Transformer la peur en Espérance : c’est ainsi peut-être qu’on peut résumer l’enseignement des chrétiens sur l’Au-delà dont parle
l’Ecriture.
Ce qu’affirme le dogme
La fin du monde et l’au-delà font partie des affirmations du credo :
« J’attends la résurrection des morts et la vie du monde à venir ».
« Jésus-Christ est assis à la droite de Dieu le Père tout-puissant d’où Il viendra juger les vivants et les morts… Je crois à la communion des saints, à la rémission de péchés, à la résurrection de la chair, à la vie éternelle ».
Ces énoncés ont été retraduits au fil des siècles en fonction de la culture de l’époque.
Le Moyen-Age était marqué par une certaine façon d’imaginer le temps qui suit la mort. Le tympan de plusieurs cathédrales évoque la fin du monde. Un Christ en gloire sépare les humains rejetés en enfer à cause de leurs fautes et des élus qui s’en vont au paradis. Crainte et tremblement traversent les croyants : de quel côté vont-ils pencher ? Une hymne liturgique du XIIIème siècle traduit l’angoisse de cette époque :
Jour de colère, que ce jour-là
Où le monde sera réduit en cendres,
…
Quelle terreur nous saisira
Lorsque le Juge apparaîtra
Pour tout juger avec rigueur !
…
Le livre alors sera ouvert,
Où tous nos actes sont inscrits ;
Tout sera jugé d’après lui.
Lorsque le Juge siégera,
Tous les secrets seront révélés
Et rien ne restera impuni.
L’Eglise hiérarchique a formulé des dogmes : elle annonce « un jugement particulier » où chacun sera soumis à l’instant de sa mort et « un jugement dernier » où tous ressusciteront. Jésus alors se manifestera en juge : les uns seront rejetés « dans un feu qui ne finit pas », l’enfer, et les autres accompagneront le Christ en un lieu de bonheur qu’on nomme « Royaume des cieux ». L’habitude s’est prise de le désigner par le terme « paradis » qui n’est pas employé par Jésus. Entre le Paradis et l’Enfer, on en est venu à parler de Purgatoire : lieu de purification par où transiteraient ceux dont le péché est pardonnable.
Ecrasés par la peur ?
Faut-il en conclure que le catholicisme a introduit une conception pessimiste de l’humanité : chacun devrait être écrasé par le poids de ses fautes et traverser la vie en tremblant, pareil au délinquant qui a peur d’être pris et condamné.
En réalité le sentiment de culpabilité existait bien avant le christianisme. Il était au cœur de la tragédie grecque au Vème siècle précédant l’ère chrétienne. Oreste, dans le drame d’Eschyle, était poursuivi par les Erinyes - des divinités infernale - alors qu’il avait été contraint de choisir entre le devoir de venger son père et celui de respecter la vie de ceux qui avaient tué ce dernier. De même Œdipe, dans le texte de Sophocle, trainait sa vie, écrasé par le remord d’actes qu’il n’avait pas voulus.
On sait que Camus avait pris ses distances par rapport aux affirmations chrétiennes. Son athéisme l’avait pourtant conduit à créer ce personnage auquel il a donné le nom de Jean-Baptiste Clamens (« La Chute »). Ce nom renvoie au Jean-Baptiste de l’Evangile qui criait dans le désert pour dénoncer la manière de vivre de ses contemporains. « Clamare », en latin, signifie « crier ». Ce Jean-Baptiste des temps modernes dénonce le mal qu’il découvre en lui. Cet avocat brillant était satisfait de ses succès jusqu’au jour où il s’est reconnu trop lâche pour sauver une jeune fille qui se suicidait. Cette prise de conscience l’amène à faire un retour sur soi qui s’avère une descente aux enfers. Il aboutit à une haine de soi qui le conduit à fuir la société et à traîner sinon dans le désert du moins dans les quartiers perdus d’Amsterdam.
Ce qu’affirme l’Evangile
Certes, la culpabilité est attachée à la condition humaine, comme la mort. Mais Jésus - que nous considérons comme le Sauveur - n’est-il pas venu nous en délivrer ? Il a dit de son Père : « Il fait lever son soleil sur les méchants et sur les bons, et tomber la pluie sur les justes et sur les injustes. » (Mat 5, 40) Ceci n’est pas compatible avec l’image d’un juge qui sépare les méchants et les bons comme un berger sépare brebis et boucs (Mat 25,31).
Le dogme ne sert à rien s’il n’est pas éclairé par l’Evangile. Celui-ci nous présente-t-il le jugement comme une menace ?
