Christine Fontaine a lu le beau livre de Fawzia Zouari, la romancière et l’essayiste bien connue. Elle en a fait le compte-rendu pour les cahiers de « La Maison islamo chrétienne ».
Un corps qui livre
ses secrets
Le corps de ma mère : L’auteure du livre s’interroge, aux chevets de sa mère mourante dans un hôpital de Tunis avec une affection contenue. « Maman a failli me priver d’études et me vouer à la réclusion. Elle m’a greffé la culpabilité dans la peau pour être partie à l’étranger alors que les femmes de mon pays ne traversaient pas la frontière. Et quand je touche mon corps, je le découvre encore cousu de ses peurs. Mais je ne peux pas lui en vouloir. Comme s’il y avait une fatalité chez les Arabes à absoudre les mères.»
La narratrice a passé son enfance dans un village, au Nord-Ouest de la Tunisie, sous l’œil sévère de Yamna, une mère soucieuse avant tout de protéger la virginité de ses filles. « Elle préférait les voir emportées par la tuberculose plutôt que déflorées avant l’heure. » Il fallait recourir à des pratiques magiques et les arracher très vite à l’école avant de les livrer, le moment venu, à celui qui leur était destiné.
Fawzia a pu, malgré Yamna, échapper à l’interdit, réussir à faire des études, échapper à la servitude de ce village d’Ebba et partir faire une belle carrière littéraire en France. Mais sa mère est demeurée murée dans le secret sans faire jamais la moindre confidence sur elle-même ; jamais elle n’a laissé voir son passé. Le livre commence lorsque celle-ci est étendue sur son lit d’hôpital, vivant ses dernières heures. C’est alors que ses filles, pour la première fois, avaient vu sa chevelure ! Le secret de Yamna, comme celui de toutes les femmes de sa génération, était comme enfermé dans leurs entrailles. Les mères, nous dit-on, se racontaient à leur progéniture pendant le temps de leur gestation et devenaient muettes au jour de l’accouchement. « Si l’on devait un jour mettre la main sur ma vérité, c’est dans ta poitrine qu’il faudrait fouiller » ; ainsi avait parlé Tounès la mère de Yamna. La maison où « la mère » s’enfermait était ensuite à l’image de son ventre : un lieu secret dont il ne fallait rien laisser percer de ce qui y était vécu.
Curieusement, le moment où ce corps était à la charnière de la vie et de la mort était celui aussi où se révélait ce que les lèvres avaient tu. La servante qui avait assisté Yamna au cours de ses dernières années apportait son témoignage et livrait les secrets qui lui avaient été confiés. On découvre alors avec stupeur que cette femme qui avait toujours caché ses sentiments, qui avait refusé le moindre geste de tendresse à l’égard de ses filles, loin d’être dépourvue d’affectivité avait appelé, après son veuvage, les caresses d’un voisin. Les sœurs se demandaient si leur mère avait aimé leur père tant elle cachait ses sentiments. Elles apprennent l’amour farouche de Yamna. Farès leur père avait formulé l’intention de prendre une concubine, comme c’était la coutume. La mère a su déjouer les projets du père tant il lui paraissait impossible de partager son amour avec qui que ce soit.
Les jalousies
des hommes
On découvre surtout que son existence était inséparable de la terre où elle avait vécu. Une fois déplacé, son corps avait déjà cessé de vivre. Lorsque ses enfants l’obligèrent à partir pour Tunis afin d’y être soignée, elle se replia sur elle-même, feignant de ne plus pouvoir réfléchir ni parler. En réalité, elle continuait à confier secrètement à Naïma, la fidèle servante, ce qu’elle avait vécu dans son village d’Ebba, au Nord-Ouest de la Tunisie, « un carré de verdure » qui ressemblait au « paradis décrit dans le Coran ». Les adultères y étaient monnaie courante et bien des hommes mariés étaient à l’affût des jeunes vierges. Les jalousies des hommes ne connaissaient pas de limite : on nous parle d’un certain Mustapha qui enfermait son épouse ; elle était empêchée de rencontrer qui que ce soit, au point que Mustapha avait refusé de prendre une concubine pour éviter que son épouse parle avec quelqu’un d’autre que lui-même. Les accouchements y étaient difficiles et de nombreuses mamans mouraient en couches. On venait consulter Yamna et elle communiquait ses recettes pour vaincre l’impuissance des hommes ou la sécheresse des femmes. Elle écoutait les lamentations des veuves qui se retrouvaient enceintes, selon elles sans avoir été touchées par un homme. Elle leur affirmait que l’enfant attendu s’était endormi en leur sein, après la mort de l’époux. Parce qu’elle savait protéger les jeunes filles, « la maison bruissait du froufrou des petites robes, des rires nerveux qui perçaient au milieu des psalmodies, des cœurs incrédules qui transparaissaient dans les yeux et fondaient parfois en larmes. Les adolescentes tournoyaient, avalaient avec dégoût le raisin maculé de sang et s’en allaient après avoir remercié Yamna, sans savoir exactement de quoi. »
Dans la lignée
des ancêtres
