Face à la douleur de l'autre
François Larue
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François Larue est médecin.
Dès la fin de ses études, il s’engage dans la lutte contre la douleur
en étant notamment responsable d’une consultation de traitement de la douleur
dans un hôpital parisien.
Il a contribué à démontrer que la prise en charge de la douleur était insuffisante en France
et à en identifier les raisons.
Il a participé à la sensibilisation du public et des professionnels
à l’importance de la prise en charge de la douleur.

La douleur désormais reconnue

La douleur et son traitement font l’objet d’une large information depuis le début des années 90. Les principaux messages diffusés affirment qu’ « aujourd’hui on n’a plus le droit de souffrir », ou que « la douleur est intolérable » ou encore que «le traitement de la douleur est possible en utilisant des moyens simples ».

Ces messages pédagogiques ont incontestablement été utiles dans la mesure où la douleur a longtemps été plutôt niée par les médecins et certains soignants. On sait par ailleurs que l’utilisation des médicaments antalgiques et particulièrement des plus puissants comme la morphine était faible et notoirement insuffisante. Au cours des vingt dernières années, heureusement, les pratiques ont évolué et sur un plan national la France a rattrapé son retard. Mais si beaucoup de douleurs peuvent être facilement soulagées, de nombreuses situations restent complexes : il existe des douleurs rebelles aux traitements classiques et il faut alors avoir recours à des techniques plus sophistiquées. Par ailleurs, les patients atteints d’une maladie menaçante comme le cancer et angoissés par l’avenir ne sont pas toujours facilement soulagés, la douleur et tous les éléments de souffrance psychologique pouvant entrer en résonnance. La douleur est dans ce cas un symptôme qui s’inscrit dans un ensemble associant l’angoisse d’une évolution défavorable voire fatale, la lourdeur parfois difficilement supportable de certains traitements, les difficultés de communications familiales, conjugales… Il existe de nombreuses autres situations complexes comme la prise en charge des douleurs des personnes âgées par exemple, souvent à tort considérées comme « normales  ». Leur traitement peut être techniquement difficile et pose le problème de l’acceptation du temps qui passe et de la diminution d’une certaine forme d’autonomie. Pour résumer, on pourrait dire que les principes de prise en charge de la douleur sont plutôt simples, mais que la réalité est plus subtile et parfois même bien difficile.

Restaurer la communication

En tant que médecin, j’ai été amené à prendre en charge des patients douloureux depuis plus de vingt cinq ans. Je suis intervenu auprès de malades atteints de cancers, certains ayant guéri d’autres non. J’ai aussi accompagné des personnes âgées. Enfin, comme anesthésiste, je suis confronté au quotidien à la douleur des opérés et, travaillant dans une maternité, à celle des femmes qui accouchent. Quand il m’a été demandé d’écrire un texte sur la douleur, j’ai pensé que le plus logique serait que je m’appuie sur des situations vécues.

Dominique est une jeune femme de 40 ans. Elle est atteinte d’un cancer gynécologique. Sa maladie est très avancée et je sais qu’elle ne guérira pas. Lorsque je la vois pour la première fois, elle est accompagnée de son mari. L’un et l’autre gardent l’espoir que les traitements seront efficaces et le mari prononce des phrases résolument (et exagérément) optimistes. Dominique souffre de douleurs dans les jambes liées à sa maladie. Lors de la première consultation j’ai l’intuition que la douleur sera accessible à des traitements simples mais que les difficultés de communication compliqueront la prise en charge. Cette impression se confirmera par la suite et des conflits familiaux se révèleront progressivement. Au cours des mois suivants, les tensions familiales seront de plus en plus perceptibles. Dominique devra prendre conscience du pronostic défavorable de sa maladie dans un climat tendu. Bien entendu, tout le monde est inquiet et ce contexte favorise l’exacerbation de ces tensions. Et un véritable cercle vicieux se met en place. Tout le monde va mal, notamment Dominique. Comment imaginer qu’on puisse la soulager totalement dans ces conditions ? Les douleurs les plus intenses sont contrôlées mais des moments douloureux persistent notamment lors des crises d’angoisse. Les prises en charge de la patiente et de son entourage sont intimement liées. Il faut réussir à restaurer la communication entre tous. Il faut informer la patiente en répondant à ses questions, sans anticiper pour ne pas provoquer par des informations intempestives des angoisses supplémentaires. Il faut accompagner la famille en respectant les choix de Dominique : elle doit être prioritairement informée et l’information de son entourage doit se faire avec son accord. On voit que dans cette situation la prise en charge médicale ne peut se concevoir sans approche psychologique et réflexion éthique. Heureusement, dans les dernières semaines de sa vie, la communication sera en partie rétablie ce qui rendra plus supportable la fin de vie de Dominique.

