Fawzia Zouari est une romancière bien connue. Omar Samaoli est un sociologue qui s’intéresse au sort des vieux maghrébins qui auront passé leur vie loin du bled.
En écoutant chacune de ces deux personnalités, en citant une page extraite de leurs œuvres, on insinue que la façon de mourir n’est pas sans rapport avec la façon
dont la société fait place à l’autre.
Fawzia Zouari, une romancière
La mort n’est pas seulement un phénomène physique. Marcher, respirer, manger ne suffisent pas pourt tisser la vie d’un homme ou d’une femme, d’une jeune personne ou d’un vieillard. Plus rien ne soutient le corps lorsque celui-ci n’est pas pris dans des relations humaines et culturelles.
« En novembre 1998, un fait divers hors du commun fait la une des journaux. Une jeune Maghrébine de vingt-six ans vient de mourir de faim à Paris, dans le petit appartement du quatorzième arrondissement qu’elle partageait avec sa sœur. Celle-ci secourue dans un grave état de sous - nutrition, va être sauvée de justesse ».
De ce fait divers qu’elle évoque en quatrième de couverture, Fawzia Zouari a fait un beau roman dont nous citons plus bas les premières pages: « Ce pays dont je meurs » (Ramsay 1996). Elle analyse avec finesse l’évolution d’une famille partie d’Algérie à la recherche d’un « paradis rêvé » lors des Trente Glorieuses; celle-ci perd peu à peu ses raisons et sa joie de vivre. Un couple et une petite fille arrivent en France ; honorés dans le bled, ils deviennent à Paris des immigrés comme les autres. Ils mettent au monde en France une petite Amira qui voudrait aimer ce pays où elle grandit. En réalité, l’aînée ne peut se détacher de l’Algérie dont elle est loin et la cadette ne peut cacher ses origines qu’elle voudrait quitter. Père et mère perdent leurs illusions : ils ne peuvent longtemps mentir à ceux qui restent au bled. On tente de leur en mettre plein la vue en les comblant de cadeaux mais les accidents, le manque de travail, la pauvreté obligent à se faire oublier. La petite Amira, malgré son désir d’apprendre s’aperçoit qu’elle n’appartient pas vraiment au pays où elle est née et elle refuse celui d’où viennent ses parents. Très habilement Fawzia Zouari montre comment la solitude ronge les corps. Une fois le père mort, la mère est contrainte à faire des ménages ; les filles sont arrivées à l’âge adulte et l’aînée constate : « Nous sommes seules. Pas une voix familière n’a franchi nos murs depuis trois mois ». En vain les services sociaux cherchent à les rejoindre : « Vous êtes muette ou quoi ? » « De quel monde êtes-vous donc ? »
Avant la mort physique, la mise à l’écart de la société plonge déjà dans la mort. Et, au bous du compte, ces deux jeunes-femmes se laisseront mourir de désespoir.
Omar Samaoli, un sociologue
Omar Samaoli n’est pas un romancier mais un savant gérontologue. Il dirige l’Observatoire Gérontologique des migrations en sciences médico-sociales et assure un enseignement de Gérontologie à l’UFR Pitié-Salpêtrière. Les observations d’un homme de science rejoignent les intuitions de la romancière, si l’on en croit les notes qu’O.Samaoli nous livre dans son site (www.yabiladi.com/contributeurs/index/14/omar-samaoli.html).
De quel monde sont-ils ces vieux Maghrébins venus voici plus de 50 ans et n’ayant jamais vraiment séjourné quelque part de façon stable? Peut-on dire qu’ils ont vécu véritablement ? La famille que Fawzia décrit s’efforce de créer un monde de rêve en couvrant leurs proches de cadeaux lorsqu’ils retournent au bled ; tenter de vivre conduisait à rêver. De même, ce vieux Brahim dont parle Omar Samaoli et que l’entourage appelle « le mythomane ». On songe à Bernanos : « Rêver c’est se mentir à soi-même, et pour se mentir à soi-même, il faut d’abord apprendre à mentir à tous ». Tel est le drame de ces hommes : ils auront vécu sans avoir eu jamais la possibilité de parler en vérité. Ils mourront sans avoir vécu, tant il est vrai qu’il n’est de vie que dans la rencontre ou, pour parler comme un théologien fameux, « dans l’entretien ».
