Anne-Sophie est théologienne. En parcourant
la Bible, elle esquisse la place privilégiée que
la nourriture tient dans la relation que Dieu
instaure avec le peuple hébreu. Dégageant ses
significations diverses, à la fois matérielles,
éthiques et spirituelles, elle nous mène au
renversement de l’Evangile : le Dieu qui nourrit
se donne lui-même en nourriture.
Un Dieu nourricier
Le Dieu de la Bible est un Dieu qui nourrit. Cela transparaît dès les
premières pages de la Bible, lors du récit de l’acte créateur. En effet,
après avoir créé l’homme et la femme et la multitude des espèces animales,
Dieu leur indique leur nourriture : à l’homme, « toutes les herbes
portant semence et tous les arbres qui ont des fruits portant semence »,
aux bêtes, « toute la verdure des plantes » (Gn 1, 29-30). C’est alors que
Dieu considère la création comme achevée et sanctifie le septième jour, jour
de son « repos ». Dieu a créé la vie pour la vie. Et la vie passe par l’acte de
se nourrir. Que cela peut-il signifier ? La nécessité pour toute vie de se «
nourrir » n’est-elle pas le signe, inscrit dans la chair du monde, qu’aucune
vie n’est totalement autonome ? Toute vie est dépendante de son environnement,
dépendante d’autres vies. Un vivant qui se ferme à ce qui l’entoure est
inexorablement conduit à la mort (1).
En donnant à l’homme et aux bêtes leur nourriture en abondance, Dieu les
destine à la vie. Pourtant, il pose une exception. « Tu peux manger de tous
les arbres du jardin. Mais de l’arbre de la connaissance du bien et du mal,
tu n’en mangeras pas, car le jour où tu en mangeras, tu deviendras passible
de mort » (Gn 2, 17). Dieu donne à l’homme le monde en nourriture,
Dieu destine l’homme à la vie. Mais une limite est posée. Notre rapport
au monde, source de vie, peut, si nous en mésusons, devenir un chemin de
mort. L’humanité, aujourd’hui, le sait mieux que jamais.
Le Dieu créateur ne cessa jamais d’être un Dieu qui nourrit, même si
l’homme échoue à rester fidèle à son dessein, comme l’illustre l’exil d’Adam
hors du paradis. Les différents récits de la Genèse en témoignent, mettant
en scène un Dieu qui bénit ceux qu’il choisit en leur donnant troupeaux
et récoltes en abondance.
Ainsi en va-t-il d’Abraham
et de Lot, son neveu, dont
les troupeaux sont devenus
si grands qu’ils ne peuvent
plus coexister sur les mêmes pâturages (Gn 13). Ainsi en va-t-il d’Isaac, dont
l’opulence finit par rendre ses voisins jaloux (Gn 26, 12-14), etc. En retour,
pour témoigner leur reconnaissance et conserver la bénédiction, les hommes
offraient en sacrifice les prémices de leurs troupeaux et des produits de la
terre. D’Abel et Caïn offrant chacun les prémices issus de leurs efforts, aux
innombrables sacrifices quotidiens du Temple de Jérusalem, en passant par
les sacrifices de Noé et d’Abraham, le texte biblique nous indique que la
nourriture était le lieu d’une relation de réciprocité entre l’homme et Dieu.
En cela, il fait écho aux croyances de son temps. Au Proche-Orient ancien,
les dieux nourrissent les hommes et les hommes en retour nourrissent les
dieux, ne serait-ce que par le fumet de leurs sacrifices.
L’abondance de nourriture dont Dieu désire combler son peuple trouve sa
plus parfaite expression dans la figure de la Terre promise à Abraham et à
ses descendants. À travers les multiples livres bibliques, elle nous est décrite
comme une terre « où ruissellent le lait et le miel », double symbole de la
vie animale et florale dont elle foisonne. La Terre promise est donc avant
tout promesse de nourriture à profusion pour un peuple nomade habitué à
errer derrière ses troupeaux, au gré des pâturages de la steppe. Une fois sur
la Terre, pourtant, le péché du peuple sera précisément d’oublier que Dieu
est seul à l’origine de cette nourriture abondante. Attiré par les divinités des
peuples environnants, censées elles aussi assurer fertilité de la terre et des
troupeaux, il leur vouera des cultes nombreux, attirant sur lui la colère de
Dieu, qui lui reproche son infidélité.
