Le Père Joseph Moingt, un théologien jésuite de renommée internationale, sera bientôt centenaire. Il porte pourtant un regard vif et jeune sur la vie chrétienne et sur la mort. Nous remercions
l’association « Dieu maintenant » de nous autoriser à reprendre ici l’interview qu’il lui avait accordée.
Mourir ou donner sa vie
Parle-nous de la mort…
L’idée de Dieu est liée à celle de la mort ou de la survie au-delà de la mort. Pas tant de la survie des individus que de celle de l’espèce. Qu’avait en tête le paysan égyptien qui enterrait ses parents à côté de lui ? Il croyait à la survie du « phylum » : la vie le précède et survivra longtemps après lui. La première demande adressée à Dieu, je crois, est de nous donner de vivre déjà sur terre : il faut quand même vivre quelque temps à travers toutes les difficultés de l’existence et assurer la survie de l’espèce humaine, de ta famille, de ton clan parce que tu revis à travers eux. La vie passe par toi et te dépasse : tu l’as reçue de ton grand-père, ton petit enfant s’y inscrira à son tour. La vie est un filon continu et l’idée de Dieu surgit comme source de la vie et de cet infini au-delà de toi, dans lequel nous pouvons revivre.
Entre parenthèses, il est très possible que le premier commandement de la Loi, et même le seul un moment, ait été « Honore ton père et ta mère », ce qui veut dire « Prends soin d’eux dans leurs derniers moments et enterre-les honorablement ». Cette révérence due aux parents manifeste que la vie ne commence pas avec toi et continuera après toi. Elle ne t’appartient pas à toi vivant et tu n’en es pas le maître.
La vie ne m’appartient pas, je l’ai reçue de ceux qui m’ont précédé pour la donner à mon tour…
Tu dois la donner pour continuer à vivre. Une parole des védas m’a frappé : « Il est de l’essence de la nourriture d’être partagée ». Le pain que tu donnes te reviendra, dans cette vie ou dans l’autre. Le partage est l’essentiel. Tu partages la vie des autres, tu revis dans les autres, tu revis dans tes ancêtres et ceux que tu enterres ont vécu de ta vie. Le flot de la vie se continue. Dieu est à la fois la source, le fleuve et l’au-delà. Il alimente la vie et fait survivre ainsi tous les vivants. Dieu t’apprend ainsi à accueillir l’autre. Jean-Pierre Vernant parle de « Zeus Erkaïos », le dieu gardien de la clôture.
Pourquoi le paysan a-t-il mis une clôture autour de sa terre ? Parce que tout étranger est un danger, un ennemi potentiel. Alors Zeus enseigne le paysan : celui qui arrive est peut-être quelqu’un qui a besoin de lui, il est peut-être bon de lui ouvrir. Tu ouvres la porte de l’enclos et celui qui était ton ennemi (hostis) devient ton hôte (hospes) : tu partages ton pain avec lui. La vie s’entretient ainsi. Il faut faire tomber les clôtures. Dieu inscrit dans l’humanité la Générosité de la Vie. Ce qui explique la foi au Dieu Père Créateur : il donne sa vie généreusement à tous les hommes.
Le testament de Jésus
La parole des védas que tu as citée évoque inévitablement pour les chrétiens l’eucharistie.
Bien sûr ! Mais j’ai voulu signaler que ce partage de la vie n’est pas seulement une conviction chrétienne. Elle a précédé le christianisme et ne s’y réduit pas aujourd’hui. Cependant, pour ma part, je recueille cette idée dans l’Evangile et notamment dans le testament de Jésus. Dans l’Evangile de Jean, le lavement des pieds prend la place du partage du pain dans les synoptiques. Il s’agit exactement du même acte : « lavez-vous les pieds les uns aux autres » - c’est-à-dire faites-vous les serviteurs de vos frères – équivaut à partager le pain entre tous, à recevoir un petit morceau et à donner le reste aux autres sans chercher à accumuler pour soi. Jésus lave les pieds des apôtres juste après qu’ils se soient disputés pour savoir lequel d’entre eux serait le plus grand dans le Royaume de Dieu : il ne s’agit pas, leur dit-il, de s’occuper d’avoir de bonnes places au ciel mais de donner sa vie.
