Faire table commune avec des musulmans
est toujours heureux mais pas toujours
simple. L’expérience des uns et des autres.
La règle et les coutumes
Une chrétienne
Depuis une vingtaine d’années, je partage des repas avec des amis musulmans
et je me réjouis de cette convivialité. Je dois dire cependant
qu’il n’est pas toujours simple de savoir quelle sera la nourriture qui
leur convient tant il y a de disparité entre eux à propos de ce qui est licite et
illicite. Quelques exemples :
-Saad mange de tout, sauf du porc et il ne boit pas d’alcool mais il faut savoir
qu’il déteste le poisson. En revanche, il mange n’importe quelle viande qu’elle
soit ou non sacrifiée selon les rites musulmans.
-Rahma et quelques-unes de ses amies… ne mangent de rien ou presque : je
les ai invitées chez moi pour un goûter en prenant soin de faire moi-même
la pâtisserie (pour qu’elle ne contienne pas de levure de porc). J’étais sûre de
les satisfaire mais… elles m’ont demandé si j’avais pensé à laver les oeufs ;
comme je ne l’avais pas fait, elles n’ont rien mangé… sauf les figues que nous
sommes allées cueillir dans le jardin !
- L’ancien imam du Petit-Nanterre n’entre pas dans une pièce où il y a de
l’alcool. Quelle n’a pas été notre surprise à le voir rester à la porte quand il a
découvert qu’il y avait du vin sur la table… même s’il y avait aussi du cocacola.
- Mohammed ne mange que de la viande hallal mais en revanche il aime
bien le poisson. Il ne boit pas d’alcool mais il n’est pas gêné que l’on en boive
devant lui.
Il ne faut pas seulement connaître les règles alimentaires en islam mais être
intime avec chacun pour pouvoir partager la nourriture avec lui. Bien sûr,
aucun d’entre eux ne se plaindra mais, quand on invite quelqu’un, on espère
que ce repas sera un réel moment de partage… y compris de la nourriture.
Il n’est pas toujours simple pour un non-musulman de satisfaire ses hôtes
musulmans.
On peut connaître la règle générale et tomber sur des cas particuliers ! Cette
différence de comportements des musulmans envers la nourriture est-elle
nouvelle ?
Loi, coutumes
et interprétation...
Un musulman
Le Coran est très clair. Sont interdits : l’alcool,
le porc, les viandes d’animaux qui n’ont pas été
égorgés au Nom de Dieu, le sang et les bêtes déjà
mortes dont un fauve aurait pu se nourrir. Tout
le reste est licite. Voilà la règle pour tous les musulmans. À partir de là, deux
éléments peuvent jouer : l’interprétation de cette règle et les coutumes culturelles
qui ne sont pas toujours distinguées de la loi.
Sur les coutumes : j’ai connu l’imam du Petit-Nanterre. Il venait d’un village
proche de El Asnam en Algérie. Il ne parlait pas français. Probablement que
dans son village, il n’a jamais vu une bouteille de vin sur une table. Il n’a pas
su faire la distinction entre la règle religieuse (ne pas boire d’alcool) et ne pas
prendre place à une table où il y a du vin. C’est probablement pour la même
raison que les amies dont tu parles t’ont demandé si tu avais lavé les oeufs.
A propos de l’interprétation du Coran : les riches Saoudiens qui font des
voyages en France avec leurs femmes voilées des pieds à la tête mangent de
n’importe quelle viande, sauf du porc. Ils considèrent que ce qui a été interdit
est de manger de la viande qui a été immolée aux idoles. Or pour eux
la France – mais aussi l’Europe – est un pays chrétien donc aucune viande
ne peut y être immolée à des idoles. Ils ont le droit de manger la nourriture
« des gens du Livre » c’est-à-dire des juifs et des chrétiens. Ils ne prennent
pas acte que la France est devenue un pays laïque.
Un chrétien
Il me semble que le fait d’interpréter la règle dans un sens restrictif ne vient
pas seulement d’une culture ancestrale mais aussi d’une radicalisation actuelle.
