Eté 2000
Au cours de l’été 2000, Nous avions pris deux initiatives. Après une réunion du bureau nous avions été d’accord pour répondre aux propositions de la Préfecture qui proposait d’aider les associations à financer du personnel appelé « Adulte relais ». Nous espérions pouvoir nous appuyer sur des personnes de confiance d’une part au niveau scolaire et d’autre part au niveau de l’animation proposée à l’entourage. L’important, pour nous, était de cesser d’être extérieurs à la cité mais d’y trouver des personnes de l’intérieur, y partageant notre responsabilité. Nous avions donc formulé une demande à la Préfecture.
Par ailleurs, nous étions à la recherche d’une solution pour rémunérer ce travail des femmes et continuer ces activités de tissage permettant une réelle convivialité. Nous avions, entre autres démarches par ailleurs, et sans trop nous faire d’illusions, écrit à chacun des ministres, leur exposant notre expérience et nos difficultés concernant la rémunération demandée par nos amies.
Un des premiers jours de septembre, des fonctionnaires qui nous semblaient envoyées par la Préfecture, nous donnaient rendez-vous dans nos locaux. Christine, Saâd et Michel étaient là, à l’heure dite, pour les accueillir. Nous pensions qu’il s’agissait de la réponse à notre demande d’adultes-relais. En réalité, ils se trouvaient devant trois dames impressionnantes (Anne, Françoise, Danielle). L’une d’elles commença à faire un récit qui bientôt leur fit comprendre que deux venaient de la Direction Départementale du Travail et de la formation permanente (DDTFP), l’autre représentait la FNARS (Fédération Nationale des Associations pour la Réinsertion Sociale). Ils découvrirent que Madame Aubry, alors ministre du travail, leur avait confié notre problème. Nous deons rendre hommage au sérieux et à l’intelligence dont elles avaient fait preuve. Elles connaissaient tous les rouages de notre association, comprenaient à merveille ce que nous attendions. Elles arrivaient en nous apportant les conclusions de leur travail.
Un chantier d’insertion
Il s’agissait de créer un Chantier d’insertion d’un genre spécial adapté à notre situation. Un chantier d’insertion regroupe des personnes, étrangères souvent, parfois ne connaissant pas la langue française, ignorant le monde du travail, les droits et les exigences du travailleur dans l’entreprise. Le Chantier d’Insertion formait tous ses stagiaires à faire face aux emplois qu’ils étaient censés trouver au terme de leur initiation. On les employait à des tâches diverses mais sans leur apprendre un métier précis et chacun recevait à peu près l’équivalent du SMIC.
Contrairement au schéma classique, nous aurions à les former non seulement à la langue française mais leur apprendre un métier précis débouchant sur de vrais emplois stables. Bien sûr, nous étions responsables de la formation mais nous devions exercer cette responsabilité au sein d’une équipe qui s’appellerait « Comité de pilotage ». Les responsables des services sociaux de la municipalité y seraient représentés ainsi que telle ou telle institution de formation à laquelle il nous faudrait faire appel.
C’est surtout Christine qui eut à porter ce projet. Ce ne fut pas simple. D’abord, il fallut préciser à quel métier il convenait de former les personnes qu’on embaucherait. C’est grâce à une sœur blanche que l’idée nous vint de former nos amies aux méthodes des Gobelins et de tissage berbère. Elle avait elle-même suivi une formation aux Gobelins et, pendant 20 ans, elle avait dirigé à El Oued un atelier produisant des tissages berbères. C’était un bonheur pour elle de se mettre bénévolement au service des femmes du Maghreb qu’elle acceptait de rejoindre. Si bien des femmes savaient plus ou moins tisser en style berbère aucune ne pouvait prétendre connaitre les techniques auxquelles Sœur Florence s’apprêtait à les initier.
Autre problème : l’aménagement de l’atelier. Il fallait des métiers aux dimensions suffisantes pour faire un travail professionnel mais tenant compte des dimensions modestes de la pièce. Pas d’autre solution que de les construire sur mesure. Un ingénieur en retraite a bien voulu concevoir l’instrument un peu monumental qui convenait.
Un recrutement difficile
Le plus difficile fut le recrutement. On ne pouvait guère embaucher que cinq personnes. Comment les choisir sans blesser celles qu’il faudrait éliminer ? En réalité personne ne se présentait. On s’est vite aperçu que le problème venait des maris qu’il aurait fallu d’abord convaincre. Il est arrivé que tel ou tel vienne parler à Michel. Il m’efforçait de les écarter et de les envoyer à Christine. Celle-ci ne manquait pas de leur faire remarquer qu’elle n’avait pas à les écouter ; seules leurs épouses pouvaient l’interroger sur l’emploi qui leur était proposé. En réalité, ces femmes ayant grandi au Maghreb, ne pouvaient concevoir de leur propre initiative, prendre une décision les concernant. A force de palabres, Christine réussit tout de même à composer son équipe. Mais il fallut un long temps pour que l’autorité du mari cesse de peser sur leurs nuques à l’intérieur même de leur atelier.
