Rencontrer l’islam
ou rencontrer des hommes et des femmes...
C’est en 1987 que l’évêque de Nanterre prenait conscience d’une forte présence maghrébine sur son diocèse ; il me confiait le soin de voir quels liens pouvaient se nouer entre les Communautés chrétiennes et les Communautés musulmanes. Un couple de laïcs, Joël et Hélène Mazoyer, acceptait de me rejoindre dans cette aventure alors inédite dans un diocèse de France. Ayant été, pendant de nombreuses années, au service de l’Algérie nouvelle, Joël et Hélène savaient que des chrétiens pouvaient trouver de vrais amis auprès des musulmans de leur entourage. Lors des premières années de notre aventure, nous tentions de rejoindre les mosquées. Nous provoquions la surprise la plupart du temps. Il arrivait qu’on nous ferme la porte au nez ; souvent on nous écoutait d’une façon courtoise, comme le demande le Coran mais pour mieux prendre ses distances. Parfois on nous conseillait de revenir : ils avaient besoin, me disaient-ils, de consulter quelques membres de leur communauté. L’accueil était long à se mettre en place mais l’exemple d’Asnières nous permettait de ne pas désespérer. L’église était dans la même rue que la mosquée et une belle amitié était née entre l’imam et un prêtre de la paroisse.
Je compris assez vite que l’islam n’était pas d’abord une institution. Rencontrer l’islam ne consistait pas seulement à nouer des contacts avec des responsables officiels dans des locaux de prière, ni à organiser des colloques islamochrétiens où des personnalités prestigieuses comparent les dogmes des uns et des autres, ni à mettre l’imam à côté du curé et du maire lors des fêtes officielles. La rencontre de l’islam s’implantant dans notre pays, avant de nous mettre en face d’une religion nouvelle, devrait faire découvrir des hommes et des femmes qui s’affirment musulmans. Qui sont-ils ? Où sont-ils ? On ne les voit pas et on ne les connaît guère sinon par les médias dont la parole alimente les peurs ; on les montre souvent comme des écornifleurs venant profiter des avantages sociaux et dérobant le travail des Français. En ces années où quelques chrétiens partaient en quête du dialogue, la presse écrite ou télévisuelle s’en donnait à cœur joie : un fait divers déclenchait une peur panique dans le pays. Deux adolescentes, au lycée de Creil, venaient au lycée avec un voile islamique ! La même année Salman Rushdie écrivait un roman (« Les versets sataniques ») qui déclenchait une Fatwa terrible : l’imam Khomeiny demandait à tout musulman, où qu’il soit, de traquer l’auteur et de le mettre à mort. Belle façon politique pour tenter de s’imposer dans l’ensemble du monde musulman. Belle occasion aussi, en Europe, pour qualifier l’islam de religion cruelle.
Cruels les musulmans de France ? Où sont-ils et qui sont-ils ? Je les ai découverts dans la fameuse cité de Nanterre construite sur les lieux du bidonville « Les Pâquerettes ». Manifestement la population maghrébine y était majoritaire. Deux évidences se sont imposées à moi.
Dans le monde des pauvres
Je découvrais des pauvres et c’est dans ce monde que, musulmans et chrétiens, nous sommes envoyés. Deux prêtres partageaient leur condition : Jean Guyon qui y prenait sa retraite et Robert Benassi qui venait du Diocèse d’Alger. La misère était grande : 25% de chômage. La drogue y faisait des ravages ; les overdoses étaient la première cause des décès et, bien sûr, elles touchaient les plus jeunes. En même temps, je découvrais aussi de quelle culture ils étaient porteurs. Nedjma, une Maghrébine, était responsable d’une association (« Nahda » qui signifie « renaissance »). Elle tentait de faire face à ce paradoxe : la beauté pouvait jaillir dans ce monde de pauvreté. Elle avait pu créer un salon de coiffure où elle fournissait du travail à plusieurs personnes et où les femmes de la cité aimaient se réunir et bavarder. D’autre part, elle faisait venir, chaque samedi, un groupe de musique arabo andalouse qui jouait des « qasidas » d’une grande beauté. Cette musique et ces poèmes mystiques, issus des périodes andalouses, faisaient merveille. Nedjma avait su également s’entourer d’un calligraphe de talent, Abdallah Akkar, dont les œuvres ne manquaient pas d’être exposées. Ces parias de la société devenaient fiers d’un patrimoine qu’ils pouvaient revendiquer. Ce dont j’ai vite pris conscience, c’est que ces œuvres belles étaient également un excellent instrument de dialogue interreligieux. Très souvent j’y menais des chrétiens, vite séduits par ces démonstrations esthétiques et n’hésitant plus, dans ce cadre, à rencontrer hommes ou femmes se revendiquant de l’islam.