Face à une douleur intense

Le cas de Mme K est bien différent. Je l’ai vue il y a quelques mois. Elle devait subir le lendemain une intervention chirurgicale consistant à retirer d’une jambe des plaques de métal posées quelques années avant. Je l’ai immédiatement reconnue et le souvenir de sa prise en charge près de dix ans plus tôt est revenu : Mme K alors âgée d’une petite cinquantaine d’année, avait de fortes douleurs dans une jambe qui étaient devenues progressivement intolérables. Après quelques examens le diagnostic de cancer osseux avait été porté. La tumeur atteignait un os de la jambe et celui-ci était détruit au point d’être fracturé. Mme K souffrait donc d’une douleur très intense liée à son cancer mais, en plus, chaque mobilisation était extrêmement pénible, comme peuvent l’être les mouvements d’un membre fracturé après un accident. Les traitements classiques, même la morphine à forte dose ne la soulageaient pas. Il fallait donc, en urgence, trouver une solution et nous avions décidé de la traiter par une péridurale, technique classiquement utilisée chez les femmes qui accouchent et extrêmement puissante sur ce type de douleur. Chaque mobilisation était tellement douloureuse que nous avions même dû lui faire une anesthésie générale pour mettre en place cette péridurale. Elle a été soulagée très vite et complètement. Elle a ensuite gardé sa péridurale plusieurs semaines et a été en mesure de suivre les différents traitements de son cancer. Soulagée de ses douleurs, elle affrontait ses traitements dans de bien meilleures conditions. Elle est aujourd’hui guérie. Je garde le souvenir de l’histoire de Mme K car elle me paraît remarquable sur plusieurs points : il a fallu recourir a des techniques inhabituelles pour la soulager et l’évolution de sa maladie s’est faite vers la guérison, ce qui n’était pas très probable au moment du diagnostic. En d’autres termes, l’histoire de Mme K est fortement porteuse d’espoir.

Complexité de la prise en charge

Vous aurez compris que j’ai fait le choix d’évoquer des situations particulières pour illustrer la complexité possible de la prise en charge de la douleur dans les maladies graves. Heureusement les choses sont souvent plus faciles et il est couramment admis que les douleurs liées au cancer peuvent être dans la plupart des cas soulagées par une approche attentive et des moyens médicamenteux simples.

En pensant à la douleur des personnes âgées, deux histoires me reviennent :
Mme F a plus de 80 ans quand elle tombe chez elle. Comme beaucoup de femmes de son âge, ses os sont fragiles en raison d’une ostéoporose évoluée. Sa chute a entrainé une fracture de vertèbre (tassement) très douloureuse. Hospitalisée, elle reste alitée quelques jours mais après trois semaines elle souffre encore énormément à chaque fois qu’elle tente de s’asseoir. Il est alors décidé de faire une petite intervention consistant à injecter une résine synthétique dans sa vertèbre. Ce traitement peut se faire sous anesthésie locale et la vertèbre est immédiatement consolidée. Deux jours après, Mme F peut se lever sans douleur. Elle peut rentrer chez elle et a récupéré une autonomie comparable à celle qu’elle avait avant sa chute.

