La relation de l’homme et de la femme prend une grande place, tant en islam qu’en christianisme. Blandine Pénicaud et Vincent Vidal-Naquet, deux historiens, ont décrit l’évolution de la relation sexuelle en France depuis un siècle. Le groupe chrétien « Dieu Maintenant » a lu ce livre et s’interroge sur les réactions des chrétiens face à ses changements.
L’Eglise perd son pouvoir
Le recul silencieux des interdits
Lorsque débute la guerre de 1914, une même morale s’impose dans la société. A une exception près – celle du divorce - c’est l’Eglise qui fait loi. Malgré les distances prises par rapport à l’influence des clercs, plus de 91% des Français sont baptisés et baignent encore dans une ambiance de chrétienté. L’adultère est interdit par la loi, les liaisons hors mariages sont considérées comme perverses. Les préservatifs ne peuvent faire l’objet d’une quelconque publicité. L’avortement est un crime et les homosexuels sont mis en prison. La rencontre de l’homme et de la femme ne peut avoir lieu que dans le mariage et doit viser à la reproduction.
Dans ce contexte se produit ce que les auteurs appellent « le recul silencieux des interdits ». Dès la guerre, un mouvement émancipateur se dessine. Les soldats, loin de leurs relations affectives, sont à la recherche d’un remède auprès des marraines de guerre et des infirmières ; les permissions sont, au moins pour les époux, l’occasion de découvrir que la sexualité est non seulement l’instrument de la reproduction mais le lieu de l’amour.
Après la guerre, la morale traditionnelle demeure mais l’esprit se modifie. On ne se marie plus seulement pour avoir des enfants ; on se marie par amour. Les comportements changent : la sexualité entre dans les conversations ; elle est liée au plaisir.
Le droit au plaisir
La fin de la seconde guerre mondiale marque un temps nouveau que les auteurs désignent par un titre suggestif : « Le droit au plaisir. » Après l’explosion dionysiaque de la Libération, une évolution se poursuit en trois directions.
A un niveau idéologique on assiste à un affrontement entre existentialistes et communistes. Les premiers militent pour une libération sexuelle, de la femme en particulier, prenant sa source dans l’individu. Juliette Greco en est la figure emblématique et Simone de Beauvoir lui donne une assise philosophique (Le Deuxième sexe ). Le droit à l’avortement y est revendiqué. A l’opposé, les communistes revendiquent une morale puritaine et combattent un individualisme qu’ils estiment démobilisateur.
A un niveau sociologique, on observe deux attitudes relativement contradictoires. D’un côté, apparaissent le flirt et les jeux d’un amour innocent. D’un autre côté on voit des œuvres subversives qui connaissent un franc succès. Le roman de Françoise Sagan Bonjour Tristesse (1954) évoque une relation sexuelle dont l’amour et la morale sont bannies. Des films mettent en scène des situations scabreuses. Vadim et Brigitte Bardot, par exemple, font sauter le tabou de la nudité et présentent des histoires où le sexe est la valeur primordiale.
Au niveau des sciences humaines, la psychanalyse, farouchement combattue par le communisme, remet en cause les valeurs familiales et la morale traditionnelle.
La révolution sexuelle
Au milieu des années 60 on franchit une troisième étape que le livre appelle « la révolution sexuelle ».
Elle est marquée d’abord par un combat pour la libération des femmes face au problème du préservatif et à celui de l’avortement. François Mitterrand, lors de la campagne présidentielle en 1967, promet l’abolition de la loi de 1920 qui interdit la publicité concernant les préservatifs. En réalité c’est un député de droite, Lucien Neuwirth, qui propose une loi ardemment contestée avant d’être votée. Elle sera bloquée jusqu’en 1972.
Au cours des années 70 la libéralisation de l’avortement est l’objet de revendications à la suite de Gisèle Halimi. La situation est devenue un réel fléau social et les mentalités profondément divisées. En témoigne le Manifeste des 343, dans le Nouvel Ob’s parmi lesquelles figurent les noms de personnalités importantes. « Les 343 salopes » à en croire Charlie-Hebdo. L’affaire retentissante de Marie Claire a remué l’opinion. Marie-Claire, une lycéenne de 16 ans, violée par un garçon de sa classe, se retrouve enceinte. Le recours à l’avortement la met en face de graves difficultés et fait l’objet d’un procès retentissant au tribunal de Bobigny suscitant des témoignages contradictoires et passionnés. Dans ce contexte prend naissance le Mouvement de Libération pour l’Avortement et la Contraception (MLAC).
