« Traité de l’Amour dans le Coran » : le docteur Ihsan Baadarani, un théologien musulman d’origine syrienne, a pris ces mots pour donner un titre à un ouvrage récent qu’il a rédigé avec son épouse, Nabegha Babili. Mohammed Benali l’a lu pour nous.
Un « traité de l’amour »
Les auteurs commencent par faire apparaître comment Celui qui est la source de l’amour se manifeste dans le Livre : L’amour est un va-et-vient entre Celui qui aime et le peuple qui est aimé : « Vous qui croyez…(sachez) que Dieu fera venir un peuple qu’Il aime et qui L’aime… Voilà la grâce de Dieu. » Ils présentent ensuite les croyants qui se tournent vers Lui : « Ceux que Dieu aime ». Ils sont comme « des oasis vertes et brillantes de vertus apparaissant dans les déserts sableux de la carence des hommes ». Une troisième partie décrit les caractéristiques de « Ceux que Dieu n’aime pas » et que la lecture du Livre fait apparaître : ce sont les mécréants, les injustes, les transgresseurs, les gaspilleurs, les traîtres, les corrupteurs, les orgueilleux, les réjouis, les arrogants-fanfarons.
A ces trois parties centrées sur Dieu en succèdent deux autres qui parlent de l’amour vécu par les hommes : il est d’abord question de « Ce que l’Homme aime ». Il s’agit de se faire l’écho des regrets de Dieu. Hélas ! Ceux qui ne croient pas cherchent les plaisirs immédiats de cette vie sans vouloir se rappeler la vie dernière plus délicieuse que celle-ci : « Il se peut que vous détestiez une chose qui soit le bien pour vous et … que vous aimiez une chose qui soit le mal pour vous. Dieu sait et vous ne savez pas » (Sourate 2,116). Après ce qu’aime l’homme, il convient de discerner, dans une nouvelle partie, « Ce que le croyant aime ». Celui-ci aime le pardon que Dieu lui accorde en sa miséricorde. Il aime donner aux pauvres, il donne de la nourriture sans chercher rétribution ni gratitude. Le croyant est ainsi conduit à une dépossession : lâcher ce qui tient à cœur. « Vous n’atteindrez la bonté vraie qu’en dépensant de ce que vous aimez. » (Sourate 3,92) A travers les épreuves, se livre un combat (jihad) et le triomphe qui en suit est l’objet à désirer et à aimer. Enfin le croyant se doit de ne pas aimer la médisance : « N’espionnez pas ! Ne méprisez pas » (Sourate 49,12).
Un dernier chapitre regroupe quelques textes difficiles à classer, des « mentions de l’amour dans le Coran ». L’une (Sourate 5, 128) fait allusion aux Juifs et aux chrétiens qui disent : « Nous sommes les Fils de Dieu et ses bien-aimés. » Une autre évoque une faveur accordée à Moïse : « J’ai lancé sur toi un amour de ma part » (Sourate 5, 27-39). Il faut remarquer deux passages où il est fait allusion à « l’affection » de Dieu :
- A ceux qui se repentent « le miséricordieux accordera de l’affection » (Sourate 11,90).
- On ne peut réduire Dieu à sa sévérité : « Certes, la rigueur de ton Seigneur est sévère. Il est celui qui crée et recrée. Il est longanime, le tout affectueux » (Sourate 5,12-16).
Il faut souligner la relation entre l’amour et la foi que fait apparaître l’expérience d’Abraham. « Je n’aime pas » revient à dire « je ne crois pas » : « (Abraham) dit : je n’aime pas ceux qui disparaissent » (Sourate 5,75-75).
Ces quelques paragraphes ne font qu’évoquer une analyse scientifique. Les auteurs dénombrent 83 passages où le mot « amour » et ses dérivés se retrouvent dans 74 versets étalés sur 29 sourates. Ce travail d’analyse se présente comme celui d’un astronome « qui sonde l’univers… il lui suffit – nous dit-on – de fixer le regard sur un point quelconque pour pouvoir parcourir tout le ciel » et entrer « au sein d’immenses galaxies ». Au cœur de cet univers, l’amour est présenté comme une force qui propulse les corps dans l’espace : « Sans l’amour divin, les bourgeons n’auraient su s’attacher à leurs branches dans la tempête… C’est l’amour qui est l’outil divin de maintien et de conservation de ces galaxies dont la consistance est réaffirmée par le verset : « Il n’appartient ni au soleil de rattraper la lune, ni à la nuit de devancer le jour, et chacun navigue dans son orbite » (Sourate 35,41).
« J’entends leurs plaintes d’amour pour moi »
A la lumière de ce livre, que dire de l’amour en islam ? Répondre à cette question aidera à comprendre la souffrance des musulmans de nos pays face aux déferlements de haine de Daesh et de tous les courants jihadistes.
D’abord, l’amour part de Dieu vers l’homme. Les noms qu’on attribue à Dieu – ses attributs – laissent entendre ce mouvement : Il est « miséricorde », « pardon », « amour », « affection ».
