Nous avons rencontré Patrice Leclerc,
conseiller général et conseiller municipal de Gennevilliers
pour recueillir le point de vue d’un élu de banlieue
particulièrement à l’écoute de ses électeurs.
Un grand respect
pour les habitants
Gennevilliers est une ville de 42 000 habitants, avec 80% d’habitat collectif dont 65% de logements sociaux. C’est une ville de tradition industrielle qui opère une mue économique et urbaine en affichant la volonté de n’exclure personne. Elle se définit comme une ville moderne et populaire. 55% des foyers fiscaux ne sont pas imposables en raison de la faiblesse des revenus des familles qui subissent un des taux de chômage les plus élevés du département (17,5%). Une ville populaire avec une population d’origine immigrée importante et historique.
Vu de Gennevilliers, qu’évoque pour vous le titre de notre dossier : « A l’écoute des cités » ?
Une obligation pour l’élu de terrain. Une nécessité pour celles et ceux qui veulent transformer le monde. C’est de la cité que va naître l’avenir. Le meilleur comme le pire. A nous de choisir !
Ici s’exprime la sauvagerie du capitalisme. Ici, résiste la beauté de l’humanité. De cette dualité naissent des visions contrastées de la ville. Aucune n’est fausse, chacune composant une facette de la réalité : un possible naissant souhaité ou redouté, un quotidien violent ou solidaire.
A Gennevilliers, la volonté municipale de construire une ville moderne et populaire est un choix politique qui marque un grand respect pour les habitants de la ville. A contre-courant de l’idéologie dominante, de la pensée unique, nous affichons ainsi notre conception politique qui place l’humain d’abord. Nous ne disons pas : « la ville ira mieux en changeant la population » ; nous disons : « la ville ira mieux en créant et en gagnant les meilleures conditions de vie pour et avec les habitants qui y vivent aujourd’hui ». Cela a des traductions à la fois symboliques et concrètes. Le symbolique c’est la fierté revendiquée d’être une ville populaire. Etre du peuple, se revendiquer du peuple, c’est afficher un projet de société qui n’évacue pas la lutte des classes, qui reconnaît les différences d’intérêts entre les dominants et les dominés, qui ne vise pas la « gouvernance aseptisée » de la société mais au contraire met en lumière les conflits d’intérêts pour développer le débat public, la délibération publique qui permet l’élaboration d’une société commune. Qui visent à unir les composantes de ce peuple : jeunes, chômeurs, employés, ouvriers, cadres, retraités,… vivant à Gennevilliers et quelle que soit l’origine contrôlée ou incontrôlée des parents ! Il s’agit là de l’amorce politique à partir de laquelle nous pouvons développer des actions, des expressions développant la dignité d’hommes et de femmes qui forment la société gennevilloise. La cité n’est pas toute la ville, mais un beau et bon morceau, et comme le suggère l’architecte Paul Chemetov : « L’usine du XXIe siècle, c’est la ville, le « laboratoire de l’humanité ».
Nous avons l’impression que Gennevilliers a trouvé la recette du « vivre ensemble ». Il semble qu’il y ait peu de tension entre les gens, entre
les communautés. Pourtant à certaines heures, le vendredi et les jours de fêtes musulmanes, les rue de Gennevilliers ont des allures de villes maghrébines
(djellaba, voile intégral, …). Il semble que la population française de souche n’en souffre pas vraiment. Comment faites-vous ?
Je n’aime pas cette expression « de souche » car elle introduit de fait une notion d’antériorité sur la nationalité et donc une forme de hiérarchie ou pire encore une conception ethnique de la population. Parlons clair : vous me demandez comment faisons-nous pour que la présence musulmane à Gennevilliers ne pose pas de problèmes aux non musulmans ?
