Marianne Ziadé est psychanalyste ; elle milite également contre la violence dans la vie privée.
On me pose une question : que puis-je dire sur le corps en tant que psychanalyste ? Que pourrai-je dire à des non-psychanalystes sur le corps ?
Un jeu d’oppositions qui induit en erreur
Il est commun dans notre ère de civilisation occidentale marquée par une pensée scientifique post-Darwin, post-siècle-des-Lumières et post-20ème siècle industrialisation (et à l’aube d’une pensée ultra technologique du 21ème siècle où l’on évoque le Trans-humanisme avec un corps « transcendé » par l’électronique et l’informatique) d’opposer le corps au psychisme.
Laissons agir les métaphores et les métonymies, figures de style usuelles de nos pensées et de notre langage et les glissements de sens apparaissent, déformant la réalité :
Cette séparation entre le corps et le psychisme s’avère, en réalité, le support à bien d’autres oppositions. Le corps s’oppose à l’esprit comme « la tête aux jambes ». On en vient à opposer l’intelligence à la bêtise, l’éducation à l’ignorance, les riches éduqués au monde des pauvres ignorants; ou encore le spirituel au corporel, le bien au mal, etc. On en vient encore à opposer l’esprit à l’obscurantisme, la lumière à la noirceur, le ciel à la terre, le masculin au féminin, le supérieur à l’inférieur, le bien au mal. Les clivages s’installent, la parole ne circule plus, ce qui est lié devient antinomique, le corps asservi au langage.
Le corps aliéné
Glissement de sens, glisse, glisse… les images, les pensées, les croyances qui nous enferment, cloisonnent nos corps au fil du temps. Nos RE-présentations aliènent nos corps, le mien, le tien, celui du voisin, celui de l’étranger, celui du riche et du pauvre et même celui déshumanisé de l’Alien que j’imagine venant de l’Espace. Nos RE-présentations symboliques ou imaginaires vont aliéner les corps dans autant d’histoires, de fictions plus ou moins heureuses ou tragiques de la condition humaine.
Tel ou tel être humain, en raison de son sexe, masculin ou féminin ou bien encore ambigu et travesti, de son apparence physique : la couleur de la peau, sa taille, sa chevelure, sa santé, son handicap, chacun sera marqué, raconté, figé derrière un voile, en prison, sous le joug du plus fort, du « colon », de l’oppresseur, de l’opinion publique, manipulé, expédié au combat ou explosé en martyr, adulé, photographié, starisé, marchandisé, respecté, méprisé, présidentialisé, « jupitarisé »… En fonction des rapports de « corps à corps », des rapports de domination, les humains subissent les traces de l’histoire dans leurs corps, par leurs corps. Cela marque leurs relations sociales et affectives.
Le corps est parole
Le corps n’a pas de « parole » et pourtant il est parole.
Lacan dit que le corps est le lieu du « Parle-Etre » et non ce à quoi on voudrait le réduire : le « Paraître ».
Le corps est Mémoire, mémoire des histoires humaines et de leurs conditions au fil des époques et des lieux, mémoire de l’Origine.
Le corps détient le code, la trace de tout, depuis le début. Le corps parle le langage de la matière, inerte et vivante.
Le mystère du corps
Toute la connaissance et le mystère de la vie est écrit dans chaque cellule humaine dans un langage que nous tentons avec acharnement de décrypter au fond de nos éprouvettes, microscopes dans nos laboratoires de recherches scientifiques, dans nos questionnements philosophiques, dans nos quêtes religieuses, dans nos songes, dans nos rituels, dans nos arts.
Je suis née dans et, par mon corps, je vis. J’ai beau me croire supérieure à lui, par la pensée et par mon savoir, j’existe parce-que je suis incarnée dans ce corps sur Terre. De plus, aussi loin que je puisse observer l’espace, je suis seule dans l’immensité à « habiter mon corps » sur la planète Terre ! Je suis seule dans l’univers avec 7 milliards d’autres « moi », même si je suis unique de par mon histoire.
Suis-je maître de mon corps ? Est-il à mon service ? Je, la science, les médecins, la modernité, nous tous, nous croyons, nous pensons dominer ce modeste serviteur qui, plus est, présente bien des faiblesses et vulnérabilités, ne serait-ce que par sa condition mortelle !
Et pourtant il nous échappe, ce corps, finalement ÇA m’échappe, la vie traverse la mort.
Dans ce dialogue entre Moi, mon égo et mon corps, ce dernier finit par parler et même quand il ne dit mot, il détient des mystères plus grands que moi et que toute la connaissance humaine accumulée à ce jour.
Au plus profond de moi, si j’écoute mon corps, j’ai le sentiment, l’intuition du Divin dans la mesure où je sais écouter, regarder, prier, le vivant, l’écorce des arbres, le mouvement des animaux, le corps des humains ; si j’écoute mon corps je suis en contact avec le Divin, le spirituel, la source de vie en moi.
Pour un ou une chrétienne, les mots surgissent alors naturellement « Notre Père, Qui êtes aux Cieux comme sur la Terre, créateur de… »
Le corps aux yeux du psychanalyste
Bref, le corps pour un psychanalyste, c’est un peu le « Toi, toi, mon toi, mon TOUT, mon « Toi » (comme le chantait dans les années 80 la chanteuse Pop Niagara), c’est :
- Le corps physique, biologique, cellulaire, physiologique et fonctionnel « véhicul », organisme vivant fait pour s’adapter, survivre et transmettre la vie au-delà de la mort.
- Le corps « nommé » par mon père, ma mère, ma famille, mes ancêtres, mon pays, ma religion, mon histoire, mes migrations… un corps dans la culture, lié à l’espace et le temps où il vit, séjourne.
- Corps imaginaire, corps symbolique, le corps Réel est Autre, bien plus encore que tout cela et le reste.
Mon corps, ton corps me parle, te parle, lui parle et parfois il est le porte-parole.
Il permet la jouissance sur Terre, et, soit Lacan, soit Freud, qu’importe, disait qu’il existe deux ordres de jouissances pour que le désir s’exprime : « Jouir de vivre » ou « Jouir de mourir ».
Nous serions sages d’apprendre ou de réapprendre à écouter la parole du corps, c’est le lieu du Désir.
En tout cas, ce qui est tenté ou visé dans l’espace thérapeutique analytique c’est bien de libérer le vivant en chacun. Que le sujet puisse advenir libéré de toutes sortes d’entraves psycho-corporelles, de représentations familiales, personnelles, sociétales dans lesquelles il peut être figé, clivé depuis son premier souffle à sa naissance jusqu’au dernier.
Corps et esprit ne forment qu’un, et dialoguent en permanence, tant l’un incarne l’autre ou l’autre inspire l’un. Ce dialogue, tel une respiration, doit circuler.
Selon moi, la souffrance, la violence, la maladie sont autant de ruptures de ce dialogue divin !
Voilà maladroitement exprimées quelques-unes de mes croyances, de mes pensées qui guident ma pratique professionnelle !
Marianne Ziadé