Frans van der Lugt, martyr assiégé
et de la fenêtre restée ouverte
Nibras Chehayed
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En 2012, Frans van der Lugt a refusé de quitter Homs. Ce psychanalyste et jésuite néerlandais, venu en Syrie dans les années soixante, est resté avec les habitants de la ville assiégée dans des conditions extrêmement difficiles. Le 7 avril 2014, un inconnu le tue… « La branche en fleurs offre son parfum même à celui qui la cueille », disait-il. C’est en souvenir de cette branche fleurie que ce texte a été rédigé.


Frans van der Lugt

La fenêtre du couvent qui est restée ouverte

Lors d’une nuit d’été humide, j’étais avec Frans dans la forêt de Slenfé. Nous avions discuté longtemps après la fatigue d’une marche épuisante. Ainsi il m’avait confié cette histoire, nous étions appuyés sur un pin et la sueur coulait de nos fronts. A l’époque où Frans est entré dans l’ordre des Pères jésuites le règlement religieux était très strict. Les pères avaient l’habitude de fermer les portes au coucher du soleil pour se rendre à la prière du soir. Mais lui, il était un amoureux fou de la nuit ! Il attendait alors que tout le monde soit couché pour se faufiler discrètement au rez-de-chaussée et se jeter dans les bras de la nuit par la fenêtre du couvent ! Le jeune homme prenait alors son vélo à travers la route obscure pour rejoindre la ville, où il rendait visite à ses amis et s’assurait de l’état de certaines familles fatiguées. À minuit, il retournait au silence sacré pour se faufiler à nouveau par la fenêtre d’où il était sorti amoureux, comme si de rien n’était. « Ils ne t’ont pas découvert ? » je lui demandais avec un empressement enfantin, il m’avait répondu : « Si, ils l’ont fait, mais trop tard, ce qui est fait est fait! ». Il avait éclaté de rire, et j’avais ri avec lui jusqu’à ce que les larmes me remplissent les yeux, et les crampes me saisissent les côtés en voyant son visage souriant. Aujourd’hui, je regarde ton visage percé de balles, mon bon vieillard, et je ressens la sueur froide couler à nouveau de nos fronts après cette longue marche nocturne.

Sais-tu que je me suis tenu devant la fenêtre quand j’ai appris la nouvelle de ton martyre ? Oui, je l’ai ouverte pour avoir un peu d’air, et j’ai ressenti à nouveau cette douleur aux flancs. Frans, la fenêtre d’où tu te glissais dans la nuit des amitiés pour retourner par la suite à ton silence sacré est encore ouverte. Personne ne pourra la refermer !

Des fenêtres du cœur du siège

La vie de Frans était une longue série de fenêtres ouvertes. Dans un paysage social et politique hermétiquement fermé, Frans a inventé le projet Al-Massir (La marche). Des centaines de jeunes originaires de régions différentes, d’appartenances religieuses et culturelles variées, se réunissaient pour parcourir les coins de la Syrie en quête de cette Syrie. Dans ce parcours initiatique, Frans avait l’habitude de choisir le chemin le plus difficile. Certains disaient qu’il n’avait jamais réussi ses maths parce qu’il ignorait complètement ce qu’est une ligne droite ! Pour arriver à un village quelconque, ceux qui l’accompagnaient devraient traverser des champs d’épines, s’enfoncer dans des marécages de boue, errer dans des coins oubliés des hommes et des djinns. Ainsi s’élevaient les râles de protestations et les grognements. Certains imploraient Dieu en disant : si je reste en vie après cette marche, jamais plus je ne sortirai avec cet aliéné ! Et Frans faisait la sourde oreille à ces paroles parce qu’il avait la certitude qu’ils allaient se repentir de leur repentir et retourner à cette obsession de marche. Et c’est ce qui se passait exactement ! Les rouspéteurs participeront à la prochaine marche en amenant avec eux des rouspéteurs nouveaux. C’est à sa manière que Frans participa ainsi à la création d’une société dans laquelle les relations ne s’établissaient pas selon des critères religieux ou régionaux. Tous sont égaux et prétendent à un objectif unique : celui de découvrir la Syrie, ou de la recréer à l’étendu de ces amitiés tissées dans les champs d’épines. La jeune Syrie se crée ici parmi les amoureux et les amoureuses lorsque leurs vêtements sont tachés de boue, lorsque enfin éclate la véritable beauté naturelle des corps épuisés, où rien, ni parure ni maquillage, hormis ces gouttes de sueur qui unissaient les visages.