C’est une intuition de ce genre qui a conduit « La Maison islamo chrétienne » à se lancer dans la formation de femmes au tissage. Là encore, il s’agissait de mettre les maghrébines d’une cité en rapport avec leur propre culture. Toutes avaient connu des mères ou des grands-mères sachant passer les fils de laine à travers les cordes d’un métier à tisser. Ne laissons pas perdre ce patrimoine : apprenons à ces femmes à tisser. Là aussi leur héritage culturel a révélé leur dignité. Bénévolement une ancienne directrice d’un atelier en Algérie est venue les initier aux méthodes des Gobelins. Elle réveillait aussi les méthodes de tissage berbère pratiquées au pays. Les tisserandes ont rencontré des artistes qui leur ont fourni des œuvres qu’elles ont transformées en belles tapisseries. « Je suis fière de toi », disait une adolescente à sa maman devenue tisserande professionnelle. On a organisé, à plusieurs reprises, des expositions de leurs œuvres : elles étaient admirées par des Français cultivés! Aujourd’hui, ces femmes sont au cœur de leur cité, animant un atelier d’arts du textile ; des chrétiennes viennent travailler avec elles, désireuses d’acquérir leurs méthodes. Les musulmanes qu’elles y rencontrent appartiennent à toutes les tendances de l’islam : salafistes, femmes voilées sobrement, d’autres tout-à-fait sécularisées mais entre elles, la relation est réellement fraternelle. « La beauté sauvera le monde » disait Dostoïevski. Cette conviction est la mienne. Lorsque la rencontre de l’autre conduit à admirer les œuvres qu’il produit, la relation est sauvée !
Au service d’une société plus juste
Ma deuxième conviction consiste à croire qu’il n’est pas de dialogue vrai entre musulmans ou chrétiens s’il ne conduit pas les uns et les autres à se mettre ensemble au service d’une société juste.
Ce qui a amené quelques musulmans et quelques chrétiens à lancer une association islamo chrétienne, c’est l’expérience qu’ils avaient vécue ensemble depuis quelques années. Eparpillés sur le département, ces personnes se réunissaient tous les ans pour préparer des « Journées » dites « départementales ». Chaque fois nous prenions comme thème un sujet de société, jusqu’au jour où Saâd Abssi, notre président aujourd’hui, proposait qu’on lance une association interreligieuse du type loi de 1901. Nous ne pouvions déposer nos statuts sans préciser le but que nous nous fixions. Deux tendances s’affirmaient pour trouver la bonne formule. Les uns suggéraient que nous organisions des rencontres où l’on pourrait connaître les énoncés religieux de chacune de nos religions. D’autres insistaient pour que notre souci commun soit l’avènement d’une société juste où les pauvres seraient arrachés à leur précarité, où les Droits de chacun seraient reconnus et d’où nul ne serait exclu. La deuxième tendance a prévalu. Très vite nous nous sommes retrouvés dans la « cité » alors la plus défavorisée du Département. Certes, dans les débuts, les principaux responsables se retrouvaient régulièrement autour du Coran et de l’Evangile et, chaque fois, ils terminaient la rencontre par la récitation du Notre Père et de la Fatiha. Mais au bout de quelques mois, au fur et à mesure que notre action se développait, cette pratique prenait fin. Cela signifie-t-il que nous nous sécularisions ? Cela signifie-t-il que nous en venions à négliger la foi de l’autre ? Je ne crois pas. Nous en prenions conscience en bien des occasions. La mort cruelle des moines de Tibhirine, par exemple, en 1996, nous avait conduits à organiser une belle célébration chez les Bénédictines de Vanves. A plusieurs reprises des couples mixtes voulant se marier se tournaient vers nous ; ensemble nous étions amenés à faire découvrir les exigences de l’amour.