Les prophètes accusent également le
peuple d’un second péché : il néglige
de partager les biens qui lui sont offerts
par son Dieu. « Malheur à ceux
qui décrètent des décrets d’iniquité,
qui écrivent des rescrits d’oppression pour priver les faibles de justice et frustrer
de leurs droits les humbles de mon peuple, pour faire des veuves leur
butin et dépouiller les orphelins » (Is 10, 1-2). Dieu donne au peuple, aux
hommes de partager selon la justice. Le don de Dieu implique la responsabilité
humaine. Il est invitation à la solidarité et à la fraternité. La nourriture
est donnée pour devenir partage et festin.
Lorsque la Cité sainte, Jérusalem, se voit conquise par les armées de
Nabuchodonosor, le Temple dévasté, le peuple emmené en exil à Babylone,
les Hébreux y voient le châtiment de Dieu pour leur péché. Au coeur de leur
malheur, des prophètes annoncent toutefois le pardon divin et la restauration
du peuple sur sa terre. Certains prophétisent, en des versets d’une poésie
intense, une ère de paix et de prospérité universelle, où la nourriture coulera
à flots : « Ils viendront, criant de joie, sur la hauteur de Sion, ils afflueront vers
les biens de Yahvé : le blé, le vin nouveau et l’huile, les brebis et les boeufs ; ils
seront comme un jardin bien arrosé, ils ne languiront plus » (Jr 31, 12). On
le voit, la nourriture est donc au coeur de la relation du peuple d’Israël à son
Dieu. Elle manifeste la bénédiction de Dieu, son attachement à son peuple.
Elle symbolise le contenu de la promesse et l’espérance qui l’accompagne.
La réalité concrète, matérielle, de la nourriture que recouvrent les récits bibliques
ne doit pas être sous-estimée. À une époque où vivre était survivre, où
les hommes étaient si dépendants des conditions climatiques et géographiques,
dans un environnement aride comme celui du Proche-Orient, il est certain
que le don quotidien du pain et de l’eau était au coeur des angoisses et des espérances
humaines. Bien des populations, aujourd’hui, le vivent encore au même
degré d’intensité. Dieu est bien celui qui donne le pain quotidien, comme
l’énonce la prière du Notre Père, priée par les chrétiens. (jamais, toutefois, sans
la médiation de la justice humaine, rappellent les Prophètes).
Et pourtant, notre lecture du texte biblique serait insuffisante si nous
nous arrêtions là. Les innombrables évocations de la nourriture ne désignent
pas seulement le besoin d’assouvir une faim corporelle. Elles
disent beaucoup plus.
La nourriture, un lieu spirituel
En étant par excellence le don de Dieu, sa bénédiction pour Israël, la nourriture
devient le signe de la relation qui unit Dieu à son peuple. Un passage de
l’Exode en témoigne magnifiquement. Les Hébreux, errant au désert après
avoir fui les armées de Pharaon, finissent par douter et regretter leur départ.
Ils évoquent avec regret et amertume le pays d’Égypte, où « ils étaient assis
auprès de la marmite de viande et mangeaient du pain à satiété » (Ex 16, 3),
accusant Moïse de vouloir les faire mourir de faim. Dieu fait alors pleuvoir
sur eux un troupeau de cailles et surtout un grain étrange, la manne, qui
apparaît chaque jour avec la rosée du matin (Ex 16). Les Hébreux, narre
le texte biblique, en mangèrent pendant quarante ans, le temps que dura
leur errance au désert. La manne représente bien sûr la sollicitude de Dieu,
qui prend soin de son peuple dans l’épreuve. Elle manifeste aussi en retour,
de façon éclatante, la dépendance du peuple hébreu envers son Dieu, et ce
d’autant qu’elle ne peut être conservée plus d’une journée. C’est jour après
jour que les Hébreux doivent recevoir directement de Dieu leur seule nourriture.
À travers la manne, le peuple empli de doutes apprend la confiance.