L’amour est un don, une grâce que Dieu accorde « à qui Il veut » : on ne peut l’exiger comme un droit. Il est gratuit. Mais il est aussi conditionnel : « Oui, le miséricordieux accordera son amour à ceux qui l’auront cru et qui auront accompli des œuvres bonnes » mais il ne peut être accordé à ceux qui transgressent ou refusent de croire. On entend parfois dire que le Coran est purement légaliste en ce sens qu’il exige l’obéissance et la soumission. En fait, soumission et obéissance sont deux manières de vivre qui, elles-mêmes, sont accordées par Dieu. Ainsi la vie du croyant baigne dans l’amour. Allah donne à qui Il veut de ne pas transgresser, d’être juste et de bien agir. C’est lui qui fait détester l’incrédulité, la perversité ou la désobéissance.
Ceux qui transgressent sont-ils laissés à leur triste sort, condamnés à l’enfer ? Loin de là. Deux thèmes importants traversent le Coran. Le Pardon et la repentance. Tous, justes ou pécheurs, sont invités à suivre sa volonté : « Suivez-moi, si vous aimez Dieu », dit le Prophète, « Dieu vous aimera et pardonnera vos péchés. Dieu est Celui qui pardonne ; Il est miséricordieux » (Sourate 3,31).
Au mouvement qui va de Dieu vers les hommes correspond le mouvement qui va du croyant vers Dieu. Il s’appelle « la foi ». Aimer Dieu c’est croire en Lui et croire en Lui, c’est l’aimer : « Ceux qui croient aiment Dieu intensément. » Aimer Dieu c’est aussi croire sans condition (intelligence, volonté, cœur). C’est aussi se soumettre à sa volonté telle qu’elle s’exprime dans la loi que le Coran révèle. Aimer Dieu, c’est encore aimer la foi elle-même. Aimer Dieu, enfin implique vigilance. Les capacités d’amour, chez les humains, risquent de les enfermer dans ce « bas-monde » : « Vous dévorez avec avidité les héritages ; vous aimez les richesses d’un amour sans bornes. Non ! Quand la terre sera réduite en poudre…ce jour-là on amènera la Géhenne » (Sourate 89, 19-23).
Ainsi, deux manières d’aimer traversent le cœur de l’homme face au monde dans lequel il vit.
D’une part, il s’agit d’un comportement égoïse comme celui qui vient d’être évoqué. Le Coran dénonce les amours jaloux ou adultères : une sourate est consacrée à l’histoire de Joseph vendu par ses frères. Ces derniers n’ont pas supporté que le Père préfère leur benjamin ; le livre saint condamne aussi l’attitude de la femme qui, en Egypte, tente vainement de le séduire. Des amours de ce genre détournent de Dieu : « L’amour des biens convoités est enjolivé aux hommes, tels sont les femmes, les enfants, les lourds amoncellements d’or et d’argent, les chevaux racés, le bétail, les terres cultivées » (Sourate 3,14).
D’autre part que penser des relations entre personnes dans une société ? Entre les époux, Dieu établit « amour et bonté ». Le croyant est invité à aimer ses proches. Selon le Coran, Le Prophète aurait dit un jour : « Aucun d’entre vous n’est un véritable croyant tant qu’il n’aimera pas pour son frère ce qu’il aime pour lui-même. » Mais que le croyant se méfie ! Ses amitiés ou ses amours ne sont rien si elles ne s’accompagnent pas d’une foi inébranlable en Dieu et dans l’Au-delà. Celui qui ne croit pas ne peut pas aimer sincèrement (Sourate 26,101).
On confond souvent la loi islamique, la Sharia, avec le texte du Coran. En réalité sur les 6236 versets du Livre Saint, peu nombreux sont ceux qui sont d’ordre législatif ; leur contenu, selon certains experts, se réduit aux cinq piliers. En revanche l’ensemble du texte peut être considéré comme un vrai « traité d’amour » pour reprendre l’expression du livre que nous avons évoqué. Les mystiques l’ont compris et cet amour a fait de grands poètes au fil des siècles. Prenons, comme un témoin parmi beaucoup d’autres, un musulman du 11ème siècle, philosophe, théologien, juriste. Ghazali ne pouvait manquer de chanter l’amour. Ces quelques mots de lui, cités ici, font bien entendre les accents de Dieu. Il fait dire à son Seigneur : « J’ai des serviteurs qui m’aiment et que j’aime, qui se souviennent de moi et dont je me souviens. Si tu suis leur chemin, je t’aimerai… A la tombée de la nuit et au moment où chaque amant est seul avec sa bien-aimée… j’entends leurs plaintes d’amour pour moi. »
« Une parole commune entre vous et nous »
Les auteurs du traité sur l’amour avaient souligné que le mouvement entre Dieu et son peuple comme celui des croyants entre eux est « un outil de maintien ». Cent-trente-huit personnalités musulmanes, voici dix ans, s’en sont servi pour maintenir une relation qui risquait d’être ébranlée. Benoît XVI, à l’Université de Ratisbonne, avait fait une conférence. Réfléchissant à partir d’un échange entre un empereur byzantin et un intellectuel musulman au 17ème siècle, le Pape avait eu une expression maladroite qui pouvait donner à penser que l’islam est violent. Pareils propos ébranlaient les bases d’un dialogue qui se raffermissait depuis plusieurs dizaines d’années : le recours au message d’amour du Coran a permis de sauver la situation.