Nous affirmons que Dieu parle
Un théologien a réfléchi sur le fait que « les hommes religieux » affirment s’appuyer sur une « Révélation », c’est-à-dire sur le fait que Dieu parle aux hommes. Mais parler est œuvre humaine. Il parle grâce aux langues dont nous usons. Comment affirmer que Dieu se soumet aux règles de grammaire ou au vocabulaire des langues hébraïque, grecque ou arabe ? N’est-ce pas cela que l’on appelle anthropomorphisme ? Les chrétiens et les juifs affirment que l’homme est à l’image de Dieu. En l’occurrence, en parlant de Révélation, ne risquons-nous pas de forger un Dieu à notre image ? A cette question, Guy Lafon répond qu’il faut comprendre que la Révélation est un fait de société puisqu’elle se produit à travers une langue humaine particulière « La révélation... n’est jamais sans l’histoire et la société dans laquelle des hommes, les hommes religieux, continuent à vivre en recevant cette histoire et cette société comme parole de Dieu. La parole de Dieu, le fait que Dieu parle, déborde toujours le champ, toujours partiel, où vivent de tels hommes. Mais l’histoire et la société des hommes ne sont pas parole de Dieu, ne sont pas reconnues comme tels, sans la profession de foi des hommes religieux. » Notre engagement commun au service de la société vérifie ces intuitions. Nous nous manifestons les uns aux autres comme croyants ; notre foi se situe dans une société qui est ce qu’elle est mais nous affirmons que Dieu y parle. La communication existe entre nous, musulmans et chrétiens, et nous comprenons que la reconnaître ensemble et la susciter maintient le travail d’un Dieu qui nous rejoint là où nous œuvrons. Musulmans et chrétiens nous avons les uns et les autres, dans chacune de nos religions, des moyens pour prier. Lorsque nous nous rencontrons, notre tâche, par-delà la prière, est d’unir nos efforts pour construire une cité où règne la justice. Nous pouvons rejoindre pour cela tous les agnostiques, poser des actes communs, travailler avec eux pour que justice se fasse et que chacun soit reconnu dans sa dignité. On comprend les paroles de Jésus, la Parole de Dieu pour les chrétiens. Si nous en croyons l’Evangile, où le trouverons-nous sinon dans la société, là où, se tournant les uns vers les autres, on nourrit ceux qui ont faim, où l’on donne à boire à ceux qui ont soif, où l’on accueille les étrangers, où l’on revêt ceux qui ont froid, où l’on prend soin des malades et où l’on apaise l’isolement des prisonniers en allant les visiter ? (Mat.25)
Qui possède la vérité ?
Une troisième conviction : nous avons, musulmans ou chrétiens, à nous libérer de l’illusion de posséder la vérité.
Lorsque les musulmans se tournent vers les juifs ou les chrétiens, ils ont, certes, un certain respect. En effet, ils sont persuadés que Moïse a transmis la Révélation de Dieu au peuple juif mais que celui-ci, de façon perfide, a modifié l’enseignement reçu. Jésus est venu pour rétablir la situation mais, à sa suite, les chrétiens, à leur tour, ont altéré le véritable Evangile. Le Coran prononcé par Dieu lui-même, énoncé par les lèvres du Prophète, réitère la Révélation donnée aux origines et rappelée par les différents prophètes précédant Mohammed ; le livre est la Parole définitive à recevoir. Autour du Prophète de l’islam, ceux et celles qui adhèrent à son message constituent une communauté religieuse particulière. Elles se considèrent, chacune, comme la religion achevée et, au nom de Dieu, elles se tournent vers les populations environnantes, portant sur les juifs et les chrétiens un regard le plus souvent respectueux, estimant que les portions de vérité contenues dans leurs livres leur donnent droit de cité. Mais ce regard est condescendant et, dans les sociétés qui s’islamisent, contrairement aux idolâtres qu’on élimine, on fait une place aux « Gens du Livre » par respect pour les miettes de vérité qu’on y trouve. En réalité, la place qu’on leur reconnaît est secondaire : ils ne sont pas citoyens à part entière mais des protégés (dhimmis). La foi, certes, conduit à faire l’histoire : on y reconnaît que Dieu parle, mais le fait de prétendre posséder la vérité fait un devoir de régler la vie en commun. Aujourd’hui, dans notre pays laïc, les musulmans ne peuvent prétendre régenter la cité mais il n’empêche qu’ils estiment encore détenir toute la vérité. Aussi, dans la mesure où ils se tournent vers les chrétiens, ils ne peuvent secrètement manquer d’éprouver à leur égard, un sentiment de supériorité.
Les chrétiens ne doivent pas oublier qu’ils ont le même comportement à l’égard des disciples du Coran. Nous nous ressemblons. Eux aussi, s’ils n’y prennent garde, risquent de ne respecter dans l’islam que ce qu’ils professent eux-mêmes.
On peut être reconnaissant au Concile Vatican II d’avoir invité l’Eglise à s’ouvrir à l’islam et de tenter de mettre fin à des siècles d’hostilité. Cependant on peut s’interroger sur les raisons de cette ouverture. Il nous faudrait admirer, dans la religion musulmane, les énoncés dogmatiques qu’on retrouve dans l’Eglise : l’existence d’un Dieu créateur qui a parlé aux hommes et dont il convient de faire la volonté, l’appartenance à la lignée d’Abraham, l’importance de Jésus qui, s’il n’est pas à leurs yeux, Fils de Dieu, est du moins présenté comme un saint et un prophète né d’une Vierge, Marie. Enfin, comme les membres de l’Eglise, l’islam affirme une fin de l’histoire où les hommes ressusciteront et seront jugés.