Peut-être bien ! Mais cela ne doit pas nous faire oublier que, comme le dit Jean, « Le monde est déjà jugé » (16,11). La notion du temps, dans l’Evangile, est particulière. Certes, il y a du futur. Au cours de son aventure avec ses disciples, Jésus leur montrait son avenir : il les préparait à traverser les jours où il lui faudrait passer au tribunal et mourir avant de ressusciter. Mais il leur disait aussi que le Royaume était tout proche et qu’il était même déjà arrivé : le Royaume est présent, « il est au milieu de vous ! » Entre le mystère de Dieu et celui de l’histoire humaine il n’y a pas de confusion mais il n’y a pas non plus de séparation, Jésus me fait apparaître. A chaque instant ce que nous avons à vivre est comme une épreuve qui nous qualifie ou nous disqualifie, qui nous permet d’adhérer ou non à Celui qui nous rejoint et nous appelle. L’instant de la mort est du même ordre : nous nous décidons pour ou contre Lui. Et après ? Grand mystère qu’on ne peut qu’imaginer ! Mais ainsi en va-t-il toujours de l’avenir. On ne peut jamais envisager avec certitude ce que demain nous réserve. Quand elles sont venus à Nice, le 14 juillet sur la promenade des Anglais, les foules ne prévoyaient pas le massacre qui les attendait.
Jésus, envisageant cette entrée dans le mystère de l’Au-delà, se servait d’une parabole. Un architecte peut construire sa maison sur le roc ou sur le sable. Si les murs ont pour base une matière friable, elle s’écroulera. Que vienne la pluie et les torrents dévaleront. Que souffle le vent, qu’il se rue sur cette construction et elle tombera en poussière. En revanche elle tiendra si elle est bâtie sur du solide. « Ainsi, dit Jésus, quiconque écoute ces paroles que je viens de dire et les met en pratique peut se comparer à un homme avisé qui a bâti sa maison sur le roc. Et quiconque entend les paroles que je viens de dire et ne les met pas en pratique, peut se comparer à un homme insensé qui a bâti sa maison sur le sable. La pluie est tombée, les torrents sont venus, les vents ont soufflé et se sont rués sur cette maison et elle s’est écroulée. » (Mat. 7,27)
Ces paroles menaçantes étonnent lorsqu’on se souvient que Jésus vient détruire l’idée que les contemporains se faisaient d’un Dieu vengeur.
L’Evangile et la Torah
« Si votre justice ne dépasse pas celle des scribes et des pharisiens, vous n’entrerez pas dans le Royaume de Dieu », nous dit l’Evangile.
Les paroles de Jésus sont très souvent ancrées sur l’enseignement de la Loi juive. Il affirme qu’il vient l’accomplir, c’est-à-dire l’amener là où elle conduit. Ceci signifie au moins deux choses.
D’abord la Loi nous invite non à la soumission mais à l’invention. Il ne s’agit pas d’exécuter des consignes mais de deviner le désir du législateur. On a dit « Tu ne tueras pas ». Accomplir ce commandement consiste non seulement à respecter la vie d’autrui mais sa dignité. Insulter quelqu’un, le traiter de renégat conduit tout droit à l’enfer, « la géhenne de feu » dans le vocabulaire du temps. La Loi dit encore : « Tu aimeras ton prochain. » A bien l’entendre ce précepte est une invitation à rendre hommage à autrui. Mais le visage d’autrui est parfois hostile. Faut-il pour autant se détourner de lui, se venger, le haïr ? Accomplir le commandement c’est inventer une façon nouvelle d’aimer son prochain : « Aimez vos ennemis, et priez pour vos persécuteurs afin de devenir fils de votre Père qui est aux cieux. »
Accomplir la volonté de l’Autre, c’est aussi entrer en conversation avec Lui et non plus seulement deviner ses intentions. Dans cet ensemble de l’évangile de Matthieu où, reprenant plusieurs points de la Loi, il s’efforce de la pousser à bout, Jésus face à ses interlocuteurs, a une formule qui revient de façon redondante : « Moi, je vous dis. » Le temps de l’Église n’est plus le temps de la Loi juive. Jésus a pris sa place. « Faites ceci et vous vivrez » disait le livre du Deutéronome. Désormais, nous le croyons, la vie nous vient par le ressuscité et elle nous vient gratuitement. « La Loi fut donnée par l’entreprise de Moïse, la grâce et la vérité advinrent par l’entremise de Jésus Christ. » (Jean 1,17). Il prend la place de la Loi. Il est la Loi nouvelle. Nous vivons dans des pays qui tiennent par des systèmes juridiques auxquels il convient de se soumettre si on veut vivre en société. Au milieu de ses concitoyens, le disciple de l’Evangile affirme que son maître est vivant et il tente d’entrer en conversation avec lui. Devant une décision à prendre qui engage et qui fait appel à la liberté, la loi ne lui suffit pas ; le croyant s’interroge et interroge Jésus : « Que dis-tu ? Que me dis-tu ? » S’entretenir avec son Maître : là est peut-être l’originalité de la vie chrétienne. L’Evangile est la réponse qu’il nous apporte et dont il faut sans cesse percer le secret. Nous entendons « Moi je vous dis » ; nous devons, à notre tour, répondre à la première personne.
