Le cri syrien et le dieu perdu
Nibras Chehayed
"Droits homme... Dieu" Page d'accueil Nouveautés Contact

« Je me promenais sur un sentier avec deux amis – le soleil se couchait – Tout d’un coup le ciel devint rouge sang, je m’arrêtai, fatigué, et m’appuyai sur une clôture – il y avait du sang et des langues de feu au-dessus du fjord bleu noir de la ville – mes amis continuèrent et j’y restai, tremblant d’anxiété – et je sentis la nature traversée par un long cri infini... »

C’est par ces mots qu’en 1893, Edward Munch évoquait ce tableau bien connu, intitulé « Le Cri » et qui, sans doute, a inspiré ce texte de Nibras Chehayed, un ami syrien.

Le Cri

Un sentiment général de désespoir saisit certains parmi nous car le régime massacre sans retenue aucune et les perspectives politiques sont pratiquement bouchées. Beaucoup de jeunes gens sont poussés à la violence et la communauté internationale se joue de nous. Dieu lui-même s’est détourné de nous, m’a dit l’un de mes amis. Sur sa page facebook, Ishtar a écrit : Mon Dieu, pourquoi nous as-tu laissés à notre sort ? N’avons-nous pas passé notre vie à te chercher? Pourquoi ne nous trouves-tu pas ? Nous t’avons rejoint depuis l’enfance…nous avons été baptisés…nous avons lu la Fatiha…nous avons pleuré Hassan et Hussein…et tu ne nous as pas rejoints ».

« Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné? »

Précédant ce cri de deux mille ans, un Nazaréen crucifié sur une planche a crié à cette même époque de l’année - selon la foi chrétienne – : «Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné?  ». Certains réussirent à atténuer la dureté de ces paroles en interprétant un psaume qui s’ouvre sur ce cri et finit par s’en remettre à Dieu. Mais la référence à ce psaume, même si elle calme un peu l’angoisse de la question, ne peut retirer le cri de ces mots et ce qu’il exprime de désespoir et d’étonnement douloureux. Sortie de l’interprétation de la foi, la cruauté de ces paroles décuple et illustre la tragédie humaine dans un monde s’apparentant à l’absurde. Et le cri, quand il est interprété de manière plus radicale, peut exprimer ce que certains philosophes ont pu appeler « la mort de Dieu » pour désigner un ciel sourd au cri de l’Homme. D’autres théologiens et philosophes ont utilisé de manière figurée la notion de « mort de Dieu » pour désigner la mort de nos représentations anciennes de Dieu ou pour fondamentalement attribuer à Dieu la souffrance de l’Homme et sa mort.

De la dialectique de la douleur

Quelle que soit notre orientation religieuse ou philosophique, ces mots douloureux resteront un cri lancé à l’incompréhensible. Et en tant que cri, ces mots s’élèvent face à une situation dialectique qui exprime l’intensité de la douleur et ce faisant lui tient tête. En d’autres termes, le cri, en se faisant parole, transcende sa nature douloureuse pour devenir une expression de la douleur. Les Syriens renchérissent : un art, des slogans et des chansons! Ainsi, le cri évoque la vie intérieure de l’Homme dans toute sa nudité, loin de la parure ou de la décence. Mais, pour que la douleur se transforme en mots, elle domine le tourbillon des sentiments et lui barre la route afin qu’il ne devienne pas une bête sauvage ou un étranglement qui étouffe l’Homme dans l’ivresse du désespoir. Ainsi, pour la première fois, la Hama des années 80 s’est transformée, d’un cri brut dans la mémoire des Syriens en une révolte langagière jaillie de la douleur de la conscience et des recoins de la censure. En février dernier, ce cri devint, trente ans après le massacre, une expression visuelle, phonétique, écrite et communicationnelle qui extirpe de la douleur son absolu, son venin afin d’en faire une mémoire susceptible d’être guérie!