Ce qui me gêne est que cette radicalisation ne concerne pas seulement
les musulmans mais que des musulmans tendent à imposer leurs propres
règles ou coutumes aux autres. Je suis libanais. Quand j’étais enfant, nous
pouvions aller dans n’importe quel restaurant. Même pendant le ramadan,
nous pouvions manger et boire tout ce que nous voulions. Aujourd’hui tous
les restaurants sont fermés pendant le ramadan et, en dehors de cette période,
il n’y a pratiquement plus personne qui ose présenter une carte des
vins. Même si le propriétaire est
chrétien et qu’il sait que tu es toi
aussi chrétien, il te dira qu’il n’a pas
de vin… probablement parce que
s’il disait qu’il en a, il perdrait ses clients musulmans. Je pense que beaucoup
de Français, même s’ils n’osent pas le dire, craignent que les musulmans en
viennent à nous imposer leurs propres manières de vivre.
Colonisation
et rencontre des cultures
Un autre chrétien
En France, on est bien loin de ce que tu décris du Liban. Cependant une fois
– mais une fois seulement – je suis entré pour déjeuner dans un restaurant à
Gennevilliers et quand j’ai demandé un verre de vin le serveur m’a dit qu’on
ne servait pas d’alcool. Effectivement, j’ai été surpris mais cette attitude est
très exceptionnelle.
Un musulman
Une certaine manière de vivre la religion aujourd’hui n’était pas celle de nos
parents. Quand j’étais gamin, nous pouvions rentrer dans n’importe quel
restaurant. On ne commandait pas de viande mais du poisson mais nous
n’étions pas gênés qu’on boive de l’alcool à la table d’à côté. Ce n’est plus
toujours vrai aujourd’hui. Mais ne nous hâtons pas d’en conclure que c’est le
signe que des comportements intégristes sont en progression. Peut-être est-ce
vrai en partie mais c’est aussi une question de mondialisation et d’ouvertures
des frontières.
Avant presque tous les musulmans
vivant en France venaient du
Maghreb. Ils avaient tous à peu près
la même manière de pratiquer l’islam,
les mêmes règles alimentaires. Par ailleurs,
tous ces immigrés venaient de pays colonisés ou anciennement colonisés.
Le fait qu’Européens et Nords africains se côtoient au pays avait
forgé des manières de vivre ensemble. Je ne crie pas « vive la colonisation »
mais je constate qu’elle avait eu pour conséquence d’apprendre à s’ajuster à la
culture les uns des autres. Français et Maghrébins étaient très liés par l’histoire.
Aujourd’hui, des musulmans viennent d’Afrique Noire, du Pakistan,
d’Afghanistan, etc., de pays qui n’ont eu aucun lien avec la France dans le
passé et dont la manière de vivre l’islam est très liée à leur culture. Tous ces
chocs font que, même nous les musulmans, nous ne sommes plus en phase
avec ce que nous avons connu dans le passé.
Un chrétien
Ce qui se passe au Liban n’a rien à voir avec un choc des cultures et je ne
lui vois pas d’autre explication qu’une radicalisation. Cependant, un mouvement inverse existe aussi. Je m’occupe d’une association d’accueil des réfugiés.
Ils viennent de pays qui n’ont pas de traditions culturelles communes
avec la France. Je constate chez eux deux tendances : il y a ceux qui veulent
sortir de ce carcan culturel qu’ils ont vécu dans leur pays et d’autres qui leur
reprochent de perdre leur identité ou d’être de mauvais musulmans. Entre
eux, la coexistence n’est pas toujours facile.
Un musulman
A propos de ces différentes règles alimentaires (et autres) qui circulent aujourd’hui
en France, il faut aussi considérer ce que recherche la personne
qui émet des fatwas. Ainsi une même personne peut émettre des fatwas
complètement différentes, avant et après qu’elle a obtenu un poste la mettant
en relation avec le pouvoir politique ou intellectuel français. Ces « intellectuels
» bien en cour ne sont pas des références pour la plupart des musulmans.
Ils font sourire.
Aujourd’hui la très grande majorité des musulmans suit la règle coranique
qui a été rappelée. Ceux qui vivent en France font tout à fait la différence
entre un pays laïque aujourd’hui et son histoire chrétienne. C’est pour cela
qu’ils ne consomment que de la viande hallal. Mais si demain il y avait des
abattoirs chrétiens, nous aurions le droit de consommer cette viande.
