Cheikh Ali Ahmed est imam à la mosquée d’Asnières.
Le docteur Mohammed Bachir, chirurgien, est chef de service dans un hôpital de province.
Tous deux sont experts en sciences islamiques.
Christine Fontaine et Michel Jondot sont allés les interviewer.
Le docteur Bachir, face à nos questions,
interrogeait d’abord le cheikh qui ne parle qu’arabe.
Il est difficile de distinguer dans les réponses ce qui vient de l’un et ce qui vient de l’autre.
Manifestement l’accord entre eux était total.
Dieu, le Juste par excellence
Quelle est la signification de la souffrance en Islam ?
Je distinguerais trois significations.
La souffrance peut être un remède. Dieu voit les fautes qu’on a commises et il a pitié du croyant qui souffre de ses péchés et qui, de ce fait, s’est éloigné de Dieu. Celui-ci envoie la souffrance : si le serviteur accepte ce qui lui arrive, le mal qu’il a fait sera effacé.
La souffrance peut aussi être un bienfait que Dieu accorde à ses créatures. Pourquoi les prophètes ont-ils souffert ? Pourquoi des innocents souffrent-ils ? Dieu les met à l’épreuve pour qu’ils grandissent en spiritualité. S’ils sont patients devant le mal qu’ils subissent, ils s’élèvent spirituellement. Les situations au Paradis seront différentes selon ce qu’aura été ici-bas la qualité de vie des uns et des autres. Certains auront mérité d’être tout près de Dieu ou tout près de ceux qu’ils ont aimés sur terre. D’autres seront mis plus loin, à l’écart.
La souffrance, enfin, peut être une punition. Dieu est le juste par excellence et chacun paie pour ses fautes. Il peut s’agir de fautes personnelles ; il peut s’agir aussi de complicité tacite avec des situations collectives mauvaises. Mais chacun est châtié en fonction de ses propres responsabilités. L’histoire de Noé est instructive à cet égard. Il avait prêché pendant 130 ans et n’avait été écouté que par un tout petit nombre de personnes. Le Déluge est arrivé comme un châtiment collectif, engloutissant tous ceux qui étaient restés sourds à la prédication. Mais Dieu avait prévenu le Prophète, lui demandant de mettre les innocents à l’abri du cataclysme. Les foules ont été englouties mais chacun de ceux qui ont péri payait pour ses propres fautes.
Il faut bien reconnaître que la faute commise par les uns peut faire souffrir les autres. Si une épouse, par exemple, trompe son mari ce dernier souffrira
du comportement de sa femme.
Si ce mari vient à souffrir c’est que peut-être quelque part il a failli lui-même. Nous ne savons pas ce qu’il y a au fond de chacun en vérité. Dans une sourate (« La grotte »), on voit Moïse suivre un homme d’une grande piété censé connaître les secrets de Dieu. A un moment donné, on voit ce dernier donner la mort à un enfant. Moïse s’étonne et l’homme de Dieu lui explique que si cet enfant avait vécu, il aurait été la source de grands maux. Ce récit du Coran est comme une fenêtre à partir de laquelle on nous permet de regarder l’inconnaissable. Il faut lire ce passage pour comprendre ce que ressent le musulman devant l’inconnaissable.
Ce qui arrive est une épreuve
Il faut aussi avoir dans l’esprit l’objectif de Dieu dans la création de l’homme. Deux sourates seraient à citer : « L’araignée » et « L’aube ». Tout ce qui arrive à l’homme est une épreuve, que ce soit un événement heureux ou un malheur. Si Dieu envoie la richesse à quelqu’un celui-ci peut mettre sa fortune au service des plus démunis ; il peut aussi se vautrer dans le mal. Quand Dieu envoie le bonheur à un homme, celui-ci songe-t-il à remercier ? S’il oublie de le faire il aura échoué et se sera écarté de son créateur. Celui qui souffre va-t-il patienter devant le mal ? Si c’est le cas, Dieu se rapproche de lui.
Tu es médecin ; tu vas au secours de celui qui souffre avec ta compétence. Comment peux-tu concilier la volonté de Dieu qui envoie la maladie pour mettre à
l’épreuve et ta volonté de le soigner ?
Là encore, il faut bien comprendre l’objectif de Dieu dans la création : « Nous vous avons créés pour être des épreuves les uns pour les autres ». Chacun est une épreuve pour autrui. Le plus fort est éprouvé par le plus faible et le plus faible est éprouvé par le plus fort. Le riche est éprouvé par le pauvre et le pauvre est éprouvé par le riche.
Moi qui suis médecin, je suis éprouvé par celui qui est malade. Dieu verra comment je vais réagir. Est-ce que je vais apporter les soins qui sont à prodiguer ou non ? Il peut y avoir deux médecins : l’un croyant et l’autre agnostique. Ils vont apporter les mêmes soins, ils obtiendront les mêmes résultats mais les intentions sont différentes. Pour ma part, je fais mon travail comme une prière. En me penchant sur le malade, je m’approche de Dieu et je ne peux pas tricher le moins du monde dans les soins que je vais apporter. A la différence de mon confrère non-religieux, je sais que le malade est dans l’une des trois positions que j’évoquais tout-à-l’heure. Laquelle ? Je n’ai pas à le savoir. Je sais que je suis pour lui une épreuve. Il s’interroge : « Serai-je bien pris en charge ? », « Peut-il me guérir ? ». Il est une épreuve pour moi aussi. Cette personne m’est confiée par Dieu : il devient pour moi une mosquée ; à mes yeux, il a la même importance que La Mecque. Quand je prie, je me dirige vers La Mecque et, à l’heure de la prière rituelle, je vais à la mosquée. Mon malade alors devient irremplaçable à mes yeux. Il me permet de prier Dieu.