A en croire ces deux témoignages, apprendre à mourir dans « l’espérance » c’est vivre en société et y avoir droit à la parole. C’est savoir y aimer et pouvoir y être aimé. Si musulmans et chrétiens se doivent de regarder la mort en face, ce ne peut être pour calculer des mérites personnels afin de payer le prix d’un salut éternel. Regarder la mort revient à poser son regard sur la société, à lutter contre la solitude ou la déception, à faire en sorte que chacun ait une place dans la société et qu’il soit reconnu pour ce qu’il est.
« Ce pays dont je meurs »
Extrait du roman de Fawzia Zouari
Je les ai reconnus. Leur pas au cliquetis de ferraille. J’ai deviné la poche arrière de leur uniforme, que gonfle une arme frémissante. Leurs gestes mécaniques. Leurs cils ourlés de soupçons. Ils étaient penchés sur toi, ces policiers devant lesquels mon père a toujours baissé les yeux sans jamais avoir rien à se reprocher.
Nos voisins d’immeuble étaient en bas. Rose, Pierrot et son fils Gérard. J’ai cru reconnaître M.Zana. Ils ont regardé sauveteurs et policiers nous sortir sur des civières. Ils n’ont pas posé de questions. Un peu plus tard, ils ont formé un groupe devant la loge du gardien. Se sont vivement étonnés de notre sort. Puis ils se sont enfermés derrière leurs portes blindées.
Les badauds se sont éloignés également, peu convaincus par les spéculations de Pierrot et de son fils. A quoi peuvent succomber deux jeunes femmes de vingt-six et trente-trois ans aujourd’hui ? Overdose probablement.
La voiture du Samu s’est dirigée vers l’hôpital le plus proche. Ses sirènes ont beau hurler dans les rues de Paris, personne ne s’est retourné. Les retraités ont continué tranquillement à faire pisser leurs chiens. Les enfants n’ont pas cru au reflet des gyrophares sur leurs vitres, persuadés qu’ils ne sont réels que sur leurs écrans de télévision.
Mieux vaut ignorer l’ambulance qui a la détestable vocation de rappeler qu’un destin vient de se briser. Qu’il est vain de vouloir se protéger de la mort à coups de plans d’épargne, d’assurances maladies, d’exercices sportifs, de téléphones portables et de somnifères.
Tard le soir, les policiers sont retournés dans notre appartement. Ils ont fouillé dans nos tiroirs. Ont examiné les étagères vides de nos chambres, ouvert les placards de la cuisine où sont rangés des ustensiles qui ne servent plus. Le réfrigérateur, éteint, qui a moisi. Ils ont découvert le chat, couché sur un fauteuil roulant. Ils l’ont palpé consciencieusement, comme s’il pouvait témoigner.
Ils ont relevé tous les détails. Rien, toutefois, n’a pu les renseigner.
Ils veulent savoir. Mais savoir quoi ? Pourquoi se mêlent-ils de notre sort, ces gens qui ne cherchent jamais à nous comprendre ? Croient-ils que nous leur livrons la clef de nos existences aussi facilement que celle de nos tiroirs ?
Ils n’ont pas eu de réponse, n’ont pas cherché longtemps d’ailleurs, et sont partis.
Je savais qu’ils allaient venir. Depuis la visite du gardien et notre refus de lui ouvrir. A moins que ce ne soit Rose, notre voisine de palier. Elle est fascinée par les représentants de l’Etat, Rose, et elle a pu céder à l’envie de les convoquer.
Au lever du jour, pour tromper l’attente, je m’étais mise à te raconter notre vie. Péniblement au début. Puis les mots ont coulé de ma bouche, source inaltérable. Et, doucement, lentement, je t’ai parlé. Comme on fredonne une berceuse. Celle que ta mère n’a jamais chantée depuis le jour où elle a quitté son village. Non pas qu’elle eût oublié, mais parce qu’elle en avait perdu le goût. Parce que, en vain, elle avait tenté d’étouffer ses souvenirs à force de projets de retour différés, d’accès de fous rires et de virées renouvelées chez Tati.
« Petite sœur, ai-je commencé, écoute. Ecoute le bonheur qui s’en va. »
« Brahim de nulle part »
Un témoignage d’Omar Samaoli
J’attire l’attention du lecteur sur le caractère fondamentalement intime et fragile de ce texte et dont je ne sais pas encore à quelle sollicitation ou à quelle urgence j’ai cédé pour le donner à lire et pour les extraire de mes archives précieusement rangées comme des bouts de vie désormais familiers et même intimes, constituées depuis de longues années.