Les choix alimentaires et leurs fondements
Plusieurs chrétiens
À l’époque de nos grands-parents,
en France, la plupart des gens avait
le même menu : sauf si on était très
riche, on ne mangeait pas de la
viande tous les jours, le poulet du
dimanche était un luxe et le soir la soupe, accompagnée ou non d’un fruit,
suffisait. Mais aujourd’hui il n’en est plus du tout ainsi. La société nous
pousse à consommer toujours de plus en plus. Le fait de ne pas avoir les
moyens de manger de la viande tous les jours est devenu le signe d’une inégalité
à combattre. A l’inverse, de plus en plus nombreux sont ceux qui, au
nom de l’écologie, contestent cette société de consommation. Au sein d’une
même famille, certains sont végans, d’autres végétariens : il faut s’ajuster aux
uns et aux autres pour composer un menu. Par ailleurs les échanges ont été
facilités aussi à l’intérieur de l’Europe. Il n’est pas rare qu’un de nos enfants
se marie avec quelqu’un d’un autre pays européen. On se rend compte alors
que, même à l’intérieur de ce continent, les habitudes alimentaires sont très
différentes. Tous ces facteurs font que la différence entre les règles des musulmans
tend à n’être qu’une parmi d’autres. Nous avons tous à réapprendre
à faire table commune !
Un autre chrétien
Faire table commune avec tous
était bien la volonté de Jésus. Et
pour cela il a aboli tous les interdits
alimentaires. Il n’y a pas
pour nous d’aliments purs et d’autres impurs. Ces règles ont leur source
dans le judaïsme. Jésus les a radicalement contestées. Il a dit : « Ce n’est pas
ce qui entre dans la bouche qui rend l’homme impur ; mais ce qui sort de la
bouche, voilà ce qui rend l’homme impur. » Ce qui sort de sa bouche, c’està-
dire le mensonge, la méchanceté, l’hypocrisie, etc. Ceci n’est pas un petit
détail car, de s’être affronté ainsi aux chefs religieux, a valu la mort de Jésus.
À ce propos, je voudrais revenir sur ce qui a été dit sur des abattoirs chrétiens.
S’il n’y en a pas ce n’est pas seulement parce que nous respectons la
séparation de l’Église et de l’État. Même en période de chrétienté on ne peut
pas dire que les abattoirs étaient chrétiens. Personne n’a jamais immolé de
viande en invoquant le nom de Dieu comme vous le faites. Il n’y a jamais
eu d’abattoirs chrétiens et il n’y en aura jamais et ce pour des raisons qui
tiennent au fondement de notre propre religion. Le christianisme abolit
toutes ces lois. Une seule demeure : celle de l’hospitalité, de l’accueil de tout
autre qu’il soit ou non croyant. Personnellement nous pouvons manger de
tout mais nous avons à nous ajuster au désir de ceux qui nous font l’honneur
d’accepter une invitation à notre table.
Un musulman
Il est vrai que nos règles alimentaires proviennent du judaïsme. Pour nous
la nourriture casher est équivalente de hallal. Nous pouvons consommer
tous les produits casher. Cependant, nos règles ne sont pas autant contraignantes
que les leurs. Chaque année, la mairie organise un repas pour les
représentants des trois religions monothéistes. Elle veille à mettre du poisson
au menu mais le représentant du judaïsme n’en mange pas. Il se contente de
boire de l’eau et de manger des fruits. Nos règles, issues du judaïsme, ont été
refondées dans le Coran dans le sens d’un juste milieu.
Par ailleurs, le Prophète nous dit bien que toutes nos règles alimentaires ne
servent à rien si on laisse quelqu’un dehors mourir de faim.
Faire table commune
dans un espace laïque
Une non-croyante
N’étant pas croyante, je
n’ai pas de motif religieux
pour agir. Il n’en est pas
moins vrai que, lorsque
j’invite quelqu’un chez moi, je vais tout faire pour qu’il se sente bien et je
vais donc m’ajuster à son régime alimentaire. Mon fils est végan, quand il
vient je mange comme lui et je me réjouis que depuis toujours ce soit lui qui
ait fait la cuisine !!! Quand j’invite un ami musulman, je lui fais du poisson.
Cela ne pose pas plus de problème à une athée qu’à des croyants. Il suffit
d’être fondé dans un simple humanisme : quand j’invite des amis j’ai envie
qu’ils se sentent bien.
