'amour sera considérée comme la valeur fondamentale dans le christianisme).
Chacun doit se préoccuper des autres, comme cela a été commenté par Emmanuel Lévinas : « je suis responsable de mon prochain.
Les besoins matériels d'autrui sont mon devoir spirituel ». Ainsi Dieu ne veut pas la mort du pécheur, mais sa repentance,
c'est-à-dire son retour à Lui pour faire Sa volonté en respectant Ses commandements. C'est la condition du bonheur de la société.
L'amour de tous les hommes
- Quels exemples d'amour de tous les hommes Abraham nous donne-t-il ?
Cela ressort de son comportement. En particulier et tout d'abord sa pratique de l'hospitalité :
il accueille sous sa tente trois anges qui ont pris une apparence humaine et qui peuvent appartenir à n'importe quel peuple ou communauté étrangère.
Abraham montre aussi l'importance de l'éducation des enfants pour que ceux-ci deviennent des exemples de recherche de la justice
à l'égard de tous les hommes, d'une part, et de la pratique de la solidarité matérielle vis-à-vis de ceux qui n'ont pas assez,
d'autre part ; cette solidarité est un devoir en vue d'établir sur terre le Royaume de Dieu.
Abraham montre aussi le comportement respectueux et égalitaire qu'il faut avoir vis-à-vis de ses serviteurs:
alors que sa première épouse Sara reste stérile, il élève la servante Agar au rang d'épouse à part entière,
en vue d'avoir une descendance qui continuera la tâche qui lui est assignée par Dieu.
La réconciliation d'Isaac et d'Ismaël
- Y a-t-il d'autres enseignements importants chez Abraham ?
Oui, beaucoup. Par exemple le respect de la femme mariée, contrairement au comportement qu'il constate lors de ses séjours en Egypte chez Pharaon,
puis chez le roi Abimelek. Ceci est à la base du souci de la pureté familiale.
Abraham montre également la façon de dialoguer amicalement avec tous les peuples rencontrés,
afin de rester toujours dans le consensus avec autrui. (Cette vertu sera mise en valeur dans la culture islamique.)
C'est ainsi qu'il achètera le tombeau de Makpéla pour enterrer Sara. C'est ainsi également qu'il se sépare de Loth :
il lui donne la priorité du choix de la direction dans laquelle il veut aller; Loth ira vers Sodome et Gomorrhe pour s'enrichir davantage,
et Abraham ira vers le désert (dont on sait qu'il est le lieu de la rencontre avec Dieu dans nos trois traditions).
Abraham nous apprend enfin l'immortalité de l'âme puisqu'il «rejoint ses pères» après son décès, lequel survient loin de son pays natal.
Abraham va souffrir de la séparation d'avec Ismaël, le fils qu'il a eu avec la servante Agar. Sara lui a demandé de la chasser pour préserver
le jeune frère Isaac qu'elle a elle-même donné à Abraham. Mais au moment de la mort d'Abraham et de son enterrement, on assistera,
comme à la fin des temps, à la réconciliation d'Isaac et d'Ismaël, et donc de leurs descendants. La séparation provisoire est certes regrettable,
mais elle a permis d'éviter les violences.
Abraham nous a enfin donné l'exemple de l'efficacité de la prière pour autrui lors de son séjour chez le roi Abimelek.
Il va prier pour ce dernier et sa famille avant de penser à lui-même.
En conséquence après que la prière pour autrui a été entendue par Dieu, celui-ci va bénir aussi la famille d'Abraham en lui donnant un fils,
Isaac, avec sa première épouse Sara. (On retrouvera ce souci de l'autre dans les Evangiles, dans l'épisode de la Samaritaine
et dans celui du pardon au fils prodigue.) C'est pourquoi Abimelek reconnaît en Abraham un prophète de Dieu.
Bien que non-violent, Abraham nous invite à nous opposer par la force aux preneurs d'otages :
lorsque Loth est enlevé par des rois tyrans et pillards venus attaquer Sodome, il n'hésite pas à prendre les armes pour libérer son neveu.
Abraham donne l'exemple du désintéressement : il récupère le butin du pillage et il le restitue intégralement
à ses légitimes propriétaires : il montre ainsi qu'on ne doit pas s'enrichir par le moyen de la guerre et de la violence,
même si la société considère qu'on est autorisé à le faire.
Vers une alliance universelle
- Quelle est la vision d'avenir présente chez Abraham ?
Abraham se met au service de Dieu avec lequel il fait alliance pour lui et pour sa descendance : dans la Bible de Moïse,
la circoncision en est le signe. Mais l'Alliance est destinée à devenir universelle à la fin des temps, comme l'a rappelé André Chouraqui,
le traducteur des textes sacrés de nos trois religions qui se réclament d'Abraham, « le père des croyants ». Cette alliance avec Dieu est confirmée par Melchisédek,
( dont le nom veut dire « le roi de justice »), roi de Salem (entendons «Jérusalem»). Melchisédek représente la sagesse universelle de l'humanité tout entière.
Il enseigne à Abraham le rite du partage du pain et du vin, c'est-à-dire le partage des moyens de vie économique (le pain) et le partage
de la connaissance spirituelle (symbolisée par le vin). Cette tradition est le fondement d'une part du « kiddouch » des Juifs,
au début des repas, et, d'autre part, de l'Eucharistie des chrétiens instituée par les Evangiles. Elle préfigure les temps messianiques
de la communion dans le partage que l'on retrouve en islam avec le lait caillé et les dattes.
Abraham nous invite à redécouvrir Dieu par le dialogue, afin d'éviter toute violence. Individus comme peuples doivent pouvoir s'épanouir dans la liberté.
Par le dialogue nous devons actualiser les valeurs éthiques universelles présentes dans nos trois traditions.
C'est ce qui nous conduira ensemble à l'avènement des temps messianiques. Nous devons aider chaque peuple à
s'épanouir sur un territoire qui lui est octroyé par un consensus universel.
Si la culture abrahamique qui nous conduit au Dieu-Un de l'humanité tout entière, inspire tous les peuples,
le problème du respect des minorités vivant au sein de peuples majoritaires sera résolu.
L'expérience millénaire du peuple juif dispersé dans les nations a prouvé que les minorités peuvent elles aussi
s'épanouir lorsque la société est fondée sur l'état de droit - c'est-à-dire une justice égale pour tous et la pratique
de la solidarité matérielle pour éradiquer la misère. Nous irons alors tous ensemble vers un temps de communion et de joie partagée.
Tel est le fondement de notre espérance de croyants.
Emile MOATTI
Délégué Général
de la Fraternité d'Abraham