C’est peut-être là où le commandement de Jésus « Aimez-vous les uns les autres » dépasse celui de l’Ancien Testament « Aime ton prochain comme toi-même ». A la question « qui est mon prochain ? » Jésus inverse les termes et dit (dans la parabole du Bon Samaritain) : « Fais-toi le prochain de l’autre. » Alors que toutes les préoccupations des hommes religieux consistaient à offrir des sacrifices à Dieu, Jésus n’en parle jamais ; il n’envoie pas ses disciples au Temple offrir des sacrifices ; il dit « Soyez les serviteurs les uns des autres ». Il renverse le regard. Servir Dieu peut être purement abstrait et n’engager à rien ; Jésus demande qu’on entre dans le concret de l’existence en se mettant au service les uns des autres. « Quand tu les sers, dis Jésus, tu te fais des trésors dans le ciel. » Autrement dit, la vie que nous donnons aux autres nous reviendra. Assurer cette communication de la vie est essentiel et c’est cela la mort.
La mort ou le pain de chaque jour
Mourir consiste à donner et recevoir la vie ? La vie et la mort sont inextricablement liées…
La « mort » pour moi se « vit » chaque jour. La dernière mort n’a peut-être même pas de sens si tu n’as jamais appris à donner ta vie aux autres. Elle t’est reprise, c’est tout. Tandis que si, dans la vie, tu es toujours occupé à servir les autres, quand tu meurs tu rends ta vie au Créateur et tu la remets à disposition de tous les autres. Où est Dieu ? Avant on disait « au ciel » mais nous savons maintenant que le ciel est vraiment très occupé par des myriades de galaxies. Où est Dieu ? Encore au-dessus de tout cela ? Non, il est là. Il s’est installé entre nous. Ce que nous appelons l’incarnation est une très belle image du fait que Dieu vit dans l’humanité. Il en est le dedans, c’est-à-dire la vérité, la source cachée ; il alimente les dons qu’Il nous fait à partir des dons que nous nous faisons les uns aux autres, qu’Il recueille et porte à l’infini. La vie selon l’Evangile consiste à rendre aux autres ce que nous avons reçu de Dieu. Nous n’agissons pas ainsi par « vertu » mais pour alimenter la vie ; nous entrons alors dans le plan de Dieu Créateur qui donne la vie pour qu’elle se répande partout et que nous devenions tous un seul et immense vivant. Nous mourons un peu chaque jour et nous ressuscitons à chaque instant de la vie que nous suscitons autour de nous.
L’égoïsme qui tue
Dieu a voulu créer l’homme à sa ressemblance. Il ne pouvait faire que cela. Il n’a pas voulu créer des univers mais créer l’homme et la femme à sa ressemblance. La création n’est pas un acte de puissance mais un acte d’amour. Combien de temps Dieu a-t-il mis pour créer l’humanité ? Je ne sais pas. En même temps qu’Il libérait son souffle, Il animait des univers et, sur terre, des végétaux, des animaux. Son souffle nous est venu à travers toute cette création. J’ignore le temps qu’il a fallu pour que l’homme sorte de l’animalité pour devenir humain… Il a commencé par manger son semblable. Il n’y a pas beaucoup d’espèces humaines qui ont survécu parce que la nôtre a réussi à les tuer. C’est cela le péché originel : on veut garder la vie et l’alimenter en dévorant celle des autres. Nous n’avons pas en nous-mêmes de réserve de vie alors nous cherchons à prendre ailleurs. Le péché originel c’est l’égoïsme qui tue : je vis pour moi, pas pour toi. Nous vivons d’un souffle de vie que Dieu donne dans la création. Il faut l’alimenter. Pour alimenter la vie qui vous fuit, dit Jésus, donnez-la vous-mêmes, donnez-la aux autres, abondamment, sans mesure. Alors chacun vit et meurt pour les autres. C’est cela la générosité dans le don de la vie. Tout ce que nous recevons de Dieu à travers les autres, nous le rendons à Dieu à travers les autres.
Le dernier jour : la communion des saints
Tu parles de la mort à soi-même de jour en jour mais qu’en est-il pour toi de la mort… ou de la vie à notre dernier jour ?