Les questions qui se posent entre un repas
à son domicile et le fait de pouvoir faire
table commune dans un espace laïque
sont très différentes. Je veux parler, par
exemple, des cantines scolaires : elles sont
à la charge de la municipalité dans les écoles maternelles et primaires. A
Gennevilliers, beaucoup d’enfants sont musulmans. Dans la mesure où les
chrétiens et les athées n’ont pas d’interdits alimentaires, fallait-il décider de
fournir les écoles en viande hallal pour que les enfants musulmans puissent
en manger ? Nous n’avons pas fait ce choix qui, pour nous, aurait signifié
une islamisation des cantines : un changement des coutumes alimentaires
du pays en fonction des impératifs d’une religion. Nous avons fait un choix
fondé sur la laïcité qui permet la coexistence entre personnes et religions
différentes sans qu’une s’impose sur les autres. Nous ne pouvions pas pour
autant laisser des enfants – pour qui ce repas à la cantine est parfois le seul de
la journée – se passer d’une nourriture équilibrée. Nous avons donc choisi,
pour le primaire, de fournir toujours deux plats au choix. Pour les maternelles,
c’est plus compliqué : l’âge des enfants ne leur permet pas toujours
d’être capables de choisir et il faut qu’ils apprennent à manger de tout…
même des légumes et pas seulement des sucreries !
Une musulmane
Cet espace non confessionnel qu’est la
cantine scolaire en primaire est très éducatif
pour nos enfants. Ils apprennent
à s’attabler avec des enfants qui ne
mangent pas comme ils l’ont toujours
fait à la maison. Ils découvrent les comportements des autres, même des
autres enfants musulmans. Mon fils un jour est rentré de l’école très étonné
d’avoir vu un de ses copains musulman manger de la viande. Ce fut l’occasion
de lui dire que chez nous, à la maison, on n’en mange pas mais que
d’autres le font. Les enfants apprennent ainsi – grâce à cet espace fondé sur
la laïcité – la tolérance.
En revanche, à la maternelle, du fait qu’il n’y ait pas de repas alternatif, c’est
plus compliqué pour des parents musulmans. Vous, comme nous, voulez apprendre
aux enfants à manger de tout pour prendre l’habitude d’une nourriture
équilibrée. Mais chez nous cet équilibre alimentaire doit respecter les
règles de l’islam. Nous devons donc aussi apprendre à nos enfants à manger
équilibré mais pas de tout… Pour ma part, tant que mes enfants ont été en
maternelle, j’ai préféré arrêter de travailler pour les nourrir à la maison. Je
craignais de les mettre dans une confusion entre le « tout » que l’école dit
de manger et le « tout » que disent les parents. Je craignais aussi que mes
enfants se sentent pris à l’intérieur d’un conflit entre l’autorité du maître et
celle des parents.
Les règles coraniques
ont-elles un fondement
écologique ?
Un chrétien
Nous parlions tout à l’heure des végans
et des végétariens. Leur manière de se
nourrir est fondée sur un respect de la
nature, du monde animal et de l’harmonie
à chercher entre les humains et l’univers
qui nous entoure. Les règles alimentaires
des musulmans ont-elles également une source autre qu’un impératif
coranique ?
Un musulman
A une époque de ma vie, je me suis révolté contre ces impératifs dont je ne
comprenais pas la raison. Puis j’ai cherché et j’ai découvert que le porc était
porteur de toutes sortes de maladies. J’ai compris alors que c’est pour nous
protéger que le Coran pose ces interdits.
Un autre musulman
L’abattage des animaux est très réglementé en islam. Outre la prière que
l’on fait, on ne doit pas tuer une bête à l’intérieur de son troupeau. Il faut
la mettre à l’écart, hors de la vue des autres. Celui qui la sacrifie doit cacher
le couteau pour ne pas l’effrayer. La viande ne nous est pas interdite mais il
nous est demandé de respecter le monde animal et de tout faire pour éviter
ce qui pourrait nuire inutilement aux animaux.
Une musulmane
Peut-être ces règles alimentaires ont-elles des raisons écologiques ou de santé
publique. Mais, personnellement, ce n’est pas pour cela que je les suis. Pour
moi, il suffit qu’elles aient été données par Dieu pour que j’ai le désir de m’y
soumettre, même si je n’en comprends pas la raison. Leur fondement est
d’abord religieux. Mais cela ne m’a jamais empêchée de partager un repas
avec des non-musulmans. Je n’ai jamais rencontré de problème : si on me
propose quelque chose d’interdit, discrètement je m’abstiens d’en prendre,
sans faire d’histoire. Selon mon expérience, quand on demeure bienveillant
et qu’on ne doute pas de la bienveillance de l’autre, tout ce qu’on fait – ou ne
fait pas - passe toujours très bien !
L’équipe des « Thés de Gennevilliers »