En ces temps où la société française s’interroge sur les réformes entreprises par l’Education nationale,
ce témoignage d’un enseignant peut aider à
réfléchir ;
il permet de regarder la situation difficile dans les milieux où la transmission des connaissances
est plus problématique qu’ailleurs.
Le parcours de Zin Tayab
Tu habites à Villeneuve-la-Garenne et tu connais bien La Caravelle où tu passes souvent pour rendre des services à l’association ; tu es professeur de Maths.
Peux-tu nous décrire brièvement ton propre parcours et nous faire part de ton expérience d’enseignant ? A quels genres d’élèves as-tu à faire ?
J’ai commencé mes études au Maroc et j’ai fait un 3ème cycle de Physique à Jussieu. Pendant mes études, pour pouvoir payer ma chambre, j’ai donné quelques cours
particuliers. J’ai été vacataire pendant une quinzaine d’années ; maintenant je suis contractuel. Pendant longtemps j’ai enseigné dans des classes préparatoires.
Maintenant, j’enseigne les mathématiques en banlieue dans un lycée professionnel où j’ai à faire face à des jeunes comme j’en vois beaucoup ici à La Caravelle.
L’écart entre ces deux mondes est impressionnant. Jamais je n’aurais imaginé ce qu’est l’univers scolaire où je me trouve actuellement. J’enseigne aussi à Jussieu
où je prépare des étudiants au DAEU (Diplômes d’Accès aux Etudes Universitaires). J’y retrouve des adultes de 22 à 50 ans qui sont issus des mêmes milieux que
les jeunes auxquels j’ai affaire maintenant.
Qui sont ces jeunes que tu rencontres maintenant en lycée professionnel ?
Ce sont des jeunes (seconde, première et terminale) qui, au terme de leurs années de collège, ont été orientés, la plupart du temps contre leur gré.
On les appelle « les pros ». L’an dernier j’étais à Saint-Denis, tout à côté, avec des élèves destinés à faire de l’électro-technique ; c’était une classe d’une
trentaine de garçons et de quatre filles. Aujourd’hui, je suis dans le Val-de-Marne ; j’ai devant moi une trentaine de filles et trois ou quatre garçons. Les filles
sont destinées à des carrières paramédicales auprès des enfants ou auprès des vieillards dans des maisons de retraite. Les garçons travailleront dans des immeubles
et devront être capables de faire face aux diverses situations qu’on trouve dans les résidences ou les grands ensembles : gardiennage, entretien et état des lieux dans
les appartements.
Enseignant : un métier méprisable
Quels types de relations entretiens-tu avec les élèves ?
D’abord, il faut savoir qu’à leurs yeux, le métier d’enseignant est méprisable. De mon temps, nous admirions nos maîtres. Leur savoir nous impressionnait, aujourd’hui c’est fini. J’ajoute que les professeurs masculins sont, à leurs yeux, plus mal considérés que les professeurs féminins. Cela tient peut-être au fait qu’ils se sentent le besoin d’être protégés : une figure maternelle est plus rassurante.
Ceci dit, lorsqu’on se croise hors des cours, la rencontre est plutôt sympathique. On se salue gentiment et on échange quelques mots de façon amicale. Dès que je suis face à eux, en classe, le climat est tout autre. Je deviens à leurs yeux le représentant de ce qu’ils rejettent. Parce que je donne des ordres (« il faut... »), la relation devient agressive et l’heure pendant laquelle il faut travailler est difficilement supportable.
Peux-tu préciser ?
On mange en classe, par exemple ! Ils utilisent le portable et le SMS. Ils n’ont pas leur cahier. On passe au moins un quart d’heure à tenter de les mettre au travail. Il faut leur demander de sortir leur sac et le matériel nécessaire. On me répond « J’ai oublié » ou « Le chien a mangé le papier » ! Ce qu’ils avaient écrit la veille est perdu. Ce n’était qu’une feuille volante. Ils la laissent traîner dans la classe quand ils partent sans prendre soin de la garder. Quelle que soit la matière, rien de ce qu’on leur propose ne les intéresse, surtout en ce qui concerne les maths, le français et l’anglais. Ils considèrent que ce n’est pas lié au métier qu’ils sont destinés à exercer. Chose bizarre : ils ont des cours d’anglais auxquels, à en croire leur professeur, ils ne s’intéressent pas plus qu’aux maths. Pourtant ils connaissent toutes les chansons anglaises par cœur mais sans même chercher à comprendre ce qu’elles signifient.