Un islam intelligent
J’aimerais avoir votre vision idyllique de Gennevilliers. Oui nous avons moins de tensions qu’ailleurs car nous avons la chance d’avoir une communauté musulmane intelligente, avec des responsables de la mosquée qui font tout pour assurer et développer « le vivre ensemble ». C’est aussi notre objectif municipal. Il y a aussi une longue histoire du « vivre ensemble » et peut-être trop souvent seulement côte à côte : à l’usine, dans le HLM, à l’école,… Mais ce n’est pas un long fleuve tranquille. L’effritement du sentiment de l’appartenance de classe efface la prééminence de ce qui nous est commun, de nos intérêts communs au profit de replis individualistes, égoïstes, identitaires, et le plus souvent aboutit au retrait du collectif qui fait société.
On ne peut pas dire que « les défilés » dans les rues le vendredi ou les jours de fêtes en djellaba et en voile intégral laissent indifférent tout le monde. Je ne crois pas que le Coran impose le port de la djellaba pendant le trajet vers la mosquée. J’imagine donc que ceux qui le font ressentent le besoin de telle démonstration publique de leur foi ! Cela est ressenti de différentes manières. Pour certains, cela représente une occupation fâcheuse de l’espace public par la religion alors qu’après plusieurs siècles de luttes, ils considèrent avoir réussi à faire reculer sa domination quotidienne (sœurs en cornette, prêtres en aube, rythme de la vie de la Cité, sécularisation, etc..). Des réflexes racistes peuvent se développer : (« on n’est plus chez nous ») car comme vous le dites la démonstration vestimentaire rappelle le Maghreb. D’autres sur le champ féministe s’inquiètent de ce qu’ils interprétèrent comme une forme d’aliénation supplémentaire des femmes. Mais tout cela ne pose pas des questions qu’aux non musulmans. Des personnes de culture musulmane s’inquiètent aussi de ce qu’ils vivent comme une forme de pression sociale sur leur mode de vie personnel, de démonstration sur une représentation d’un mode de vie en société qui n’est pas du tout leur modèle. J’ai encore été interpellé récemment par un ami musulman sur le fait qu’ « il y a de plus en plus de mamans voilées à la sortie des écoles ». Sur ce sujet, il est difficile de faire la part des choses entre la liberté individuelle de la pratique de sa foi et de ce qui peut être une pression sociale croissante sur les femmes… J’ai des témoignages de mamans qui se voilent aujourd’hui parce que leurs enfants font pression pour cela. Vous le voyez la situation à Gennevilliers est plus complexe que ce que l’on peut croire ou vouloir croire.
Par contre, « le vivre ensemble » a progressé avec la construction de la Mosquée. Elle est un véritable lieu de dignité pour les musulmans, ils en sont fiers. Je suis aussi fier de la beauté du bâtiment et de notre équipe qui a tout fait pour éviter un islam des caves et de relégation dans les zones industrielles et a permis l’installation de la mosquée dans la ville. Elle est la reconnaissance du droit à vivre personnellement sa foi, à égalité avec d’autres. Afficher sa dignité, cela aide à aller vers l’autre. C’est ce qui se passe avec les responsables de la mosquée, c’est ce que j’espère qui continuera à se développer sur le long terme.
Une jeunesse maltraitée
La jeunesse immigrée semble avoir beaucoup évolué depuis les années 1980. Pendant les émeutes de 2005, elle est demeurée calme. Comment expliquer cette situation ?
La jeunesse française des banlieues, la jeunesse de Gennevilliers, n’est plus la même parce que la société française n’est plus la même. La jeunesse des banlieues, quelle que soit son origine, est maltraitée par la société française : le taux de chômage est record pour les jeunes, l’école exclut davantage qu’elle n’émancipe. Non seulement, nous privons les jeunes d’une capacité à rêver d’un avenir meilleur pour eux-mêmes et la société, mais en plus les adultes ont peur des enfants des cités. Il est plus dur d’être jeune aujourd’hui qu’à mon époque !
Gennevilliers n’est pas à l’écart, Gennevilliers est au centre de cette violence sociale, à laquelle il faut ajouter ce que le sociologue Olivier Masclet a analysé dans son livre : « La gauche et les cités. Enquête sur un rendez-vous manqué ».