Après le rejet par le Parlement d’un premier projet, Le Président Giscard d’Estaing confie à Simone Veil le soin de préparer une loi : présentée par la Droite, elle est en réalité votée par la gauche en 1974 avant d’être amendée en 79 et 83.
Par ailleurs, avec l’arrivée des babyboomers à l’âge adulte, un principe s’impose : « Jouissons sans entraves ! » La lecture de Reich ou Marcuse entraîne des conceptions et des pratiques nouvelles. En mai 68, les garçons de la cité U de Nanterre réclament le droit d’accéder aux logements des filles et les filles se montrent en minijupe.
Le rapport Simon, une étude sociologique réalisée en 70 et rendue publique en 72, manifeste la modification des comportements et la revendication des jeunes de pouvoir parler librement de la sexualité. Enfin « le tract Charpentier » qui décrit crument la vie amoureuse, est distribué dans les collèges de l’Essonne. Son auteur est sanctionné par l’ordre des médecins mais l’affaire pousse le ministère de l’Education Nationale à rendre obligatoire une initiation sexuelle dans les collèges et les lycées.
Autour de ces années de « révolution sexuelle » la société commence à s’intéresser à l’homosexualité. Une loi de juillet 1960 la réprimait et les psys se prétendaient capables de la guérir. En réalité on découvre la misère des gays et des lesbiennes à la recherche de relations honteuses, culpabilisantes et sans lendemain. De fait, les années 70 sont des années de revendications. Les premières initiatives en mai 68 avaient été un échec. Elles sont reprises avec vigueur autour de Guy Hocquenghem et se veulent révolutionnaires ; il faut changer les relations dans une société qui exclut et qui condamne ceux dont le profil est particulier. Le 21 janvier 1971, « les dossiers de l’écran » diffusaient une rencontre à la Mutualité autour de Ménie Grégoire avec deux médecins, un prêtre et un député. Le chahut de commandos homos a empêché la poursuite des débats.
En 1982, un texte voté à l’Assemblée met fin à la législation homophobe : l’homosexualité n’est plus un délit.
Ces événements imprègnent la société tout entière. Le monde culturel reflète cette invasion de la sexualité ; elle s’étale dans les films et les romans. La commission de censure, loin de condamner catégoriquement, atténue les mises en garde et les interdictions. Ménie Grégoire, sur Radio Luxembourg, anime une émission quotidienne où les auditrices interviennent nombreuses : sur les ondes sont diffusées les propos de femmes qui n’hésitent pas à dire crument leurs problèmes les plus intimes.
Les relations amoureuses réinventées
Une dernière étape qui conduit à notre époque s’intitule dans le livre « Les relations amoureuses réinventées ».
Sous ce titre, le livre évoque deux phénomènes contemporains. D’une part, les rencontres ne sont plus seulement occasionnées par le contexte social (relations familiales, université, milieu professionnel) mais sont de plus en plus souvent des réponses à des annonces lancées par des maisons spécialisées ou par internet. D’autre part, l’épidémie de sida a profondément modifié la condition des homosexuels. Si, dans un premier temps, ceux-ci ont refusé de se protéger, dans un second temps l’usage du préservatif se répand. Très vite la peur de la contagion a modifié les relations. Cessant d’être à l’affût de rencontres passagères, gays et lesbiennes en sont venus à vivre en couples stables. L’homosexualité devient alors un lieu d’expérience amoureuse entre les partenaires et de réflexion métaphysique : les conjoints se soutiennent devant les ravages du sida ; le regard sur leur condition se modifie, face au mystère de l’amour et de la mort. Le décès du philosophe Michel Foucault en est une manifestation. Dans la société la situation entraîne les diatribes de Jean-Marie Le Pen contre « les sidaïques ». Tout en créant des centres de dépistage gratuits et en autorisant la vente de seringues, le gouvernement modifie la loi de 1920 et lève l’interdiction concernant les préservatifs.
En mai 1999, dans un climat assez violent, est voté le Pacte Civil de Solidarité. En janvier 2013 une loi promulguant « le mariage pour tous » laisse ouverte la question de la filiation des couples homosexuels. C’est dans cette brèche que s’insère « La manif pour tous » avec comme slogan « un père et une mère pour chaque enfant ».