De la dialectique de la présence

Le cri que nous émettons pour dire la douleur et y résister à la fois, nous apparaît à un autre niveau dialectique, comme une adresse à Dieu l’interrogeant indirectement sur son silence : « O Dieu, accélère ta victoire, ô Dieu ». Certaines caricatures mettent en scène des personnages criant « O Dieu, il ne reste que nous, ô Dieu » puis « O Dieu, qu’es-tu devenu, ô Dieu ? ». Puis l’un conclut innocemment : « Que Dieu me pardonne mais c’était une manière de me défouler ». Cette injonction exprime ainsi la surprise devant un Dieu qui est présent dans la langue mais absent du domaine de la décision politique. Un Dieu qui n’empêche pas, comme nous l’aurions souhaité, ni l’injustice des agresseurs (au moins dans ce monde, pour celui qui croit à l’au delà) ni la mort des innocents et qui permet même aux tyrans de mourir le sourire aux lèvres. Le cri s’adresse à Dieu, reconnaissant d’une certaine façon sa présence, fut-elle uniquement linguistique, pour pointer la blessure de son absence existentielle. Ainsi, le cri dessine une nouvelle forme de présence qui ne nie pas l’absence mais la confirme. Et là, le cri, lorsqu’il prend conscience de sa nature, crée une nouvelle perception qui ne voit pas en Dieu « quelqu’un susceptible de régler les problèmes » mais, avant tout, une référence morale et parfois mystique, qui, par respect pour le devenir historique, s’extrait du registre politique (du moins directement), mais y reste présent sur le plan humain. Ainsi, le cri se révolte contre l’ordre du monde ancien, et nous met devant le gouffre de l’absence avec ce qu’il suppose d’angoisse et d’horizons créatifs.

De la dialectique du «blasphème»

La deuxième dialectique donne ici naissance à une troisième dialectique, car celui qui a lancé son cri vers Dieu est mort accusé de blasphème. Apres l’interrogatoire du Nazaréen, le Grand Prêtre a déchiré ses vêtements et dit : « Blasphème ! Qu’en pensez-vous ? ». Ils répondirent : « Il mérite la mort ». Ainsi, le Juste est mort en blasphémateur, car il n’entrait pas dans les stéréotypes religieux en cours à cette époque. Sa mort était donc une révolte contre l’absolutisme de la religion (sa mort eut ainsi une dimension théologique et une autre politique que je ne développerai pas ici). Le crieur qui a émergé des profondeurs du Nazaréen, a été accusé de blasphème et est mort maudit car il a annoncé un Dieu étrange qui croit en l’Homme libre et souffre par son peuple ! Ici, le cri d’Ishtar, notre cri, lorsqu’il prend conscience de lui-même, peut être une révolte contre la domination exercée sur la société par les structures religieuses, anciennes ou produites par ce que charrie la révolution. Une domination faite de résignation, d’ex communion, d’exclusion, d’obsession minoritaire et qui rumine son désespoir, condamnée qu’elle est à l’amertume du répétitif et à l’angoisse face à ce qui est nouveau.

La Révolution du Cri

Parce que ce cri ne vit pas de la force de la présence, mais de l’absence qui l’investit; parce qu’il se révolte contre la présence d’une douleur absolue incapable de s’exprimer, et contre la présence d’un «dieu» absolu qui marginalise l’Histoire; parce qu’il s’élève contre une forme absolue d’une religion qui ne parle que le langage de la peur et de l’intimidation, il est possible qu’une fois soumis à la rationalité, il puisse protéger la notion de justice de la logique de la vengeance. Car la vengeance aussi se construit sur la réalité d’une douleur absolue, incapable de s’exprimer autrement que par l’irruption de la violence, ou l’invocation, en cas d’impuissance, d’un Dieu qui rend la gifle par deux gifles afin d’assouvir la douleur. A l’inverse, la justice accepte un troisième médiateur, en donnant à la présence une certaine dimension de l‘absence. Ainsi, ce cri, une fois rationalisé, peut générer une révolution culturelle et sociétale, voire religieuse, susceptible de démanteler un jour certaines structures de cet absolu qui travaillent inconsciemment notre culture et notre langue au point de réduire l’Homme à sa part congrue. La réalité du cri, qui jaillit sous la forme du désespoir de la frustration, pourrait ainsi se métamorphoser en espoir, ou plutôt en foi en cette vie, que nous devons analyser, rationaliser et développer ensemble.

Nibras Chehayed


Retour au dossier "Droits de l'Homme Droits de Dieu" / Retour à la page d'accueil