J’avais une élève, l’année dernière, dans une classe où les garçons étaient majoritaires. Cette fille était sérieuse ; elle écoutait et elle voulait comprendre. Elle s’intéressait. Quand je posais une question à la classe, elle répondait. Et c’était mal vu par les autres. Autrefois on admirait les bons élèves capables de bien répondre aux questions. Aujourd’hui c’est l’inverse. On ricanait quand cette fille donnait la bonne réponse, on se moquait d’elle : « Ah ! C’est l’intellectuelle ! » Elle a fini par se refermer pour ne pas se couper du groupe. Heureusement, le Proviseur l’a réorientée autrement en fonction de ses capacités.
Les zéros se succèdent
Les jeudis, on a des contrôles. Le mardi précédent, je fais des exercices semblables à ceux que je leur donnerai le surlendemain. La moitié de la classe me rend une copie vide au point qu’il m’arrive de mettre moi-même le nom de l’élève sur la feuille blanche ! Les zéros se succèdent.
Que peut faire un professeur devant une fille qui sort rouge à lèvres et instruments de maquillage pour se farder devant une glace ? On peut lui dire ce que l’on veut, elle ne bouge pas. Elle vous rétorque : « J’ai décidé de faire esthéticienne ; ma mère refuse. Je fais ce que je veux ! ». Après quelques interventions, on est obligé de baisser les bras et de laisser faire pour tenter de reprendre le cours. On ne peut pas s’arrêter toutes les deux minutes et abandonner le reste de la classe. Le Conseiller Pédagogique d’Enseignement (CPE) ne peut pas intervenir chaque fois. Il est d’ailleurs plus prudent, pour cette fille, d’être en classe que de traîner dehors.
Il n’y a pas de système de sanction ? Vous ne pouvez pas prévenir les parents ?
On donne du travail à faire en-dehors des cours, chez eux, mais ils ne le font pas. Ils se fichent des sanctions. Rien ne leur fait peur. Je donne tous les jours des heures de colle mais ils ne viennent pas les faire. En réalité, face aux parents, ce sont eux qui exercent l’autorité. J’avais collé une fille. Elle a fait pression cinq fois sur la mère pour que je retire la punition. Je n’ai pas cédé mais on ne l’a pas vue le jour fixé.
Des situations familiales compliquées
Je me suis aperçu que la plupart des parents vivaient des situations conjugales compliquées. Une fille, dans une classe, avait mordu un garçon pendant un cours. Le CPE téléphone au père qui se trouvait dans le sud de la France. Dès qu’on lui a dit : « C’est au sujet de votre fille ! », il a raccroché.
De toutes les façons, les parents n’ont pas à s’inquiéter : leurs enfants auront leur diplôme à la fin des trois cycles qu’on appelle « Contrôle Continu de Formation » (CCF) et qui correspondent aux trois années (seconde, première, terminale). On ne sait plus ce que c’est que d’échouer. Une fille de ma classe, l’an dernier en seconde, avait 0,1 de moyenne en maths ; elle est en première maintenant. Une autre vient d’arriver, en plein milieu d’année, venue on ne sait d’où ; elle n’aura rien assimilé mais passera comme tous les autres dans la classe supérieure Il est vrai que le bac qu’on leur donne n’ouvre pas toutes les portes ; il débouche seulement sur un métier précis qui n’est pas celui qu’ils auraient choisi.
Y a-t-il de la violence dans les classes ou dans l’établissement ? L’histoire de cette jeune qui mord un garçon est-elle révélatrice d’un état d’esprit ? Te sens-tu
toi-même menacé ?
