Youakim Moubarak, un prêtre libanais, fut le secrétaire de Massignon ; il était aussi l’ami de Boutros Hallaq. Celui-ci fait apparaître le lien de l’un à l’autre ainsi que le lien de l’un et de l’autre à l’islam et à l’arabité.
Louis Massignon
Les accords Sykes / Picot
Par son engagement humain total, Louis Massignon a opéré une ouverture inédite dans l’orientalisme, français notamment, et ce à un double niveau. D’une part, il décloisonna cette discipline en y introduisant les méthodologies des sciences humaines de son époque (sociologie, sociographie, histoire …), au moment où le savoir linguistique et philologique était le seul prérequis pour traiter de tous les sujets relatifs au monde musulman. De plus, par son engagement personnel, de cœur à cœur, dans l’univers spirituel de l’islam comme dans l’œuvre de décolonisation, il insuffla dans la même discipline un esprit humaniste sans précédent. Sans lui, y aurait-t-il eu des Berque, Robinson, Arnaldez, Cahen, pour ne citer qu’eux ? Ce patriote, épris de passion pour la mission civilisatrice de la France, a su – peut-être le premier – s’éprendre de l’islam et de la culture arabe au point d’y trouver l’épanouissement de sa vie d’homme (ce qui le conduisit au sacerdoce) et de chercheur.
Cet « Officier politique » rattaché au service diplomatique de Picot qui a préparé le projet franco-britannique du partage des territoires ottomans du Proche-Orient, et à ce titre est entré dans Jérusalem libérée en compagnie du célèbre officier britannique Laurence, sera le héraut du rapprochement avec un islam, dont « l’hospitalité » l’a sauvé de la mort, et le défenseur acharné de sa décolonisation. Trouvant sa boussole dans la vision mystique universaliste de Hallaj, auquel il consacra sa carrière universitaire, et embrassant dans un seul mouvement islam et arabité ; il fonda sur des bases solides (la figure d’Abraham telle que perçue par Hallaj) et le dialogue islamochrétien élargi au judaïsme et une approche humaniste du destin du monde arabe.
Son apport, universellement reconnu, suscitera de nombreuses vocations et influencera puissamment le parcours d’autres personnes, tel celui de Youakim Moubarak, qui reconnaitra plus tard en lui l’hôte de l’islam et « l’arabiste » - comprenez « hôte de l’arabité » et non simple arabisant. Ce dernier, déjà interpellé, du fait de son enracinement historique, par la figure centrale d’Abraham dans les trois branches monothéistes, il en fera son sujet de thèse en arrivant en France en 1948.
Une complicité intellectuelle,
spirituelle et militante
Dès sa première rencontre avec Massignon, s’installe entre eux une complicité intellectuelle, spirituelle et militante qui ne se démentira jamais. Il remplira auprès de lui jusqu’à sa mort en 1962 la fonction de secrétaire ; Massignon appuiera toujours sa carrière universitaire et militante. Complicité, avons-nous dit, et non pas conformité. Cela apparaît clairement dans leurs démarches respectives.
Reconnaissant pleinement la place de l’islam dans le plan divin, ils l’aborderont tous les deux de préférence sous l’angle du sacrifice d’Isaac tel qu’appréhendé par Hallaj : la substitution de l’agneau sacrificiel au fils, Isaac, sera la ligne directrice de Massignon dans la recherche d’une articulation fondatrice entre islam et christianisme. Celle-ci s’appuie au niveau mystique sur les analogies profondes entre Hallaj et Jésus, mourant tous les deux sur la croix de leur plein gré pour la rédemption de l’humanité entière ; par amour, ils se substituent à elle comme l’agneau du sacrifice au fils offert. A la suite de Jésus, Hallaj, après une vie consacrée à parcourir les provinces musulmanes, prêchant l’amour et volant au secours des pauvres et des moustad’afin (les faibles opprimés), finit par accéder au bout de onze années passées dans les geôles du calife, à « l’ablution dans le sang », qu’il a tant chantée dans ses poèmes mystiques (‘alâ dîn al-salîb yakounou mawti/ Dans la religion de la croix je mourrai…). N’avait-il pas dit sur le Mont Arafat : « Deux prosternations suffisent, en amour ; mais l’ablution préalable doit être faite dans le sang » ? Massignon ne fera, tout au long de sa vie, que méditer et explorer le mystère de la geste hallâdjienne, en essayant de s’y conformer : dans sa vie personnelle jusqu’au désir –incompréhensible pour beaucoup- du martyre, comme dans son engagement pour l’indépendance, entre autres pays, de l’Algérie et de la Palestine, et enfin dans l’apostolat exercé dans de nombreuses associations, dont, à titre d’exemple, la confrérie spirituelle de Badaliya et l’Institut Dar Es Salam en Égypte, le pèlerinage des Sept Dormants d’Ephèse, au Vieux-Marché en France, l’Association des Amis d’Éphèse, l’Association des amis de Ghandi.
La référence commune
à Abraham
Tout aussi sensible à la mystique hallâdjienne, Moubarac l’investit de préférence dans la référence commune à Abraham, dont la figure impacte fortement son pays. Fils et petit-fils de prêtres maronites imprégnés de la spiritualité des moines peuplant son terroir natal, Wadi Qâdîchâ, il est habité par le modèle de la vie monachique. Mais en même temps, engagé dans le combat spirituel et social du Proche-Orient, perçu comme partie intégrante du monde arabe, il oriente ce combat vers la consolidation d’un modèle national pluraliste moderne, dont il voit, là, un début d’accomplissement, dynamisé par une authentique convivialité islamochrétienne - n’excluant pas les juifs - forgée dans la lutte pour l’indépendance. D’où la centralité, chez lui, du dialogue islamochrétien, destiné à accompagner la renaissance du Liban et avec lui le Machreq et le monde arabe, ainsi que la résurrection d’une nouvelle Palestine intégrant ses juifs, sur la voie d’une laïcité déjà entrevue.