Frans avait fondé également le projet Al-Ard (La terre) : une fenêtre dans la vie des personnes handicapées ; une fabrique de céramique aussi, une autre fenêtre dans la vie des villageoises marginalisées. Il est allé encore plus loin en bâtissant Beit Assalam (La demeure de la paix) où se réunissaient des musulmans, des chrétiens, des agnostiques et des athées pour méditer sur la vie dans un lieu où disparaissait tout symbole religieux : un endroit dans lequel l’humain vit devant le secret silencieux de l’existence. Frans a recréé l’identité d’un couvent nouveau à Homs. Ce lieu de prière est devenu un point de rencontre pour les artistes et les chercheurs, une tribune pour les présentations théâtrales et les soirées poétiques qui chantaient la beauté du corps. « Prenez, ceci est mon corps ! », disait le vieux jésuite en ouvrant sa dernière fenêtre du cœur du siège avant son martyre. Les gens de Homs mourraient de faim, et toi tu mourrais d’amour avec eux ! J’ai tardé Frans à prononcer ton oraison funèbre, mais la douleur me paralyse.

Ton ami Nawras Sammour a dit dans son mot d’adieu : « Je voudrais m’adresser à la dernière personne que les yeux de Frans ont aperçu, et Frans s’adressait à celui qu’il ne connaissait pas en lui disant «mon frère ». Je voudrais m’adresser à cet homme et lui demander : « Qu’est-ce que tu as gagné en tirant sur lui ? As-tu un minimum de courage pour affronter les yeux de celui qui t’a regardé et qui t’a appelé « mon frère » ? Un regard que tu n’oublieras jamais ! Il était un homme qui t’a regardé et qui t’a dit ‘mon frère’ et tu l’as tué ! »

Au royaume du corps poignardé

« Mais l’un des soldats lui perça le côté avec une lance ; aussitôt il en sortit du sang et de l’eau » (Jean 19, 34). Il paraît que les plaies, mêmes si elles se ressemblent, se différencient ! Le récit évangélique raconte que l’imagination de Thomas, l’un des amis de ton Christ, ne lui a pas permis d’imaginer la victoire de l’amour sur la mort. Pour cela il avait demandé de mettre le doigt dans le côté percé par la lance pour s’assurer de son identité. Le récit disait aussi : le transpercé a rendu visite à ses amis et a demandé à Thomas de mettre son doigt dans le côté ouvert, ce fut ainsi la première rencontre ! Thomas reconnaît l’identité de celui qui se tenait en face de lui par la plaie de son côté et non pas par les traits du visage fatigué ou percé par les balles… C’est lorsque la blessure du côté devient une trace d’amour que l’être humain devient son propre rêve, et le sang se mêle avec l’eau. Une légende ancienne disait aussi que Dieu a pris une côte d’Adam pour façonner la femme. Pour se faire, il fit tomber un sommeil profond sur l’homme. Afin que la femme existe, l’homme doit rêver dans une nuit profonde ! Afin que la femme existe, l’homme doit être percé par le désir ! Afin que la femme existe, il est inévitable que les côtes de l’homme soient incomplètes ! Pour que la femme existe, l’homme doit apprendre à aimer… De ce même côté percé par la lance, de l’endroit le plus féminin du corps de l’homme jaillissent le sang et l’eau. D’une certaine fenêtre au royaume de la chair naît une femme, et par elle l’homme devient homme, et c’est d’elle que jaillit la source d’eau pour triompher de la férocité du sang. Est-ce que notre plaie syrienne deviendra une blessure d’amour ? Je ne sais pas, mais c’est ce que disent ces récits… Du sang et de l’eau ! Frans, je me souviens très bien quand tu me clignais de l’œil pour que j’entonne un hymne blanc où la victoire n’est pas celle du sang. J’essayais alors d’étouffer mes rires pour qu’ils n’éclatent pas. Il est inévitable que le sang soit lavé avec de l’eau ! Aucune rancune pour ton assassin, disait le côté ouvert, mais un baiser sur la joue de celui qui a trahi, et un rêve qui ne meurt jamais…

« La branche en fleurs offre son parfum même à celui qui la cueille ! », c’est ce que tu me disais souvent. Aujourd’hui, où ta Syrie est  plongée dans la boue des lourdes rancunes, il ne reste à ceux qui t’aiment que de souhaiter à celui qui a voulu ta mort, d’ouvrir un jour sa fenêtre pour respirer un air de ton bon parfum, brave homme. « Ils regarderons celui qu’ils ont transpercé ! » (Jean 19,37).

Nibras Chehayed

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