Des événements comme celui de cette fille ne se produisent pas tous les jours mais plusieurs fois dans l’année. On ne peut rien contre leurs auteurs : le rectorat interdit d’exclure ; on doit garder les indésirables jusqu’au terme des trois CCC. Il est vrai que le cadre scolaire les protège. Mais la violence verbale monte de plusieurs tons chaque année. La Proviseure nous explique, avec raison, que leur vocabulaire et leurs façons de parler ne doivent pas être nécessairement considérés comme de l’agressivité. Dire « Nique ta mère » n’a pas plus de portée que de dire, dans un autre milieu « Je ne suis pas vraiment d’accord avec ce que vous dites ». Jamais la moindre violence physique ne s’exerce contre nous, les enseignants, il faut le reconnaître. Mais le refus d’écouter, d’apprendre, de se soumettre aux règles élémentaires pour suivre un cours peut être considéré comme une forme de violence.
les stages se déroulent à merveille
Ce que tu décris ne semble pas fournir une formation précise particulière.
Il faut dire qu’ils ont des stages et que, dans ce cadre, tout se déroule à merveille la plupart du temps. A la fin de la première semaine, je téléphone à leurs tuteurs pour savoir comment cela se passe et, la dernière semaine, je vais les visiter sur le terrain. Là je suis souvent très agréablement surpris de leur comportement. Sur place, ils apprennent bien leur métier. La plupart du temps, ils sont avec des tout-petits ou dans des maisons de vieillards ; il faut changer les vêtements souillés ; pour ma part, je ferais cela avec dégoût mais eux font preuve d’une vraie délicatesse. Le directeur leur donne des consignes, par exemple de ne pas se servir du téléphone : ils respectent scrupuleusement ce qu’on leur demande.
Souvent, lorsqu’ils entrent dans la vie adulte, ils s’orientent vers des métiers d’animation. On le constate à La Caravelle ; des garçons qui ont suivi des parcours analogues à ceux dont je parle, sont employés par la Mairie au service des plus jeunes. Ils savent exercer l’autorité, se faire aisément obéir des enfants qu’on leur confie et les occuper intelligemment.
Rattraper
les occasions perdues
Même s’ils trouvent un débouché professionnel, leurs possibilités d’avenir ne sont-elles pas très limitées ?
Il est vrai que leur baccalauréat ne leur permet que très rarement de continuer des études. Mais je constate que certains arrivent à rattraper les occasions perdues. Les étudiants que je rencontre à Jussieu, dans le cadre de la préparation du Diplôme d’Accès aux Etudes Universitaires (DAEU) sont souvent des gens dont le passé est celui des lycéens que je rencontre aujourd’hui. A partir de l’âge de 22 ans ou après deux ans d’expérience de travail salarié, ils peuvent reprendre des études. En-dehors des cours, ils me racontent leur histoire d’adolescents et je n’ai pas de peine à les comprendre. Arrive le moment où ils se réveillent et ils franchissent la porte que l’Université leur ouvre. Ils ont à suivre des cours de Maths, Physique, Chimie, Français et Biologie. Pas de langue, pas d’Histoire ni de Philo mais ils atteignent le niveau du Bac S et toutes les possibilités universitaires leur sont offertes. Ils étaient rebelles au Lycée ; à l’âge adulte. Ils deviennent particulièrement sérieux. Tout a changé : ils écoutent attentivement, ils viennent régulièrement, même s’ils habitent loin et s’ils ont travaillé toute la journée. Ils ont un examen en fin d’année. On voit qu’ils tentent une aventure qu’ils ont décidée et pour laquelle ils ont payé une inscription assez chère ; ils sont motivés. Le diplôme n’est pas bradé : environ 50% des candidats sont reçus. Ils peuvent étaler la préparation sur trois ans.
Quelles réformes
envisager ?
Penses-tu que les difficultés que vous éprouvez, tes collègues et toi, pourraient être évitées ?
Je pense qu’il ne faudrait pas hésiter à éliminer les trois ou quatre éléments qui, dans une classe de 32 élèves, pervertissent l’ensemble. Il est des cas auxquels l’Education Nationale ne peut pas faire face. Ceux qui perturbent trop devraient être confiés à un autres ministère : celui des Affaires Sociales ou celui de la Santé, par exemple.
Je pense aussi que dans les Collèges, on devrait être plus attentif à l’orientation de ceux qu’on écarte de l’Enseignement général. Trop de nos élèves sont mis face à un avenir qu’ils ne veulent pas. On devrait pouvoir miser davantage sur leurs motivations. Peut-être faudrait-il inventer une année que j’appelle « année-tampon » au cours de laquelle ils prendraient le temps de mûrir un choix et où de vrais éducateurs sauraient les écouter, les éclairer et les accompagner.
Zin Tayab