Le feu éternel
C’est peut-être ceci que fait apparaître le feu dans le langage de Jésus. « Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel !» Cette annonce ne doit-elle pas nous faire trembler ? On parle souvent du feu dans l’Evangile. Lorsqu’il en est question, on est pris dans une opposition. Ce qui est brûlé est séparé de ce qui est sauvé. Une sorte de coupure accompagne souvent les menaces de condamnation : « Tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu ; déjà la cognée est à la racine de l’arbre. » (Mat 3,10) L’arbre est jeté au feu mais reste la racine. Jésus parle du temps de la moisson où l’on sépare le bon grain et les mauvaises herbes qu’on fait brûler (Mat. 13,30). Il faut citer un passage particulièrement éclairant : « Si ta main droite est pour toi occasion de péché coupe la et jette-la loin de toi : car mieux vaut pour toi que périsse un de tes membres et que ton corps ne s’en aille pas dans la géhenne là où le feu ne s’éteint pas. » (Mat ,20) Cet impératif consiste à faire retour sur soi et à distinguer ce qui est à garder et ce qui est à rejeter.
Ce qui est à garder c’est ce qui, en chacun, échappe à l’aliénation et qui est vraiment réponse à un sujet. Ce qui est à garder, c’est ce qui en chacun s’enracine dans une décision libre où l’on peut dire « Je » en vérité. Tout le reste est péché et condamnable. Chacun peut se reconnaître dans la formule de St Paul : « Je sens deux hommes en moi ». L’un d’eux doit disparaître. C’est Paul encore qu’il faut citer : « Le jour du jugement… le feu éprouvera ce que vaut l’œuvre de chacun… celui dont l’œuvre sera consumée… lui-même sera sauvé, mais comme on l’est à travers le feu. » (1Co 3,15) : « lui-même », c’est-à-dire ce qui en lui est capable, malgré tout, de se tourner vers autrui.
Il n’est peut-être pas artificiel, à la suite de Marie Belmary (1), d’éclairer cette métaphore du feu dans l’Evangile par le texte du livre de l’Exode évoquant la manifestation de IHVH à Moïse (Ex. 3,2). Ce dernier aperçoit un feu qui, pareil à celui de la géhenne, ne s’éteint pas. Intrigué, Moïse s’approche et découvre que la voix qui sort des flammes est l’émergence d’un « Je » : « Je suis celui qui dit JE ». Le jour du jugement, par-delà ce qui nous condamne à nos propres yeux, nous surgissons à notre tour, à l’image de Dieu, comme un sujet libéré de ce qui l’entrave.
Une parabole bien connue illustre ce que peut signifier ce jugement dernier. Elle met face-à-face deux types de sujets humains. En même temps, elle les met face à Jésus qui est en position de juge : « Quand le Fils de l’Homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les Nations. Il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs. » (Mat. 25,31). En réalité, ce qui est à condamner c’est le refus d’entrer dans le jeu d’appel et de réponse où « Je » et « Tu » adviennent comme sujets séparés mais face-à-face. Se situant par rapport à la Loi, Jésus disait « Moi je vous dis ». Le malade, l’affamé, le prisonnier, le pauvre sans vêtement, l’étranger, le prisonnier en appellent à autrui. Chacune de leurs paroles, explicite ou non, est la parole qui renouvelle la loi. Ne pas répondre c’est perdre la face et s’exclure. Y répondre sauve le sujet qui, face autrui, dit en réalité : « Moi, je te soigne, je te nourris, je t’habille, je t’accueille, je te visite. » « Allez dans le feu éternel », dit le juge. Le feu purifie pour ne laisser que ce qui échappe à la destruction, la possibilité de dire « je ». Qui a toujours perçu les appels au secours ? Cette part de nous-mêmes qui est repli sur soi, est maudite et vouée à être jetée au feu, désavouée. Ce n’est pas elle qui donne consistance à nos vies. Mais il est arrivé à chacun d’avoir, peu ou prou, tendu la main à celui qu’il fallait relever. Cette part de nous-mêmes où nous faisons face à autrui et à ses attentes échappe à la destruction. Elle est sauvée.
La communion des saints
« Pardonnez-moi, mon Dieu, si je dis un blasphème : quand je pense à (la damnation), je ne peux plus prier. Les paroles de la prière me paraissent ensanglantées de sang maudit, et mon âme s’affole à penser aux damnés ; à penser aux damnés mon âme se révolte. » Ces paroles de poète sont d’un grand chrétien, Charles Péguy. Toute une partie de sa vie, il refusa une Église qui parlait d’un enfer. A ce sujet, il faut préciser que toujours celle-ci s’est interdit d’affirmer qu’il y ait une seule personne damnée pour l’éternité. Toujours est-il que Péguy a retrouvé la foi en prenant conscience de ce que l’on appelle « La Communion des saints ». Entre ce monde ci et l’Au-delà, les liens demeurent et les catholiques affirment que nous pouvons prier les uns pour les autres. On invoque le Père pour qu’il accueille les défunts dans son Royaume et nous implorons aussi l’aide des défunts. Pourquoi invoquer le Père si chacun est sauvé ? Nous prétendons que l’arrachement à cette part de nos vies vouée à l’échec n’est pas l’œuvre de chacun seulement mais qu’elle implique cette solidarité entre les pécheurs et les saints qui se donnent la main pour une ronde sans fin.
Michel Jondot