C’est sans doute là le principal fruit de l’épreuve au désert. Apprendre à s’en
remettre à Dieu, jour après jour. Apprendre qu’il est constant, fidèle, qu’il
n’abandonne jamais ceux qu’il aime.
Dieu, toutefois, ne se contente pas de
donner à manger. Certains textes bibliques
semblent pointer vers un Dieu
qui désire partager lui-même le pain des
hommes. Le récit célèbre de l’ « hospitalité
d’Abraham », dans lequel le patriarche accueille à sa table trois voyageurs,
dans lesquels il reconnaîtra ensuite les anges du Seigneur, fut souvent lu en
ce sens. À travers la présence de ses anges, c’est Dieu lui-même qui s’invite à
la table d’Abraham et festoie avec lui. Historiquement, les sacrifices de communion
des juifs, dans lesquels la bête sacrifiée était partagée au temple par
les fidèles, ne sont-ils pas aussi l’expression d’un banquet auquel Dieu présiderait
? La nourriture, ici, devient le lieu d’une relation intime entre Dieu et
son peuple, signe de la joie qu’ils trouvent à se voir en présence l’un de l’autre.
C’est en ce sens que les visions prophétiques de la restauration d’Israël et de
l’ère de paix universelle que Dieu veut pour le monde, évoquent aussi l’image
du festin, d’un festin, soulignons-le, partagé avec tous les hommes : « Yahvé
prépare pour tous les peuples, sur cette montagne, un festin de viandes grasses,
un festin de bons vins, de viandes moelleuses, de vins dépouillés » (Is 25, 6).
Cette intimité de Dieu et de son peuple, d’autres textes bibliques l’expriment
de façon plus audacieuse. Tournons-nous vers le Cantique des Cantiques, que
la tradition juive, puis chrétienne, reconnaissent comme une métaphore de la
relation d’amour qui unit Dieu et son peuple. La bien-aimée (figure du peuple)
y chante : « Lève-toi, aquilon, accours, autan ! Soufflez sur mon jardin, qu’il
distille ses aromates ! Que mon bien-aimé entre dans son jardin, et qu’il en
goûte les fruits délicieux ! ». Le bien-aimé répond : « J’entre dans mon jardin,
Ma soeur, ô fiancée, Je récolte ma myrrhe et mon baume, Je mange mon miel
et mon rayon, Je bois mon vin et mon lait. Mangez, amis, buvez, enivrez-vous,
mes bien aimés. » (Ct 4, 16-5, 1). La bien-aimée devient ainsi nourriture pour
son bien-aimé, le peuple est nourriture pour son Dieu. Plus largement, c’est
inlassablement qu’Israël est désigné dans les paroles des prophètes par la métaphore
de la vigne de Dieu. Quelle intimité plus grande que celle signifiée ici ?
Dieu veut tellement « posséder » son peuple qu’il veut se l’unir à lui, comme le
corps s’unit à ce qu’il mange.
Enfin, se révèle progressivement à Israël que la nourriture donnée par Dieu à
son peuple n’est pas seulement matérielle et terrestre. Elle est sa Parole même.
Innombrables sont les paroles des Prophètes ou des psaumes allant en ce sens,
comparant notamment la Parole à la douceur « du miel s’écoulant des rayons ».
Le prophète Jérémie peut dire ainsi : « Quand tes paroles se présentaient, je les
dévorais : ta parole était mon ravissement et l’allégresse de mon coeur » et le
prophète Ézéchiel se décrit comme dévorant un livre contenant la parole qu’il
doit transmettre aux hommes (Ez 3, 3) (2). En effet, comme la nourriture, et
plus même que cette dernière, la Parole de Dieu est source de vie. « Écoutez, et
vous vivrez », annonce mainte fois l’Écriture. De fait, si la Parole est vie, c’est
qu’elle est Sagesse et Commandement. Par commandement, il faut entendre
les impératifs éthiques que Dieu donne aux hommes comme jalons du chemin
qui mène à Lui. La justice et l’attention à l’autre mènent à la vie et la Parole est
vie en ce qu’elle nous y appelle sans relâche.