En 2005, la jeunesse de Gennevilliers n’est pas restée calme. Elle était « en communion » avec la révolte de la jeunesse des banlieues du pays. Seule la présence d’élus, d’actrices et acteurs de terrain, d’animateurs, seul notre lien humain tissé avec eux a permis de « canaliser » à Gennevilliers cette révolte. La situation de la jeunesse s’étant dégradée depuis 2005, je ne suis pas sûr que nous ayons encore la capacité de « calmer le jeu » localement. Toutes les raisons existent, ici comme dans le pays, pour qu’une révolte des banlieues ait à nouveau lieu. Aucune des causes ayant provoqué celle de 2005 n’a disparu. Pire : la situation sociale s’est aggravée. Depuis 2005, la ville de Gennevilliers a créé des locaux pour la jeunesse dans tous les quartiers, un équipement central dédié à la jeunesse est aussi en cours de construction. Mais nous ne considérons pas que nous soyons au bout en ce qui concerne l’amélioration de notre activité pour et avec les jeunes. Dans le même temps, l’activité municipale peut sembler dérisoire face à l’importance des problèmes rencontrés par la jeunesse en termes de formation et d’emploi.
Individualisme, fatalisme et... solidarité !
Quelle est la conscience politique des jeunes ? Leur participation électorale : du niveau municipal jusqu’au niveau nationale. Constate-t-on une évolution ?
Je ne suis ni sociologue, ni politicologue, ma réponse ne vaut que pour ce qu’elle est : celle d’un acteur politique de terrain. Les jeunes, si l’on peut en faire une catégorie, ont une conscience politique imprégnée par l’idéologie dominante. Un rêve reste récurrent : être son patron et avoir un pavillon ! Leurs conditions de vie dominées par la précarité, créent toutes les conditions pour une pensée excluant la possibilité d’une sécurité de l’emploi, de la formation, sociale, intégrant l’idée que la retraite c’est fini. Les contradictions de la vie permettent cependant de faire coexister un fort individualisme, un fatalisme, avec des expressions fortes de solidarité, avec ses proches, au niveau international, avec les sans-abris, etc…Des jeunes s’investissent avec passion dans des actions solidaires. La conscience de classe conduisant à la politique n’existe plus. Elle semble être remplacée par la conscience d’être discriminé pour des raisons d’origine, d’habitation, de milieu social mais sans débouchés politiques. L’expérience politique de ces 20 dernières années où ils ont connu la gauche et la droite au pouvoir les conduit à dire « tous les mêmes » ; elle a constitué une véritable pédagogie du renoncement au changement de société. La jeunesse populaire des cités s’oriente vers le vote Front National par la recherche d’autorité, socialiste pour contrer le Front National, une minorité vers des votes « communautaristes », et une plus grande majorité vers le retrait de l’action publique : l’abstention. Contrairement à une idée reçue, les jeunes votent moins lors des élections locales que lors des élections présidentielles. Ce mouvement n’est pas très différent de celui de l’ensemble des citoyens. L’Imam de Bordeaux, Tareq Oubrou, décrit à sa façon, l’absence de grands récits collectifs qui peut pousser une partie de la jeunesse à des pratiques religieuses « Dieu est souvent considéré comme un bouton sur lequel il suffit d’appuyer pour qu’il réponde. Il y a là quelque chose qui ressemble psychanalytiquement à une forme subreptice d’utilitarisme. Contrairement à l’idée que l’on se fait souvent des musulmans, leur souci majeur, si j’en crois ceux qui fréquentent les mosquées, c’est la réussite sociale. Rares sont ceux qui ont une démarche spirituelle désintéressée et altruiste. La religiosité est souvent une pratique par défaut. »
Evolution du comportement politique
Pour ma part, s’il y a évolution du comportement politique, je crois que l’on peut le caractériser par le fait que notre époque laisse beaucoup plus de place à l’émotion qu’auparavant ; la rationalité ne disparaît pas, mais s’efface devant le sentiment. Est-ce un mal ? J’ai envie de partager l’optimisme du sociologue Michel Maffesoli :
« Il s’agit là d’une reconnaissance de la ‘prépondérance du sentiment’ pouvant préserver la dissolution d’un social dominé par la simple raison. »
« (…) il convient de rappeler que l’on assiste à de multiples expériences existentielles s’enracinant dans le (re)nouveau de la passion, du désir et divers affects de la même eau, dynamisant ce qui est, toujours et à nouveau, ancien et fort jeune l’éternel vivre ensemble. Un tel « mutualisme » de la bienveillance est cela même qui constitue l’économie d’ensemble des échanges humains, son « relationnisme » structurel. (…) Mise en perspective que l’on voit perdurer dans des termes tels que mutualité, coopératif, solidarité, toutes choses traduisant une relation durable, voire une symbiose entre des entités tout à la fois différentes et complémentaire. »
Pour en revenir à l’immigration, à l’islam, à partir de votre expérience gennevilloise, quelles appréciations portez vous sur la présence immigrée en France,
les problèmes culturels posés et non résolus, sur la visibilité grandissante de l’islam ?