Peut-être est-ce le besoin de rendre visible ces latéralités humaines, partie prenante de notre vie collective et dont il ne ressort plus rien : ni révolte, ni résignation mais une totale indifférence consommée et ce même jusqu’à la mort, mais légataire de responsabilité et d’exigence morale.
Au fond ce que j’écris ce sont des éléments d’une sociologie du malheur ou du moins une analyse du malheur des gens appelant sur elle (ce qui tarde encore à venir à mon sens) une gérontologie de l’espérance.
Ouach habiti tani a si Omar ? ma ^’yiti mil ketba ? jebti lina chi flouss be’da ? aji tchreb atay wi hin allah !
« Qu’est-ce que tu veux encore si Omar ? Tu n’es pas fatigué d’écrire ? Tu nous as ramené quelque chose d’abord ? Viens, on va boire le thé, Dieu pourvoira après !»
Il me recevait toujours par ce même préambule avant que nous revisitions ensemble la géographie de nos origines et surtout celle de ses origines, au gré des itinéraires qu’il choisit lui-même sans jamais bouger de sa chaise, me confiant ainsi - et si c’est sans calcul apparent, c’est sans nul doute dans une secrète nostalgie - tant de pistes : un jour il était de Chichaoua, un autre jour de Tamanar, ou de tant d’autres petites localités que je n’avais aucune raison particulière d’aller visiter, si ce n’est à travers cette complicité qui s’est insidieusement installée entre nous et qui est devenue un lien, une parenté et en tout cas cette exigeante solidarité qui s’impose. A chacun de mes voyages au Maroc, je me faisais un devoir d’aller sur ces lieux demandant si quelqu’un se souvenait encore de lui ? Rien. Il se contentait de mes récits de voyages sans jamais démontrer la moindre déception, il voyageait ainsi par une sorte de procuration.
Dans l’institution où habitait «Da Brahim» on l’avait surnommé désobligeamment «le mythomane» parce qu’il parlait souvent de son pays, de son argent, du bon temps vécu ailleurs, de sa connaissance de Paris et de ses alentours, ce qui rendait souvent les repas électriques, les injures fusaient de tous les côtés et la patience des soignants était mise à rude épreuve également.
J’ai toujours évité prudemment d’interférer ou d’intervenir dans ces instants et dans ces échanges parce qu’ils dénotent au moins la vitalité des lieux et même le refus de ces vieillards de s’abandonner à la somnolence ou au ronron de la TV qui fonctionne tout le temps. Et nos apartés venaient toujours le soustraire à ce débat auquel il n’avait plus envie de participer.
Qui est ce Brahim de nulle part ? Un marocain de nulle part.
De nulle part et comment peut-on être de quelque part lorsque toute sa vie on a passé son temps dans un éternel voyage ?
- D’une entreprise à une autre au gré des primes promises par les employeurs pour s’acquérir ou garder un bon travailleur, docile comme on les aime, peu regardant sur les horaires ou sur la pénibilité du labeur ou même sur l’inconfort de sa condition de vie comme est venu nous le rappeler brutalement le traitement indécent de ces saisonniers marocains « hôtes des vignes » et autre arboriculture.
- D’un logement vers un autre, en raison des ententes et des mésententes avec les proches ou la parenté, avec les amis ou les copains du moment, avec les co-locataires dans une promiscuité dont seuls les marchands de sommeil ont le secret et tirent substantiellement les bénéfices ou encore la brutalité de ces mêmes rapaces qui « n’emporteront pas au Paradis » comme on dit, tous les loyers encaissés pour les conditions dans lesquelles ils ont fait vivre les gens.
- D’une femme à une autre et c’est une autre histoire…
- D’un pays à un autre parce qu’on n’est pas d’ici ; on ne l’a jamais été totalement et on n’est plus non plus de là-bas parce qu’on a trahi la règle, le conventionnel tacite et parce qu’on ne sait même plus comment vivre avec «ces autres» qu’on a abandonné en quelque sorte et chez qui finalement on n’existe plus pour ainsi dire. On s’est perdu à leurs yeux graduellement malgré les mises en gardes ou la dépréciation : attente, sommations à la raison et au retour de temps en temps, mises en garde, critiques ouvertes ou par messagers et enfin ex-communion et verdict irrévocable : mejli.
- De nulle part et jusqu’au bout de la vie...
Post-scriptum : Voilà comment on n’est plus l’immigré de personne, ni un immigré chez personne et un citoyen de nulle part. Prière de sortir Brahim des statistiques et études sur les flux migratoires.