Au dernier jour, chacun de nous ne va pas récupérer son cadavre ; qu’est-ce qu’on en ferait ? Nous revivrons de ce que nous aurons donné. Nous vivrons les uns des autres, dans la liberté du don. La liberté consiste à donner sans rien attendre en retour. Jésus a eu des paroles très fortes dans ce sens. J’aime penser que nous entrons dans le circuit de la création ; nous alimentons la création qui ne peut être alimentée que par la mort : nous continuons à mourir, je pense en donnant notre vie, en la distribuant. Nous vivons de la vie des autres : nous aidons ceux qui n’ont pas encore traversé complètement la mort et nous sommes nourris par eux. Après notre dernier souffle, nous demeurons dans le Souffle de Dieu, dans l’échange.
Cette vie après la mort est une nouvelle aventure, une aventure de créateurs où nous sommes engagés avec Dieu dans le risque de créer, risque énorme que Dieu a pris. Nous assumons ce risque avec lui : créer suppose d’accepter qu’il existe aussi des imbéciles qui veulent retenir la vie pour eux, des criminels. Je crois à la communion des saints. Je crois à la communion de toute l’humanité, passée, présente et à venir. Sous quelle forme ressusciterons-nous ? Peut-être sous la forme de la singularité de chaque personne… peut-être comme un immense vivant… « Vous êtes le Corps du Christ » dit saint Paul. Je ne cherche pas à me représenter la vie après la mort.
L’enfer ou le néant
Crois-tu que tous les hommes, quels que soient leurs actes, entrent au jour de leur mort dans cette circulation de la vie, dans la communion des saints ?
Y en a-t-il qui meurent en mourant ? C’est-à-dire qui disparaissent. Je ne sais pas. Je me pose la question. Est-ce que j’aurais plaisir à dire : « Bonjour monsieur Hitler » ? Est-il possible qu’il y ait des personnes qui aient vécu sans jamais aimer ? Je ne sais pas. Ou bien qui ont un peu aimé mais qui ont détruit absolument tout ce qu’ils ont fait par amour ? Peut-être. J’ai peur que oui. C’est pourquoi j’avais écrit un jour une phrase qui avait indigné quelques uns ; j’avais dit : « il n’y a pas d’enfer, il y a la mort éternelle c’est tout ». Si tu n’as jamais rien donné durant ta vie, comment peux-tu ressusciter puisque tu n’as jamais rien échangé ? Pour moi l’enfer n’est pas un lieu où l’on brûle pour l’éternité, c’est le néant. Si tu n’as jamais aimé, tu sombres dans le néant ; il ne reste rien de toi.
Je ne crois pas que Dieu veuille punir les péchés. Non, ce n’est pas possible. D’autre part, dire que tout le monde sera sauvé, je veux bien, je ne demande que cela ! Mais, à ce moment là, ce n’est plus faire son salut … Je ne sais pas. Il me semble quand même toujours important de dire que nous vivons à proportion de ce que nous mourons, de ce que nous donnons aux autres. Je crois que Dieu n’est pas un juge. Tu te juges toi-même : si tu n’es pas capable de donner ta vie, tu te rends impossible l’entrée dans le circuit de la vie après la mort.
Les limites du pardon
Il me semble que le salaud pur n’existe pas et que chacun de nous est emporté dans un mal qui le dépasse…
Certes, nous ne sommes pas à la source du bien que nous faisons et nous sommes également emportés dans un mal qui nous dépasse. Cependant je crois que nous sommes, au moins partiellement, responsables de nos actes. Je ne suis pas sûr que certains hommes ne se déshumanisent pas totalement au cours de leur existence. Je crains que de tels individus existent. Tu peux croire que Dieu leur pardonne s’il demeure quelque désir en eux d’être pardonnés… mais ce désir demeure-t-il chez tous ? Je ne sais pas. Je ne juge pas. Je ne suis pas le Créateur. Peut-il y avoir quelque chose de récupérable en Hitler qui serait racheté par les pleurs de ses victimes… tel que ce ne serait plus vraiment Hitler… un Hitler totalement reconverti, vraiment je ne sais pas.
Quand j’entends parler d’un crime odieux, je sens autant de compassion pour le bourreau que pour la victime…
Tu peux pardonner à ton bourreau, c’est ce qu’a fait Jésus sur la Croix ; mais tu ne peux pas pardonner au bourreau des autres. Tu es retenu par un principe de justice que tu dois aux autres. Il me revient cette histoire très belle (je ne sais plus de qui) : Pendant la guerre, un officier de la résistance décide de faire fusiller le lendemain un autre résistant qui avait fui ; il passe la nuit avec lui pour l’entourer de son amitié et le lendemain il commande quand même l’exécution. Cet officier avait le sentiment que, renoncer à l’exécution, aurait encouragé la désertion et mis en péril de mort toute sa compagnie. L’amitié, la compassion portée au coupable allaient de paire avec un sens de ce qui était juste et bon pour ses hommes… Dieu n’est-il pas retenu par ce principe de justice qu’il devrait aux autres ? Cela ne me paraît pas impossible.
