Le responsable de la Mosquée Ennour de Gennevilliers
connaît bien, dans sa diversité,
la population musulmane de la ville ;
elle défile aux heures de prières, les vendredis et les jours de fête.
Mohammed décrit les manières de vivre et les diverses mentalités.
Son regard sur l’islam des banlieues est serein et optimiste.
Des salafistes, oui ! Des djihadistes, non !
De nombreuses personnes en France, lorsqu’on leur parle des cités, s’imaginent qu’il s’agit de repaires pour djihadistes. Grave erreur ; on n’en trouve pratiquement pas dans les banlieues. Je n’en ai jamais rencontrés à la mosquée Ennour que fréquentent peut-être 7000 personnes.
Le mot «salafisme» vient de «salaf» qui désigne les «pieux ancêtres. On rencontre des salafistes mais rares sont ceux qui s’affirment djihadistes. Ces derniers veulent faire le djihad (la guerre sainte) contre les impies et les mécréants. Cette tendance existe partout : au Maroc, en Algérie. En Tunisie, elle pourrit la vie du parti Ennada. Ils sont en Libye, Egypte, Irak. Il s’agit partout d’une tendance minoritaire.
Les salafistes non djihadistes qu’on trouve en France s’interdisent toute participation à la politique. Ils veulent vivre comme les premiers compagnons du prophète : sérieux handicap pour s’intégrer aux lois de la République, incompatibles, selon eux, avec l’Islam. Ils refusent ce qu’en islam on appelle la Fitna (c’est-à-dire le désordre, la discorde). Ils ont à faire face à une alternative. Soit faire « hijra », c’est-à-dire immigrer hors d’un pays impie : Hijra est le même mot qu’Hégire ; il désigne la distance prise par le Prophète lorsqu’il quitta la Mecque, pays d’incrédulité, pour aller à Médine. Mais, en notre temps, à leurs yeux, il n’existe pas de vraie terre d’islam – à l’exception de l’Arabie Saoudite et peut-être du Yémen. Soit, autre terme de l’alternative, rester en France. Ils essaient, là où ils vivent, d’être le plus qu’ils peuvent fidèles au comportement du prophète qu’ils imitent dans tous les comportements de la vie : nourriture, vêtement, relation à autrui, postures du corps. Par exemple, il arrive qu’ils n’envoient pas leurs enfants à l’école et les enseignent à la maison. Certains vont dans des écoles catholiques. Ils se démènent pour avoir des écoles confessionnelles musulmanes.
Pour survivre, ils trouvent un travail qui leur permettra d’être libres le vendredi. Ils ouvrent, par exemple, des boutiques où ils vendent de la viande hallal pour sandwichs (des kebabs). Je connais un salafiste très compétent qui a créé une petite entreprise d’informatique et, le vendredi, il ne travaille pas. D’autres trouvent un petit emploi un jour ici, un jour là-bas sur les marchés. Ils se font aussi embaucher dans des restaurants musulmans. Ils revendent des voitures, ils font du business. Mais jamais rien de malhonnête contrairement aux djihadistes du Sahel ou d’ailleurs qui n’hésitent pas à se lancer dans des trafics de drogue. Ils peuvent se mettre en contradiction avec la loi française : le travail au noir par exemple. Mais si cela ne contredit pas la loi de Dieu, leur conscience n’en est pas troublée.
On se trompe dans le jugement qu’on porte sur les salafistes. Il faut connaître leur façon de vivre, leur mentalité. Ils sont parfois très ouverts. Je ne suis pas d’accord avec eux et ils le savent mais ils me respectent. Pour les salafistes, une femme pieuse reste chez elle dans la maison de son mari. Elle ne travaille pas. Les filles, après dix-huit ans, quoi qu’en pensent père et mère, construisent leur propre vie à leur façon. Ce n’est pas difficile d’échapper à l’autorité des parents. Certaines acceptent le genre de vie de leur famille ; d’autres cherchent à s’émanciper.
Certains prétendent que le nombre des salafistes augmente. En réalité c’est l’ensemble de la population musulmane qui s’accroît. Ils ne sont pas rares à venir faire la prière chez nous, à la mosquée de Gennevilliers. Des femmes viennent avec le niqab : une cinquantaine chaque vendredi. Parmi elles, on trouve quelques femmes converties mais il s’agit de Maghrébines pour la plupart. Ce n’est pas un accroissement de l’islam mais une augmentation des possibilités de pratique religieuse. Auparavant, dans les diverses salles de prière de Gennevilliers, il n’y avait pas d’espace pour les femmes : elles restaient à la maison.
En réalité, depuis plusieurs années, l’islam de France, tel que je le vois, s’achemine vers une bonne insertion dans la société française. Beaucoup de familles se rendent compte qu’elles n’ont pas le choix. Il leur faut, dans la mesure où elles désirent rester en France, accepter la loi, les coutumes et les valeurs de la République. Elles savent parfois, je n’ose pas dire « ruser » mais composer intelligemment avec la manière de vivre en France. Par exemple, en accouchant dans un hôpital où exerce un homme, les femmes risquent d’être en contradiction avec l’islam. Arrivant à l’hôpital, quand elles sont enceintes, elles ne refusent plus d’être suivies par un homme. Mais quand elles téléphonent, si on leur donne rendez-vous avec un médecin, elles ne protestent pas comme avant en disant : « Non ! Moi je veux être suivie par une femme ». Elles acceptent mais elles rappellent le lendemain, prétendent qu’elles sont empêchées et réclament un autre rendez-vous. Elles recommencent la manœuvre jusqu’à ce qu’on leur propose la rencontre d’une gynécologue femme. Elles ne diront plus : « Je suis musulmane et je refuse d’être examinée par un homme ». Ceci dit, elles ne refusent pas de me parler.