Le cas de M D est plus complexe. Sa colonne vertébrale est très dégradée par d’importantes lésions d’arthrose liées à son âge. Une intervention chirurgicale serait possible. Mais elle expose à un risque de complications importantes chez cet homme de près de 90 ans. Des traitements pourraient le soulager. Mais le résultât serait incomplet et il faut dans un premier temps le convaincre de prendre des antalgiques puissants. En pratique, il a fallu près de deux mois pour qu’il accepte de prendre de la morphine. Chez M D patient, il n’existe pas de bonne solution. Il le sait. L’objectif est modeste : soulager suffisamment ses douleurs pour qu’il garde une autonomie suffisante. Chaque décision est discutée entre nous. Mais nous savons tous les deux que, dans la durée, les choses s’aggraveront probablement. Il faut traiter et accompagner….

Traiter et accompagner

Il reste beaucoup à apprendre pour prendre en charge ces douleurs complexes. Il existe d’autres exemples : ceux qui ont souffert d’un zona par exemple savent à quel point les médecins peuvent être démunis. Mais il ne faut pas être pessimiste. Les connaissances avancent et la recherche sur la douleur et son traitement est très active en particulier en France. Pour finir, je voudrais dire quelques mots sur la douleur la plus connue et fortement symbolique, celle de l’accouchement. Depuis une vingtaine d’années, les femmes peuvent si elles le souhaitent bénéficier d’une péridurale qui le plus souvent permet un accouchement sans douleur. La technique est maitrisée et dans notre pays la majorité des accouchements se font maintenant ainsi. Bien entendu, il y a des aspects médicaux ; sans entrer dans les détails, il est désormais admis qu’il y a plus de bénéfice médical à faire une péridurale qu’à ne pas en faire. Bien loin de constituer un risque, la péridurale améliore la sécurité de l’accouchement. Mais je trouve plus intéressant de poser la question du choix des femmes de recourir à cette technique. Différents facteurs, notamment culturels, entrent en jeu. Certaines populations n’en font pas la demande. Beaucoup de femmes africaines par exemple ne l’envisagent pas surtout si elles ont déjà eu plusieurs enfants. Je n’ai pas de compétence pour me prononcer sur ces aspects culturels mais un point me paraît essentiel : qu’elles aient le choix et puissent l’assumer. J’ai le souvenir précis de maris accompagnant leurs femmes lors de l’accouchement et qui refusaient (eux les hommes !) la péridurale. Il est difficile dans ces situations de connaître la volonté des femmes manifestement sous influence. Les équipes qui assistent à ces situations ont la perception d’une grande violence difficilement acceptable. Je l’ai personnellement plusieurs fois ressenti.

L’approche de la douleur impose d’être ouvert à ce qu’expriment les patients. L’attitude autrefois systématique consistant en observant les malades à «  juger  » leur douleur est aujourd’hui considérée comme mauvaise. Combien de douleurs ont été ainsi méconnues ou même niées. Les patients douloureux à l’attitude stoïque n’avaient pas mal aux yeux des soignants puisqu’ils ne se plaignaient pas. Quant à ceux dont la plainte était bruyante, ils n’avaient probablement pas mal ou en tout cas pas autant qu’ils le disaient et « en faisaient trop ». De quel droit jugions nous ? Il faut interroger, et croire les patients. Le principal progrès de ces dernières années a probablement été de leur redonner la parole. Il reste que c’est quelquefois impossible, chez les enfants par exemple qui ne peuvent pas encore parler, ou chez les personnes dont l’expression est limitée (handicap, troubles psychiatrique, grand âge). Ils peuvent ressentir des douleurs. C’est certain. Les dépister, les évaluer et les traiter est délicat. Seul, le médecin en est le plus souvent incapable. C’est alors tout l’intérêt du travail d’équipe qui permet de confronter les avis et d’arriver à une approche la plus fine possible.

François Larue


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