Jésus, Pain de Vie
L’enseignement de Jésus s’inscrit dans l’héritage de la foi d’Israël. On retrouve
dans ses paroles tous les thèmes évoqués plus haut. Dans une parabole
célèbre, il invite ses disciples à ne s’inquiéter ni de leur nourriture ni de
leur vêtement, en faisant confiance au « Père du ciel » qui nourrit les oiseaux
et habille les lis des champs (Mt 6, 25-34). Invitation à laquelle fait écho
l’une des demandes du Notre Père : « Donne-nous notre pain de ce jour ».
Lui-même est connu pour avoir nourri des foules affamées en multipliant
les pains (Mt 14, 13-21) et les avoir exhortées à partager leur pain avec ceux
qui ont faim (Mt 25, 31-46). Parallèlement, il ne cesse d’appeler ses disciples
à chercher leur nourriture dans l’accueil de la parole et de la volonté
de Dieu. Lui-même, alors qu’il jeûnait au désert, répond au Tentateur, qui
l’invitait à transformer des pierres en pain pour montrer sa puissance, que «
l’homme ne se nourrit pas seulement de pain mais de toute parole qui sort
de la bouche de Dieu » (citant là l’Écriture) (Mt 4, 1-4). Ailleurs, il dit avoir
pour nourriture « la volonté de Celui qui l’a envoyé » (Jn 4, 34). On retrouve
enfin dans ses paraboles, en abondance, l’image du festin, du banquet, pour
évoquer le Royaume de Dieu, un banquet auquel Dieu lui-même convie tous
ceux qui veulent bien répondre à son invitation (Mt 22, 1-14). Jésus assume
donc pleinement la foi de son peuple. Toutefois, ses paroles et ses actes ont
dépassé les limites posées par celle-ci. L’évangéliste Jean place ainsi dans sa
bouche des paroles étonnantes, qui scandalisent certains de ses disciples : « Je
suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et
même, le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde » (Jn 6,
51). Parallèlement, il semble identifier sa parole à celle de Dieu même, allant
jusqu’à affirmer que le Père et lui « sont un » (Jn 17). Jésus, Parole même de
Dieu et Pain de vie, nourriture des hommes, telle est la foi des chrétiens.
À travers la vie de Jésus, deux données totalement nouvelles, « scandaleuses »
pour la foi d’Israël, nous sont donc révélées. Dieu n’est pas seulement le Dieu
qui nourrit l’homme par le don du pain quotidien et celui de sa Parole. Dieu
lui-même se donne en nourriture. Ce que Dieu veut partager aux hommes
dans le banquet du Royaume, c’est son Esprit de Sainteté, c’est-à-dire luimême,
sa propre vie, une vie qui les réconcilie et les unit en lui. C’est le sens
de la communion eucharistique, que les chrétiens vivent chaque dimanche à
la messe. Ce que révèle aussi la vie de Jésus, de façon plus étourdissante, plus
scandaleuse encore, c’est que ce don, pour Dieu, n’est pas sans conséquence
pour lui-même. Pour se donner à nous en nourriture, Dieu, en son Fils, doit
passer par la mort ignominieuse de la Croix…pour briser la mort dans la lumière
de Pâques. Devant l’échec et le refus d’Adam, symbole de notre propre
impuissance à nous ouvrir à lui, à nous nourrir de lui, Dieu accepte de plonger
avec nous dans la souffrance et la mort, pour nous entraîner avec lui dans la
puissance de sa Résurrection. Se nourrir du corps de Jésus à chaque eucharistie,
c’est traverser la mort et connaître déjà, par anticipation, le banquet du
Royaume. C’est aussi être invité, à la suite du Christ et en Christ, à donner
notre vie pour la vie du monde, à donner notre vie pour « nourrir » la Vie.
Anne-Sophie Vivier Muresan
1- Nul doute que le sens de cet interdit déborde largement ce que nous en disons ici. Je ne m’attarde pas,
toutefois, sur cet aspect, faute de place. Il sera développé plus amplement dans l’article de Christine.
2- Voir par ex. Jr 15, 16, et Ps 118, . Ou encore le livre d’Ézéchiel, qui nous présente Ézéchiel
« dévorant un livre » contenant la parole qu’il doit transmettre aux hommes (Ez 3, 3), à quoi fait
écho une vision de l’Apocalypse de Jean (Ap 10, 8-10).