Nous avions demandé deux adultes relais qui nous avaient été accordées. L’une d’elles était au service de cette équipe. Son rôle était de faciliter la communication, de repérer, pour nous en faire part, leurs difficultés : elle connaissait leur dialecte. Parlant très bien français, elle pouvait orienter chacune dans ses démarches, par exemple pour des questions de santé ou pour la scolarité des enfants.
Au terme du mois de décembre, les contrats étaient signés. Michel avoue avoir été ému lorsque l’une d’elle, analphabète, prenant la plume qu’on lui tendait, n’a pu tracer qu’un tout petit cercle sur la feuille.
Tout important que fût le démarrage de cet atelier, il n’était pas notre seul souci. Sur La Caravelle, les activités scolaires avaient repris. Nous avions réussi à structurer l’accueil d’une façon un peu sérieuse et une maman de La Caravelle, Rabiah, avait pour tâche de préparer le cadre, d’être à l’écoute des enfants. Maman elle-même, elle connaissait les familles de nos élèves et pouvait discuter avec elles des difficultés de chacun. Rabiah savait reconnaître l’absentéisme systématique de quelques-uns.
Nous avions encore quelques difficultés de recrutement mais des subventions nous permettaient d’embaucher quelques étudiants. Il faut signaler qu’à cette époque le CCFD nous avait confié une jeune stagiaire, Zoulika, terminant ses études de formation sociale à Bordeaux. Lorsque l’encadrement était défaillant, elle venait assurer les remplacements qui s’imposaient. A la même époque, une jeune femme sortant de l’Ecole Supérieure de Commerce de Lyon, Marine, cherchant un emploi, était venue frapper à notre porte. Dans ces années, le gouvernement proposait d’embaucher ce qu’on appelait des « emplois jeunes ». L’employeur n’avait qu’une part à verser, le restant du salaire étant à la charge de l’Etat. Avec l’aide du CCFD et de l’association ECOSOL, il nous était possible de faire face à la dépense. Marine fut vite séduite par l’intérêt qu’elle éprouvait au contact des enfants. Ceci fut déterminant pour sa carrière. Elle décida de préparer le concours de maître des écoles qu’elle réussit brillamment. Ce fut un regret de la voir partir, bien sûr. Elle fut remplacée par un garçon sortant de « Sciences Po » (Aix), intéressé par la rencontre de l’islam, François. Il fut très vite motivé par les questions de communication qui se multipliaient.
Face aux questions de société
L’association, en effet, avait aussi pour but de sensibiliser les populations musulmanes et les populations européennes à regarder des questions de société que nous avions à vivre en commun. Chaque année nous avions un thème faisant l’objet de plusieurs rencontres auxquelles participaient des personnalités chrétiennes et musulmanes : Abderraouf Ben Halima, Ghaleb Ben Cheikh, Philippe Kauffer, Gilles Couvreur, Maurice Buttin, Guy Aurenche, Pierre Bourgarel, Saddek Sellam aux côtés de l’évêque de Nanterre, Mgr Deaucourt. Une rencontre marquante est à souligner : Tariq Ramadan face à Olivier Carré, le spécialiste des « Frères Musulmans ». Nous avons abordé les problèmes, entre autres, de violence, de famille, d’argent, d’hospitalité.
Jean-Christophe Ploquin, à plusieurs reprises, est venu nous parler de l’Europe. Le sujet était brûlant en ces années où l’UE se disposait à accueillir 23 pays différents et où on préparait une monnaie nouvelle. La « Conférence des Eglises européennes » dont le siège est à Genève interrogeait toutes les églises, les rendant attentives à deux courants contradictoires traversant le continent : la sécularisation qui écarte toute dimension spirituelle et, en même temps, l’arrivée d’un islam affirmant haut et fort la dimension religieuse de sa présence. A la même époque, Tariq Ramadan, que tous les jeunes allaient entendre à Saint-Denis, publiait un livre faisant apparaître la situation nouvelle de l’islam. (« Etre musulman européen »). Autrefois les musulmans divisaient le monde en deux camps : « Le Dar al islam, la Maison de l’islam » où la population était musulmane et de l’autre « La Maison de la guerre » qu’il fallait pénétrer pour y proposer son message : convertir et assimiler ou soumettre et protéger. Désormais nous étions à une époque où ce dualisme devait être dépassé. L’Europe ne devait plus être considérée comme Maison de la Guerre puisque l’islam y avait droit de cité mais « espace du témoignage ». Le mot devait être pris au sens fort ; le témoignage en question est celui d’une foi vivante imprégnant la vie sociale et culturelle. Manifestement, en ce début de siècle, nous étions en un point de rencontre culturel et religieux. Nous aurions, musulmans et chrétiens, à faire face ensemble à des questions nouvelles et, être capables malgré des sensibilités différentes, d’y être des témoins du spirituel.