Le chrétien entre deux pouvoirs
Au fur et à mesure des évolutions qu’on vient d’évoquer, l’Eglise est intervenue soit pour rejoindre les déplacements opérés dans la société, soit pour les contester.
Lorsqu’entre les deux guerres, la morale cessait de se focaliser sur la reproduction pour honorer l’amour, le Pape Pie X, dans l’Encyclique Casti conubii, mettait le lien entre l’homme et la femme au-dessus du devoir de procréation. Les équipes Notre-Dame, sous cette impulsion, s’efforçaient d’aider les époux à voir dans leur union autre chose qu’un remède à la concupiscence mais un chemin d’authentique spiritualité. La psychanalyse était l’objet de vives contestations dans le monde communiste ; en revanche Pie XII a refusé de la condamner. Aujourd’hui le Pape François, sans porter atteinte à la morale catholique traditionnelle, se garde de condamner la morale nouvelle qui s’impose de plus en plus dans le monde occidental.
En revanche, la hiérarchie s’est efforcée de maintenir d’importants principes traditionnels : les déclarations pontificales se sont multipliées pour maintenir l’excommunication de ceux et celles qui recourent à l’avortement et pour interdire le recours au préservatif. Pour limiter les naissances, seule la méthode dite « des températures » est tolérée : on sait qu’elle n’est que modérément efficace. Un événement a fait grand bruit. Dans l’atmosphère de mai 68, le Pape Paul VI a publié une encyclique réprimant sévèrement l’usage de procédés non spécifiquement naturels (Humanae vitae). Certains médecins qui ne sont pas des anticléricaux considèrent que Jean-Paul II est un assassin : il a rappelé l’interdit pendant l’épidémie de Sida sans prendre conscience que, ce faisant, il conduisait à la mort ceux qui suivraient ses consignes.
Il faut bien reconnaître que ces oppositions manifestent une rivalité de pouvoir. L’Eglise perd son emprise sur les consciences dans un monde sécularisé.
Faut-il, pour autant, parler de libération sexuelle ? Ce serait oublier que la société aujourd’hui prend le relais de la hiérarchie catholique. Des instances laïques – médecine, psychanalyse, médias -modifient les comportements, suppriment des interdits pour en créer de nouveaux. Les croyants auraient tort de le regretter. De toute évidence, les mesures nouvelles ne sont pas systématiquement opposées au message évangélique. L’Eglise fermait les yeux sur la pédophilie alors que Jésus menaçait ceux qui scandalisent les enfants : sur ce point la sévérité des tribunaux laïques, aujourd’hui, est un progrès. La morale catholique est de type patriarcal : les droits de la femme, quoi qu’on en dise, sont inférieurs à ceux de l’homme. Accédera-t-elle un jour au presbytérat ? La société séculière promeut sa dignité : un baptisé devrait s’en réjouir.
Ainsi le chrétien se trouve désormais au rouet. A quel saint se vouer ? La question du préservatif a heurté la conscience catholique de Jean Foyer. Garde des Sceaux il a repoussé pendant tout son mandat l’application de le Loi Neuwirth. La loi sur l’avortement a suscité de vives contestations. Un mouvement a pris naissance sous l’égide du Professeur Lejeune (Laissez-les vivre), suscitant des chahuts désagréables aux portes des cliniques d’accouchement. Les « Associations Familiales Catholiques » l’ont rejoint pour organiser avec lui des manifestations spectaculaires contre la loi nouvelle.
En revanche des chrétiens ont pris le parti inverse. Par exemple, une catholique fervente, le Docteur Suzanne Lesueur, prit la défense du préservatif et, lors du procès de Bobigny, le Professeur Milliez affirma sa foi chrétienne au moment de défendre Marie-Claire et ses médecins.
Par-delà ces oppositions, les chrétiens sont invités à faire œuvre de discernement plutôt que de soumission ou de contestation. Ils ont à se souvenir que l’Evangile est un message d’amour. A ce titre, aucun baptisé ne peut considérer que la vie sexuelle n’a que peu d’importance. Grâce à elle l’amour peut vivre entre des personnes humaines mais l’amour ne se confond pas avec l’instinct. Ne parlons pas de maîtrise de soi mais de don de soi. « Jouissons sans entraves » : la formule a quelque chose de blasphématoire. Rappelons-nous que la relation entre personnes humaines est le lieu où Dieu nous rencontre ; notre corps est pour autrui une vraie parole où le désir de l’un rejoint celui de l’autre.
Christine Fontaine