Les jeunes s’assagissent
On se trompe quand on parle de violence chez les jeunes. Ils n’ont aucune rancœur envers la société. Ils savent que la vie est difficile, que le monde du travail est souvent bouché. Ils cherchent à se marier, dès l’âge de 18 ans. Souvent chacun reste chez ses parents : ils n’ont pas de revenus ni de logement. Ils ne sont pas tous mariés à la Mairie. A la mosquée, nous ne faisons pas de mariage s’il n’y a pas d’abord la célébration civile. Mais beaucoup vivent ensemble ; vous diriez qu’ils vivent en concubinage mais, pour un jeune musulman, la seule rencontre entre un homme et une femme ne peut être que le mariage. Il est possible de faire un mariage religieux à la sauvette ; on appelle cela mariage par « Fatiha ». Même s’ils ne vivent pas sous le même toit, ils considèrent qu’ils ont commencé à construire leur famille. Leur premier souci est de chercher un appartement. Avec les aides dont on dispose en France, ils peuvent avoir 500 € par mois et s’arranger avec un particulier. Ils peuvent bricoler quelques jours par mois et payer leur studio.
Un Français qui n’est pas musulman attend la trentaine pour construire sa vie. Il vit avec son amie. Pour lui, il n’est pas encore marié. Un jeune musulman, avant de vivre sous le même toit que sa copine, doit se marier religieusement dans des conditions très discrètes, au cours d’un repas chez l’un des parents. Pas même besoin d’imam. Il suffit de deux témoins, d’un cadeau de la part du garçon et de la présence du père de la fille. C’est rendre légal, d’un point de vue religieux, ce qu’en France on appelle « union libre ». A la mosquée, nous n’entrons pas dans ces pratiques de mariage non officialisé ; cela entraîne quelques problèmes. La femme n’a pas de droit, dans ce contexte. Nous disons : « pour célébrer le mariage dans la mosquée, il faut apporter la preuve du mariage civil ».
En réalité, en ce qui concerne la vie affective de la jeunesse, le seul point qui différencie un jeune musulman et une jeune musulmane d’un autre couple en France, c’est qu’ils ne peuvent s’approcher l’un de l’autre sans passer devant Dieu. Un Français non-musulman peut se passer de Dieu. Il peut vivre avec son amie sous le même toit. En ce qui concerne les différences d’âge entre l’homme et la femme, il n’y a pas de règle. En général le garçon est plus âgé que la femme mais ce n’est pas systématique : je connais des couples où la femme est l’aînée. Quand le Prophète s’est marié, il avait vingt-cinq ans et Khadîdja, son épouse, quarante ans !
On parle de violence des jeunes dans les banlieues. Mais quand surgissent des bagarres, je ne crois pas qu’il s’agisse de mécontentement à l’égard de la société. Ils n’ont pas de projet idéologique derrière la tête. Des jeunes vivent en bandes à l’intérieur de chaque quartier et cela crée des rivalités qui parfois dégénèrent. Ce n’est pas nouveau. Dans les années 50 on parlait des « blousons noirs » dans certains coins de Paris ; ce n’étaient pas des immigrés. Peut-être y a-t-il un défaut d’animation culturelle dans les quartiers de certaines villes. Beaucoup de Français « souchiens », comme on dit, sont au milieu d’eux.
Une évolution spectaculaire
En réalité, l’évolution du monde immigré, dans les banlieues, est spectaculaire. Les élus reconnaissent la grande transformation entre les années 80 et maintenant. A l’époque dans la « Cité rouge », le soir venu, il n’était plus possible de circuler. Dans la ville, on comptait deux morts en moyenne par mois, victimes d’actes de violence ! Là où l’on passait, régnait la loi du plus fort. Aujourd’hui, on peut avancer seul à trois heures du matin : on ne sera pas interpelé. Les jeunes vont à l’école plus qu’avant : l’absentéisme disparaît. Les voyous des années 80 sont devenus des parents. Ils veulent éviter à leurs enfants le sort qu’ils ont connu. Ils sont nés ici ; moins incultes que leurs parents, ils peuvent faire l’œuvre d’éducation dont leurs parents ont été incapables. Je rencontre des pères et des mères de trente-cinq ans qui ont des enfants. Ils sont très attentifs à leur scolarité. J’ai beaucoup de respect pour la génération de leurs parents qui étaient démunis. Les enfants parlaient en français, on leur répondait en arabe. Aujourd’hui parents et enfants parlent la même langue et se comprennent mieux.
Ils ont un jugement politique plus éclairé. Ils votent beaucoup plus qu’avant. A Gennevilliers, étant donné la qualité des élus, on vote en majorité pour le pouvoir en place dans la ville et pour le parti qui le représente. Dans cette ville, tout le monde se sent mieux. On se bat pour y rester. A la permanence du Secours Catholique, on remplit les dossiers de demandes de logement. A la fin, on leur pose la question : « Quelle commune souhaitez-vous ? ». Ils ont la possibilité de citer trois villes ; tous demandent en priorité Gennevilliers. On trouve ici une excellente qualité de vie et les musulmans se sentent chez eux ; la mosquée a une grande importance à leurs yeux. Beaucoup de non-musulmans ont compris comment vivent les musulmans. Dans la rue, on rencontre beaucoup de Portugais, de Yougoslaves qui connaissent mes convictions religieuses. Si un couple de jeunes Portugais amoureux passe dans une rue musulmane, par respect ils ne s’embrasseront pas devant nous. Ils savent que cela nous gêne. On se sent compris.
Mohammed Benali