Le souci de réussir
A travers ces soucis, le chantier des tisserandes fonctionnait. Sœur Florence venait une journée par semaine ; elle transmettait son savoir et donnait ses consignes pour un travail à exécuter dans la semaine. Sa vérification était particulièrement sévère. Elle n’hésitait pas, malgré sa grande gentillesse, à faire pleurer ses élèves en leur faisant refaire le travail d’une semaine sous à cause des imperfections qu’elle constatait. Avouons-le, ces femmes avaient le souci de réussir. Il y allait de leur dignité.
Elles étaient également soumises à un apprentissage de la langue et des institutions françaises. L’Institut auquel nous avions fait appel avait un comportement étrange à l’égard de nos tisserandes. Plutôt que de nous informer sur leurs progrès dans l’apprentissage de la langue, les formatrices se hasardaient à porter des jugements de style psychanalytique évoquant de probables traumatismes de la petite enfance. Après consultation de nos amies de la Direction du Travail, nous décidions de retirer les tisserandes de cet institut. Par la suite cela nous valut quelques incompréhensions de la part des services sociaux de la municipalité.
On organisait, bien sûr, des sorties culturelles dans Paris. Nos stagiaires furent fascinées par la visite des ateliers des Gobelins. Ce fut également une révélation pour elles de constater, à l’Institut du Monde arabe, que les objets de la vie quotidienne dont elles disposaient au Maroc, avaient leur place dans une exposition à Paris. Elles prenaient conscience qu’elles avaient une culture. Fallait-il rire ou pleurer devant le comportement de certaines belles-mères que les maris envoyaient pour surveiller leurs épouses lors de ces sorties ?
Assez vite nous découvrions que l’adulte-relais n’était pas la personne susceptible de tenir le rôle que nous attendions d’elle. Elle-même cherchait à s’investir autrement et nous nous sommes séparés. A la même époque, Rabiah trouvait un emploi mieux rémunéré. Ces deux départs marquaient l’entrée en scène de Fatima qui réussit à mener de front les deux groupes : accueil des enfants et présence à l’atelier.
Celui-ci faisait des progrès et des œuvres originales commençaient à sortir des doigts de nos maghrébines. On avait repéré la présence d’un peintre de talent, Jacques Aubelle. Quelques paysages composés de vastes superficies colorées pouvaient, sans trop de difficultés désormais être tissées. Dominique Penloup connaissait bien notre expérience et il nous fournit cinq « cartons » originaux. Dominique Doulain, lui aussi, nous procura matière à tisser. Sœur Florence sut faire appel à des artistes amies pour donner des conseils sur l’usage des couleurs. Très vite, il fut possible d’organiser une série d’expositions. Ce fut une déception, d’un point de vue commercial mais le bilan humain nous réjouissait. Cette population française dont elles avaient peur, voyait en nos amies des artistes qu’on félicitait. « Je suis fière de toi ! » disait une adolescente à sa maman.
Tentatives islamistes
Avant de terminer ce chapitre, il ne faut pas taire qu’il a fallu s’opposer à quelques tentatives islamistes désagréables. Par exemple, une dame s’était imposée dans notre local sous prétexte de créer un groupe de chants pour les fillettes de 7 à 10 ans. Zoulika les avait surprises apprenant des chansonnettes bien peu poétiques mais très moralistes : « L’islam est la voie pour les filles... pudeur... Mohammed nous aide à résister au diable... » Cette même Zoulika fut interpelée par cette dame. Comme manifestement elle s’épilait les sourcils ; on l’invitait à la prudence. Elle risquait d’être pendue, accrochée par les sourcils, en enfer, pour l’éternité ! Nous avons appris à nous méfier des personnes qui tentaient de s’infiltrer dans nos locaux !
Nous étions en 2005 ! Le Chantier d’Insertion ne pouvait se prolonger. Le Comité de Pilotage nous mettait devant nos responsabilités. Il fallait concevoir un projet qui donnerait suite à l’expérience et serait créateur d’emplois. Notre histoire était à un tournant marqué par deux événements. D’une part, l’action originale de Christine, à notre grand étonnement, était reconnu par le Journal du Dimanche : on lui attribuait le premier prix « Version Femina ». D’autre part, la Direction du travail insistait pour que nous abandonnions notre référence à la dimension interreligieuse attachée à Approches 92. Ainsi naissait une association nouvelle qu’on appelait « Mes-Tissages ».
Le comité de rédaction
Femmes de l'atelier Mes-Tissages
à la Caravelle, Villeneuve-la-Garenne (92)