Je crois que l’on se trompe quand on stigmatise l’immigration. Un peu comme ceux qui regarde le doigt au lieu de regarder la lune que le doigt désigne. L’Homme a depuis son origine migré et donc émigré. Pourquoi cela ne serait-il plus possible au XXIe siècle ? Pourquoi acceptons-nous la liberté de circulation des capitaux, des marchandises et pas des hommes ? Pourquoi je peux aller en Tunisie avec une carte d’identité française mais qu’un Tunisien ne peut pas venir en France sans visa ? Celles et ceux qui accolent le mot « problème » au mot « immigration » sont ceux qui veulent empêcher d’accoler ce mot « problème » à « conséquences du libéralisme économique». Les résultats électoraux montrent que la présence immigrée en France ne conduit pas à un fort rejet là où elle est forte mais là où elle est imaginée, redoutée. Ainsi c’est en province, dans les campagnes que le Front National profite le plus de cette phobie. Là encore le poids des émotions est plus fort que la raison.
Revisiter notre passé
A Gennevilliers, comme dans le pays, nous n’avons pas soldé l’époque coloniale. Le silence autour de la guerre d’Algérie se paye aujourd’hui. L’abcès doit être percé, commence à l’être. Toute la communauté gennevilloise a besoin qu’on en parle, que l’on revisite notre passé pour mieux comprendre notre présent, construire l’avenir. Toutes les communautés qui composent la communauté gennevilloise ont besoin d’être reconnues, traitées à égalité, de générer une dignité qui permet d’aller vers l’autre, assuré d’apporter comme de recevoir dans l’échange.
Il en va de même sur l’islam. Il y a un problème de connaissance culturelle. Il y a l’utilisation idéologique du pouvoir sarkozyste qui a assimilé en permanence islam à terrorisme, délinquance. Idéologie qui perdure de façon insidieuse et ne permet pas facilement la rencontre, qui pousse aussi au repli, voire à la provocation. Nous n’avons pas fini de payer dans les cités la « théorie du choc des civilisation » de Samuel Huttington et repris par Georges Bush. Comme quoi le local et le global sont bien liés ! A Gennevilliers, c’est un fait, l’islam est la première religion de la ville. Cela se voit, c’est le contraire qui serait anormal. Mais, ce qui serait aussi anormal c’est que ce fait étouffe la diversité des religions comme le fait de ne pas croire. Le vivre ensemble que nous voulons travailler ici, se construit à partir d’une conception de la laïcité qui protège et développe la liberté de chacune et chacun et assure leur égalité de traitement par les politiques publiques. Défense et promotion de la laïcité comme moyen d’assurer la liberté de croyance et de non croyance, d’égalité entre les personnes et les genres, d’indépendance entre la sphère publique et la sphère privée, entre l’administration, le politique et le religieux. Si l’action de la collectivité locale doit permettre une meilleure connaissance des cultures, favoriser l’interculturel, voire la connaissance des faits religieux, toutes les questions cultuelles doivent rester du ressort des communautés concernées et des individus.
Patrice Leclerc