Donc tu penses que certaines personnes sont perdues… vouées au néant…
Je le dis comme une hypothèse. J’espère que non mais je crains que oui.
A propos du purgatoire
Entre le ciel et l’enfer, l’Eglise catholique parle du purgatoire. Qu’en penses-tu ?
Saint Augustin disait : Jésus n’a révélé que deux lieux, le ciel et l’enfer. Alors Augustin envoyait les enfants morts sans être baptisés en enfer mais à la limite (dans les limbes), là où il y avait un peu d’air frais qui arrivait. Il croyait trop à la bonté de Dieu pour ne pas envisager… quand même une troisième voie… J’admets très bien qu’un homme meure dans un état où il ne puisse aller ni au ciel ni en enfer, c’est peut-être ce qu’on appelle le purgatoire. Les grecs n’en ont jamais fait un lieu mais ils pensaient qu’il y avait un passage où on se purifiait. Je vois bien sous cette forme la communion des saints : tu meurs avec très peu de vie et tu es aidé par d’autres. Tu reçois et alors à ton tour tu donnes, des échanges se font, tu reprends vie. De toute façon j’estime que ceux qui meurent dans un état de charité ardente sont les plus empressés à donner de leur vie aux autres.
Je n’ai pas peur de mourir
Tu as parlé jusqu’à présent de la mort d’une manière générale. Quand tu penses à ta propre mort, en as-tu peur ?
Personnellement, je n’ai pas peur de mourir. Je n’ai pas eu le temps d’y penser beaucoup. Je sais que je vais mourir. Je pense que ce sera une bonne chose. Cela commence à devenir bizarre de vivre encore à mon âge : 99 ans ! Je n’ose plus le dire… et je suis un peu agacé quand on me le demande : j’existe en dehors de mon âge et j’essaye de vivre. Il faut vivre jusqu’au bout. La décrépitude est peut-être plus difficile à supporter que la mort mais j’en ai été quelque peu préservé… Si demain je ne peux plus mettre un pied devant l’autre, je ne sais pas comment je le vivrai. Pour le moment, j’essaye d’alimenter le circuit de la vie. J’ai des préoccupations d’intellectuel comme tous les intellectuels. J’essaye de libérer des chrétiens d’un certain nombre d’idées et de tabous ; d’autres feront autrement ou mieux que moi par la suite, vous par exemple, et ce sera très bien.
Tu dis ne pas avoir peur de la mort aujourd’hui, mais n’y a-t-il pas eu un âge où tu en as eu peur ?
Non je n’en ai pas le souvenir. J’ai fait la guerre, j’ai eu peur d’être blessé mais la crainte de la mort ne m’est jamais venue à l’esprit. Je vois des gens qui semblent préoccupés de vieillir, ce n’est pas mon cas. Peut-être parce que j’ai eu la chance de ne pas être accablé de maux… mais je n’en ai pas été totalement préservé non plus. Peut-être aurais-je peur le jour où je serai cloué au lit par une maladie. En tout cas je n’ai pas peur de paraître devant mon créateur. L’idée mortifère est celle du Dieu Père Tout-Puissant. Zeus était appelé ainsi pour signifier qu’il avait le droit de vie et de mort sur ses enfants. Il est curieux que le judaïsme d’abord, nous ensuite ayons accepté cette conception de Dieu. J’aime beaucoup la phrase de Tertullien : « Nous chrétiens sommes les plus libres des hommes car nous avons le pouvoir de choisir notre Père. » Il n’est pas le Tout-Puissant qui règne sur ses créatures. Il ne ressemble pas du tout au mauvais père qui veut garder toute la place pour lui et qu’il faut tuer pour pouvoir vivre à son tour. Nous chrétiens, nous choisissons notre Père, en pleine conscience qu’Il veut la vie – Il est la Vie - que nous recevons de lui pour la donner à notre tour de jour en jour et sans fin !
Joseph Moingt