Naïma révèle à la narratrice la manière dont sa mère concevait ses origines. Du côté paternel, elle avait pour ancêtre la sœur de Noé, Charda ; miraculeusement transformée en hirondelle, elle avait échappé au roi qu’elle refusait d’épouser. Mais l’histoire des ancêtres du père de Yamna, Gadour, lui était inconnue. Toujours est-il qu’il s’agissait d’un coureur de jupons devant qui les jeunes filles perdaient leur virginité. Du côté maternel, on était fier d’un passé prestigieux remontant aux compagnons du Prophète. On descendait du cousin de ce dernier et on comptait un grand nombre de saints. A en croire Naïma, dans ce village où l’on cohabitait avec les djinns, la famille de Farès baignait dans un univers merveilleux. Sa belle-mère lui avait raconté la naissance miraculeuse d’un de ses garçons : « J’accouchais – lui racontait sa belle-mère – quand une main jeta dans le ciel des constellations si nettes et si intenses que j’entendis le bruit de leurs scintillements comme dans un jeu d’osselets. Lorsque mon bébé ouvrit les yeux, le ciel se vida de ses astres. Amor venait d’aspirer toutes les étoiles. »
Ce village que Yamna ne pouvait quitter à moins de se perdre jusqu’à en mourir, était pris dans une histoire qui, elle aussi, marquait les corps. Un Français, sans doute un ingénieur de la SNCF, Monsieur Joiffre, avait élu domicile à Ebba. Son arrivée a coïncidé avec celle du train qui passait non loin du village. On se méfiait de lui et pourtant sa présence a séduit l’oncle Béchir qui se mit à son école. Un jour Farès son époux tomba malade. Les recettes traditionnelles pour soigner s’avéraient inefficaces ; le Français lui administra deux cachets qui firent miracle. Depuis ce jour, l’époux de Yamna se mit à collectionner tous les médicaments qu’il put trouver et à en remplir un sac qu’il portait toujours avec lui comme un talisman. La mère de Faouzia, de son côté, connaissait mille recettes pour soigner ses enfants. Pourtant elle fut ébranlée lorsque Raouf, son fils, fut pris d’une fièvre qu’elle ne réussissait pas à écarter. « Elle eut beau envelopper le crâne de l’enfant de purée de courgette et saigner son front, la fièvre ne baissait pas et la toux augmentait de plus belle. » L’oncle Béchir appela Monsieur Joiffre qui examina l’enfant comme l’aurait fait un vrai médecin ; il lui fit absorber une sorte de poudre blanche qui le remit sur pieds. La maîtresse du logis avait observé la manœuvre du Français. Elle en avait été ébranlée mais s’était juré de ne jamais faire appel pour elle-même à la médecine introduite par la modernité et qu’elle craignait comme le diable. Lorsqu’à l’hôpital de Tunis où on la transporta à sa dernière extrémité et lorsqu’elle fut mise entre les mains des médecins, elle n’était déjà plus elle-même. D’emblée, Fawzia sa fille, devant sa chevelure découverte, ne pouvait plus tout-à-fait reconnaître sa mère.
La manière
de vêtir son corps
Un immense changement s’était produit quelques temps après l’arrivée du train : Monsieur Joiffre avait proposé qu’on construise une école. Cela modifiait l’évolution des jeunes : scolarisés, ils changeaient de monde. La manière de couvrir son corps rendait visible ce déplacement. Admirée jadis, dans son village, pour sa manière de se vêtir, arrivant à Tunis elle appelle tous les regards tant son accoutrement tranche avec celui de ses filles qui sont instruites. Vêtue « de tee-shirt et de jean », Fawzia se déplaçant dans les rues de la grande ville avec sa mère, constate qu’« une foule ravie l’entourait. » « Les bourgeois se penchaient sur elle avec la vénération due aux dépouilles des ancêtres. Les intellectuels attablés aux terrasses de l’avenue Bourguiba la considéraient en songeant que de tels vestiges de l’Histoire ne figuraient plus que dans les livres des ethnologues européens ! Maman avançait comme les reines berbères, indifférente à la curiosité que soulevaient les pans de son costume traditionnel. »
Le village d’Ebba est en terre musulmane. Il avait sa mosquée où trente gamins venaient s’asseoir traçant « l’alphabet des sourates dont ils ne comprenaient pas un mot ». Il avait son imam qui tenait des propos assez misogynes que l’entourage de Yamna ne supportait guère. « Personne ne me convaincra – disait sa belle-mère - que les filles ont le déshonneur collé au corps, encore moins qu’elles nourrissent en leur sein le scandale comme le prétend l’imam dans ses prêches, nous accusant, nous les femmes, de manquer de raison et de foi, d’être enduites de la salive du Diable, menteuses et rusées, malveillantes et je ne sais quelles autres sornettes. » La piété n’était pas très orthodoxe et quand on nous montre Yamna en train de prier c’est, à l’écart de la mosquée, en un lieu où, plutôt que de vénérer Dieu, on implore des personnages disparus, considérés comme des saints. Mais qu’importe : pour être particulier, ce village n’en a pas moins une dimension universelle. En terre musulmane, chrétienne ou païenne, aux siècles passés comme en nos temps modernes, la vie humaine est conditionnée par sa condition charnelle. Nos corps naissent et meurent, ils traversent la maladie ; ils sont le lieu où l’homme et la femme se rencontrent et le moyen d’incarner la diversité de nos cultures.
Christine Fontaine