« Ne faisons pas de nos différences une cause de haine et de querelles entre nous. » Ainsi ont parlé ces savants de l’islam en réaction aux paroles du Pape. Ils ont exprimé la crainte qu’une méfiance entre musulmans et chrétiens n’alimente la violence qui couve un peu partout sur la planète. Ils font valoir que musulmans et chrétiens constituent 55% de la population mondiale : l’union entre eux est un vrai facteur de paix en notre temps. Cette dimension interreligieuse suppose des sociétés qui respectent la liberté de chacun : « Nulle contrainte en religion ! » (Sourate 2,256). Il faut veiller, en effet, à ne pas se prendre « pour des maîtres en-dehors de Dieu ». Il est vrai que nous ne pourrons pas nous tourner les uns vers les autres si nous vivons dans des régimes où le premier devoir est de se soumettre à des maîtres : « Dieu interdit la tyrannie » (Sourate 16,90). Ces personnalités musulmanes prennent à leur compte l’impératif du Coran pour l’adresser aux juifs et aux chrétiens : « Ô gens des Ecritures ! Elevez-vous à une parole commune entre vous et nous » (Sourate 3,64).
Cette parole, les musulmans la trouvent dans le Coran : les auteurs du texte le montrent. Elle consiste d’abord à reconnaître l’Unicité de Dieu. Les croyants de l’islam récitent au moins dix-sept fois par jour une prière qu’on appelle « Fatiha ». Elle chante la louange de Dieu : « C’est toi que nous adorons ! » Puisque Dieu est l’Unique, il convient, en effet, d’avoir à son égard des sentiments qu’il faut bien se garder d’avoir à l’égard d’aucune autre créature. Il ne s’agit pas – les auteurs le montrent en multipliant les citations – d’un sentiment vague. Le Tout-puissant est plein d’amour pour le croyant : « Le Miséricordieux sera pour eux plein d’amour » (Sourate 19,96). En retour ce dernier est invité à porter à son Créateur un amour qui n’a rien à voir avec une vague émotion. Le vrai croyant s’engage de tout son être.
L’amour de Dieu s’accompagne nécessairement de l’amour du prochain : « Aucun d’entre vous n’est croyant tant que vous n’aimerez pas pour votre frère ce que vous aimez pour vous-mêmes. » La piété, en effet, consiste à « donner de son bien, quelque attachement qu’on lui porte, aux proches, aux orphelins, aux voyageurs, aux mendiants. La piété c’est aussi racheter les captifs, accomplir la prière, s’acquitter de l’aumône, demeurer fidèle à ses engagements » (Sourate 2,177).
Après avoir scruté le Coran, les auteurs rapportent les résultats de leur lecture de la Bible et de l’Evangile et constatent que la Révélation des Juifs et des chrétiens aboutit aux mêmes résultats. Il s’agit de donner le primat à l’amour de Dieu et, en un second temps, à l’amour du prochain. Les auteurs, bien sûr, citent le texte que les chrétiens connaissent bien et qui résume l’enseignement de la Torah et de l’Evangile : « Le Seigneur notre Dieu, le Seigneur est Un. Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ton intelligence et de toute ta force. C’est là le premier commandement. Le second lui est semblable : tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas de commandement plus grand que ceux-là » (Marc 12, 29-31)
Ainsi, promouvoir un amour pour l’Unique qui garde de s’incliner devant un pouvoir humain, élargir le cercle de nos relations humaines à l’intérieur d’une société, tel est le but de cette parole que Dieu nous adresse et qu’il faut prononcer en commun entre nous musulmans et chrétiens. Alors nous pourrons dépasser nos différences pour nous respecter.
Le texte termine par une citation qui pourra également servir de conclusion à cet article : « Nous t’avons révélé le Coran, expression de la pure Vérité, qui est venu confirmer les Ecritures antérieures et les préserver de toute altération. Juge donc entre eux d’après ce que Dieu avait révélé. Ne suis pas leurs passions, loin de la Vérité qui t’est parvenue. A chacun d’entre vous, Nous avons tracé un itinéraire et établi une ligne de conduite qui lui est propre. Et si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule et même communauté ; mais il a voulu vous éprouver pour voir l’usage que chaque communauté ferait de ce qu’Il lui a donné. Rivalisez donc d’efforts dans l’accomplissement des bonnes œuvres, car c’est vers Dieu que vous ferez retour et il vous éclairera alors sur l’origine de vos différences » (Sourate 5,48).
Mohammed Benali