Si le malade est croyant, il va prier Dieu par mon intermédiaire ; réciproquement le médecin croyant va prier par l’intermédiaire du malade. Ils sont éprouvés l’un par l’autre.
Si c’est la volonté de Dieu qu’il soit malade et mis à l’épreuve, pourquoi interviens-tu ?
Si quelqu’un tombe dans le coma sans que personne ne soit près de lui, il va mourir, c’est la volonté de Dieu. Si quelqu’un tombe dans le coma alors que le SAMU arrive, il sera sauvé. Les deux auront eu la même maladie. Pour l’un Dieu aura voulu qu’un médecin soit présent et pour l’autre Il aura voulu qu’il meure. Si un médecin est là c’est que Dieu aura voulu qu’on intervienne.
L'importance de l'intention
Tu viens de faire allusion au SAMU. Si le Samu a pu se déplacer auprès d’une personne accidentée, c’est parce que la société s’est équipée pour faire face à de telles
éventualités. Si tu peux soigner des malades à l’hôpital c’est parce qu’un budget a été établi pour qu’il puisse fonctionner. Faire face à la maladie, dans une société,
est un acte politique. Comment le Coran se situe-t-il par rapport à cette prise en considération de la souffrance au niveau d’une société ?
Chaque acte, bien sûr, peut avoir plusieurs dimensions : politique, sociale, culturelle…Mais l’important est l’acte posé et l’intention qui est à sa racine. Qu’il fasse partie d’une famille politique ou non, qu’il soit membre du gouvernement ou simple citoyen, qu’il soit médecin ou infirmier, lorsqu’un acte est posé, il faut considérer l’intention de celui qui le pose. Quand on organise une structure sanitaire ou humanitaire, tout démarre de l’intention de la personne ou des personnes qui constituent un groupe. Si chacun agit pour satisfaire Dieu et suivre ses préceptes, il réussira dans l’autre vie même s’il échoue dans ses projets ici-bas. Si l’homme construit un hôpital par obéissance à Dieu, sa réussite n’est pas d’abord au niveau de la société d’ici-bas mais dans l’au-delà. L’action politique, si elle repose sur l’intention de faire la volonté de Dieu, est une prière tout comme l’engagement social.
Dieu a ses secrets
Indépendamment des personnes qui posent des actes, aujourd’hui tout est pris dans le système financier. Celui-ci aboutit à ce que naître en certains pays est un malheur alors que naître en Europe est un privilège. Ce système ne découle pas d’une intention qu’on peut localiser avec précision. Il n’est pas non plus voulu par Dieu…
Ce que nous disions au sujet des rencontres entre personnes vaut également pour les rencontres entre pays. Un riche face à un pauvre est à l’épreuve. De même les pays riches sont éprouvés par les pays pauvres et réciproquement. Mais pourquoi naît-on dans un pays pauvre plutôt que dans un pays riche ? Cette question n’est plus celle de la souffrance mais de l’inconnaissable. Dieu a ses secrets.
Cette disparité face à la souffrance peut être considérée comme une épreuve ou comme une punition. On ne sait pas dans quelle catégorie nous nous trouvons. Dieu veut-il effacer nos péchés, nous punir ou nous élever spirituellement ? Je pense que la sourate « La Caverne » nous donne le secret de la vie : elle répond à toutes nos questions.
La volonté de Dieu
Quand ton pays, l’Algérie, était sous la domination française, des musulmans ont résisté. Ils voyaient bien que ce n’était pas la volonté de Dieu que
la France les écrase sous son pouvoir…
Le mot « volonté », à propos de Dieu peut avoir deux sens. Il peut signifier le souhait qu’une chose soit et dans ce cas ce que Dieu veut se réalise. Quand il a voulu créer l’être humain, il a suffi d’une parole : « Qu’il soit ! ». Dans un autre sens, la volonté de Dieu peut consister à laisser faire, à autoriser ce que l’homme réalise. Le Seigneur lui laisse la possibilité de choisir mais l’homme ne peut rien faire sans que Dieu l’y autorise. Nous sommes à l’origine de certaines situations malheureuses ; Dieu sait, en nous laissant faire, où nous aboutirons. Il y va de Dieu comme d’un constructeur de voitures. Ce dernier sait bien qu’au bout d’un certain temps le filtre à air va casser et pourtant il laisse les ouvriers construire l’engin. Il avertit l’acheteur qu’il devra changer en temps voulu la pièce en question. S’il n’écoute pas les conseils du fabricant, il ressemble à celui qui n’écoute pas les prescriptions que le Créateur donne par les Prophètes.
Devant la souffrance est-il concevable qu’un musulman se révolte ?
Il faut faire la différence entre musulman et croyant. On peut être musulman sans être croyant. Qu’un non-croyant se révolte, on peut le concevoir.
Mais un croyant ne se révoltera pas. Celui qui croit voit la vie dans sa réalité, telle que Dieu la décrit et non telle que la voient nos yeux humains. Plus on connaît Dieu moins on risque de se révolter. On raconte l’histoire de cet homme très pieux, aveugle, paraplégique, la peau couverte de lèpre. Il ne cessait de dire : « Seigneur je te remercie ! » Quelqu’un lui demande : « De quoi remerciez-vous Dieu ? » L’homme de répondre : « Je remercie Dieu qui me laisse une langue et une bouche pour prier ». Le croyant accepte sa souffrance : il sait que sa réaction portera ses fruits dans l’au-delà.
Cheik Ali Ahmed
et Mohammed Bachir