La vision abrahamique se trouve alors étroitement liée à arabité (terme forgé par lui). La mystique hallajienne lui apparaît comme une médiation majeure entre les deux dynamiques spirituelle et profane, et un outil quasi-scientifique dans la lecture d’un passé commun à ses communautés, et la conception d’un avenir humanisant. Cet avenir pourrait, devrait même, offrir une alternative à la civilisation occidentale uniformisante, mue par le seul confort promis par l’idéologie du Progrès technique.
Pour une stratégie
d’arabité
Autrement dit : héritier d’une tradition européenne séculaire forgée par un face-à-face entre chrétienté et islam, Massignon privilégie la dynamique spirituelle fondatrice de l’une et l’autre dans le cadre d’un vaste espace « islamique », alors que Moubarac, riche d’une longue expérience de cohabitation (réelle bien que pas toujours heureuse) entre les deux branches de l’abrahamiste au sein de la civilisation arabo-musulmane, se place résolument au cœur de l’arabité – histoire et langue confondue - pour la refonder sur son vrai socle. Son article « Pour une stratégie d’arabité », vibrant de poésie, exprime sa vision qui ne manquera pas de paraître à d’aucuns assez idyllique.
A titre d’illustration, qu’il me soit permis d’en citer quelques passages.
« L’arabité est fondée sur l’expérience d’un homme né orphelin, analphabète et méprisé par les siens comme ‘abtar’ (incapable d’avoir un garçon), Mahomet est, au mépris et au sortir de l’arabisme, bédouin ou sédentaire, de la Jâhiliyya, le premier homme de l’arabité. Contre sa cité, où prévaut la loi du plus offrant, et contre toutes les tribus de la presqu’île arabique, où prévaut la loi du sang, versé et vengé, cet homme institue en s’expatriant une nouvelle cité où les liens ne sont plus du sang et de l’argent, mais un pacte de libre allégeance garanti par la foi. Tout le destin du monde arabe est ainsi engagé et commandé par ce point de départ de la première cité musulmane. »
Mohammed : le premier homme de l’arabité
Pour lui, « la mission de Mohammad Ibn Abdallah, faisant triompher en son temps les revendications des moustad’afîn », est un « défi aux juifs et aux chrétiens ». Car « l’Islam de Mahomet s’érige comme une revendication inflexible, non d’une race contre une autre, en l’espèce Ismaël contre Israël, mais bien comme la convocation de tous les enfants d’Abraham réunis sans exclusive dans un même destin communautaire. » Par conséquent, dans les temps modernes, « l’Islam aura toujours à contester et affronter la possession que les chrétiens, supplantant les juifs, prétendent faire de l’héritage abrahamique et messianique dans le cadre d’un vaste domaine colonial. »
Mais il rappelle aussi aux musulmans que cette même mission constitue avant tout « un défi perpétuel à la conscience de l’islam », car « ce que le Prophète a coulé dans les institutions propres à faire progresser les gens de sa génération, est à refaire en tout temps et par chaque génération. Le passage de l’arabité par une conversion politique du social, selon une inspiration religieuse déterminée, n’est pas un va-et-vient continuel entre le passé et le présent, mais un progrès continu d’étape en étape. »
S’adressant à sa communauté chrétienne arabe, il sera encore plus explicite : « Les chrétiens seront-ils arabes, avec les musulmans, en faisant abstraction de l’Islam, ou en reconnaissant sa légitimité, en épousant ses justes causes et en engageant, seulement au-delà, le seul dialogue où leurs consciences religieuses soient réellement affrontées, celui du Dieu de l’Évangile qui parle avec le Dieu du Coran et l’adjure de se faire reconnaître comme son Père en l’appelant mon Fils ? »
Et Moubarak de faire un rêve : « Le mépris de l’Occident rejette le juif ; la peur du monde arabe le refuse. Est-il concevable qu’une conscience arabe plus sûre d’elle-même accueille, à l’exclusion de tout occupant, les refusés et méprisés, pour faire avec eux un monde nouveau ? »
Une vision de la France
Signalons enfin un trait commun à Massignon et Moubarac : une vision de la France. Elle se traduit d’abord par une conviction chevillée au corps que la France, grâce à son histoire et son génie propre, peut – et par conséquent doit - jouer un rôle central dans cette transformation radicale des mentalités. Ayant collaboré avec lui au sein de l’Association « Chrétiens du monde arabe et leurs amis », je peux témoigner que Moubarak ne cessait de multiplier les interventions directes ou indirectes auprès des autorités civiles et religieuses afin qu’elles s’engagent, en fidélité à la politique gaulliste, dans une solution citoyenne aux drames libanais et palestinien.
Il est évident que la faillite de ce projet a porté un coup moral sévère, sinon fatal, à ses espoirs. Il s’en est ressenti jusqu’à sa mort prématurée. Cette vision de la France s’exprime aussi par l’amour qu’ils portent l’un et l’autre à la langue française. Remarquable, le style de Massignon rappelle, sous différents biais, celui limpide et poétique du philosophe Bergson, alors que le style de Moubarac tranche par sa puissance et sa richesse d’évocation.
Peut-être est-ce là une contamination du Diwan (1) incomparable de Hallaj !
Boutros Hallaq
Youakim Moubarak