L’écho d’une souffrance
Autrement dit, une rencontre entre islam et christianisme n’est possible que dans la mesure où nous nous ressemblons. L’autre n’est plus l’autre mais un reflet de soi déformé. Les chrétiens voient dans ce que professe l’islam ce que les premières générations appelaient « des semences du Verbe » quand ils découvraient les sagesses païennes. Comme les musulmans nous en concèdent quelques miettes, les chrétiens concèdent à l’islam quelques graines de vérité.
« Mais qu’est-ce que la vérité ? » C’est la question que Pilate pose à Jésus lors de son procès ; il réagissait à ce propos en s’adressant à son juge: « Quiconque est de la vérité écoute ma voix ». Qu’est-ce qu’écouter sa voix ? Il prononçait ces mots à l’instant où loin d’être un roi au sens où Pilate l’entendait, il était l’homme faible, l’innocent sans défense qui serait bientôt bafoué par les soldats avant d’être cloué au gibet de la croix. Prêter l’oreille à ce qu’il dit, pour le chrétien que je suis, c’est entendre la souffrance qu’il traverse. Entendre sa voix aujourd’hui c’est écouter l’écho de cette souffrance à travers ceux qui ont faim et soif, les sans-abris qui ont froid les nuits d’hiver, les étrangers, Irakiens ou Syriens, qui frappent à nos frontières, que l’on expulse ou que l’on interne dans des camps de rétention. Musulmans et chrétiens se doivent d’être au coude à coude pour répondre à cet appel. Maladroitement « La Maison islamo chrétienne » tente de prêter l’oreille aux failles de la société. Là est la vérité qui nous réunit.
Qu’en est-il alors des dogmes auxquels nous tenons ? Devons-nous lâcher les énoncés auxquels nous sommes attachés pour réduire la vérité religieuse à un pur souci humanitaire ? Les musulmans doivent-ils lâcher la certitude que Jésus n’est pas mort sur la Croix et les chrétiens ne plus se soucier du Baptême ou de l’Eucharistie ? Bien sûr ce serait suicidaire. En réalité une religion naît lorsque, reconnaissant que Dieu se communique, des hommes adhèrent librement à la Révélation qui leur en est faite. Ce faisant ceux qui répondent aux appels de Dieu ont besoin de se reconnaître entre eux.
Ainsi naissent des énoncés et des rites qui font naître un ensemble nouveau que désigne le mot « religion ». Adhérer au message de Jésus est une entrée dans un corps social qu’on appelle l’Eglise (le mot signifie "rassemblement".) Les sacrements font de ceux qui adhèrent à elle, un vrai corps : « le Corps du Christ ». Les mots qu’ils prononcent ensemble – on les appelle des dogmes – leur permettent de se reconnaître entre eux. Dogmes et sacrements, en même temps qu’ils unissent les uns aux autres dans l’Eglise, sont le moyen de se relier au Tout-Autre. En islam, prononcer ce qu’on appelle la shaada fait un nouveau musulman. Le mot signifie étymologiquement « soumis ». Le musulman en effet, est conduit à se « soumettre » aux lois qui, selon lui, font entendre le désir que Dieu a de nous.
Amour et vérité
Qui a raison ? La question est mauvaise. En la posant on oublie que tout énoncé est traversé par son énonciation, c’est-à-dire par le fait qu’on s’adresse à quelqu’un. Il semble bien que Vatican II ait oublié cette dimension. En alignant les énoncés qu’on discerne chez les uns et les autres, on transforme la foi en savoir. Dans ces conditions ce qui est à connaître est chez nous et ce qu’on trouve chez autrui n’en est qu’un dégradé. Ce défaut certes existe aussi en islam ; il appelle une certaine conversion des uns et des autres. La comparaison entre nous entraîne une rivalité, l’histoire le montre, qui peut être dangereuse. Nos affirmations religieuses nous tournent dans des ensembles particuliers qu’on appelle des religions. Celles-ci sont différentes les unes par rapport aux autres. Considérons que ces distinctions sont la condition pour se respecter sans sombrer dans la confusion. Considérons aussi que la société où nous vivons non seulement permet la rencontre mais qu’elle a besoin de nous, chrétiens et musulmans, pour donner sa place à chacun.
En 2013, le Pape Benoît XVI avait, sans le vouloir, heurté le monde de l’islam. Dans ce cadre, 138 intellectuels musulmans avaient réagi en signant un texte qu’ils ont présenté comme « une parole prophétique ». Il affirmait, en citant le Coran, que le mot « amour » était celui qui nous était commun. Qui ne serait d’accord ? En ce cas, par-delà les énoncés qui nous distinguent, nous pouvons nous retrouver non seulement pour nous aimer mais pour aimer cette société qui fait de nous des voisins et où nous sommes invités à nous mettre ensemble au service de tous ceux que nous y rencontrons.
Michel Jondot
Images :
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